Remords

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La neige n'en finissait pas de tomber. Lupus, accoudé au bastingage, contemplait les flots sombres. Bien qu'ils aient levé l'ancre tard dans la matinée, ils avaient dépassé Reigensberg depuis un moment déjà. L'idée de Fille s'était avérée payante. Les hommes n'avaient pas caché leur soulagement quand ils avaient compris en apercevant les éclaireurs, qu'ils s'épargneraient deux jours de route et une ou deux nuits à la belle étoile. Même Khaleb et Bulgur avaient affiché sans ambage leur contentement, bien que l'idée d'abandonner la moitié des chevaux n'eut pas plu au colosse. L'embarquement s'était déroulé sans heurt et en toute célérité.

— Jamais je n'aurais imaginé être si heureux de me retrouver sur cette coquille de noix.

C'était le capitaine qui l'avait rejoint. Ce dernier, d'ordinaire taciturne, ne cachait pas sa satisfaction d'avoir pu embarquer l'entièreté de son escadron. Il poursuivit :

— Ça discutaille ferme dans les cales. Il paraît que la gamine a sauvé ton cul ?

Lupus resta silencieux un moment avant de se lancer.

— Elle a rien d'une gamine, grogna-t-il.

— C'était une image. Elle a la moitié de ton âge. Peut-être même moins.

— C'est pas ça que j'voulais dire.

Il marqua un nouveau silence et fixa intensément son supérieur avant de reprendre.

— C'est un démon.

— Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ! On en a déjà assez avec Yann, si on l'écoutait on devrait la noyer.

— Il a p't-être pas tort. Je l'ai vu occire ces vilains comme... comme...

— Comme ?

— J'en sais rien. On aurait dit qu'elle volait tant elle bougeait vite.

— Elle est vive et agile. Je l'ai vue à l'oeuvre au tournoi de printemps, rétorqua l'officier.

— Ouais. Mais y avait pas que ça. Elle les a saignés sans ciller. Et son épée découpait les brigands comme si c'était du beurre.

— En attendant, le beurre, elle nous a mis le cul dedans. On a plus qu'à se laisser porter par les flots.

***

— Vous m'avez fait mander, Messire Général ?

— Oui. Assieds-toi.

Fille obtempéra et prit place sur le banc qu'il lui indiquait. Le carré était aménagé pour l'usage personnel du Commandeur. Le plan de travail lui tenait lieu de bureau. Il y prenait aussi ses repas, tantôt seul, tantôt en compagnie de l'un ou l'autre officier. La table était ceinte d'une banquette en L qui, la nuit venue, faisait office de couchette.

Elle se releva machinalement quand elle le vit s'emparer de deux coupes.

— Laisse. Une fois n'est pas coutume, je peux bien te servir moi-même le tchay.

Il garda le silence tout le temps que dura l'infusion du chaud breuvage, ce qui parut à Fille interminable.

— Tu t'es bien acquittée de ta mission, énonça-t-il enfin.

Elle ne répondit pas, se contenant de le remercier d'un signe de tête alors qu'il lui tendait une des deux coupes.

— J'ai eu vent de votre accrochage peu avant notre arrivée. Il semble bien que ton bras n'ait rien à envier à ta tête.

— Merci, fit-elle en humant la boisson toute fumante.

Elle n'osait l'entamer avant son hôte. La scène lui paraissait complètement surréaliste, c'était à elle qu'incombait de le servir, pas à lui.

— Tu les aurais... saignés comme des porcs, si j'en crois les ragots. J'avoue ne plus savoir quelle expression choisir tant tes exploits font les gorges chaudes sur ce rafiot. Et sur les autres.

Elle baissa la tête, silencieuse.

— Tu n'as donc rien à ajouter ? s'enquit-il.

Elle fixait sa coupe, immobile. Le Général poursuivit :

— Je ne sais pas si je vais te garder à mon service.

Elle demeurait fermée et ne daignait pas détacher les yeux de son tchay. Khaleb semblait hésiter.

— Tu peux bien plus que juste t'occuper de mon intendance. Que dirais-tu de rejoindre un escadron de cavalerie légère ?

— J'aime mon travail.

Elle avait prononcé ces mots sur un ton monocorde, ne daignant toujours pas relever la tête.

— Si j'étais un civil, tu serais une servante. Est-ce là ta vocation ? J'ai besoin de soldats. Et de bons officiers. Tu es encore fort jeune mais...

— Je ne veux pas être un soldat.

Elle le fixait maintenant droit dans les yeux.

— Ah non ? Ce n'est pas l'impression que tu m'as donnée durant ces presque deux lunes. Il suffit de te mettre le cul sur un cheval et de te confier une tâche pour que tu t'en ailles à bride abattue. Et tu as montré que tu étais une redoutable combattante.

Elle se renfrogna.

— Je suis un bien piètre soldat, murmura-t-elle d'une voix éteinte.

— Je suis convaincu du contraire. Et Lando l'est plus encore.

— Je ne veux plus avoir à tuer des gens.

C'était lui maintenant qui se taisait. Mais elle ne rebondit pas. Aussi, quand le silence se fit pesant, se décida-t-il à le rompre.

— C'est dur, n'est-ce pas ?

Elle baissa la tête, les yeux noyés dans son gobelet maintenant presque vide. Ilenchaîna, d'une voix douce, empreinte de lassitude.

— Je me souviens avec force détails du premier homme que j'ai tué. J'avais à peu près ton âge. Je n'oublierai jamais son regard. Il n'y avait nulle peur, nulle haine. Juste de l'incompréhension.

Elle ne répondit pas. Ce n'était pas la première fois qu'elle prenait une vie, mais comment aurait-elle pu s'en ouvrir sans réveiller ce qu'elle voulait enfouir à tout jamais ? Khaleb poursuivit :

— J'aimerais te dire que l'on s'y habitue. C'est peut-être vrai pour certains. Et quelque part je les envie.

Elle faisait tourner sa coupe dans ses mains. La tièdeur du récipient lui apportait un peu de réconfort. Elle le vidad'un trait.

— La question ne se posera pas pour moi. Je me contenterai de vous servir.

— Tu es jeune et inexpérimentée. Tu apprendras. Et tu feras un excellent soldat.

— Alors que tuer me répugne ?

Parce que tuer te répugne.

— Je ne comprends pas.

— Tu comprendras, un jour. En attendant, dis-toi que si tu as pris deux vies là-bas, tu en as sauvé quatre, dont la tienne. La balance reste à ton avantage.

Elle resta un long moment silencieuse, avant de se décider :

— Si vous m'y autorisez, j'aimerais autant rester à votre service.

— Et cirer mes bottes chaque matin ? N'aspires-tu donc à rien d'autre ?

Ses sourcils froncés et ses doigts, qui maintenant pianotaient sur la table, trahissaient son irritation.

— J'aurais bien une requête, énonça-t-elle timidement.

— J'aurais bien mauvaise grâce à te la refuser. Parle.

— Quand nous serons à Saad-Ohm, j'aimerais avoir quelques jours pour moi. J'aimerais rendre visite à mon père.

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