Chapitre 4

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Le son de son soupir le surprend, tout comme il se surprend à le répéter. Barad sent ses épaules massées par des créatures nichées sous sa peau. Leur travail est prodigieux. Tout le stress formé en couche calcaire se dissout, dévoré par cette nouvelle sensation de détente. Inutile de se rhabiller, sa nudité totale sera de bon aloi. Il plaque ses vêtements dans un sac de transport et le range devant la porte de sortie. Avec la douche prévue pour évacuer toutes les odeurs et matières visqueuses accumulées dans la journée, sa nouvelle tenue, achetée le soir-même, lui donnera l'impression d'être un Roi. Ou un homme simple, mais un homme heureux.


Il tire la chasse et soupire encore, puis enchante son souffle en air de musique improvisé, qu'il fredonne jusqu'au miroir déroulé au-dessus du lavabo. Sa mine usée rompt sa mélodie. Ses yeux sont tirés, ses cheveux gras, ses moustaches rêches et son cou légèrement granuleux d'une matière inconnue lorsqu'il se frictionne la nuque. Bien entendu, ses oreilles se sont déjà resalies, sa barbe complote un retour en masse, trahi par la sensation de piquant lorsqu'il les parcours de ses doigts. Ses dents ne sont plus lisses quand il passe sa langue dessus. Il est sale et, maintenant qu'il est dans un sanctuaire dédié à l'hygiène, son état l'accable. Il fait honte à son allure habituelle.


Toujours commencer par les dents. La vie est autre quand la bouche est saine. Murphy croque une pastille dont le liquide glacé répand son parfum mentholé. Le contraste est tel que la fraîcheur l'agresse un moment, au point de couvrir ses globes oculaires d'une rosée urticante. Il baigne chaque recoin de ses gencives avec le produit, sans se quitter du même regard éteint devant la glace. Quand il sent toute sa cavité plongée dans un paradis de glace, il mord l'étui de brossage moulé sur sa dentition, où les milliers de poils synthétiques nichés à l'intérieur s'activent à tout lui récurer de concert. Tel un coup de ballet, coordonné et silencieux. Paré de ce protège-dents particulier, il profite d'avoir les mains libres pour sélectionner la température, le type de jets d'eau et leur durée. Sa douche s'annonce imminente. À l'instar de la crasse dont il se débarrassera, il repense au calvaire du passé, quand il n'était qu'un soldat sans pédigrée.


Le choix du paramètre, c'est un privilège de gradé. Barad avait eu son quota d'ablutions dans des salles communes, le bruit, les blagues potaches et la guigne d'avoir pris le modèle qui ne donne plus de chaud, ou de froid. Ici, il avait sa douche, mais aussi ses toilettes, sa salle d'eau, sa chambre, son hublot. De celui du jour, magnifique tableau logé au mur du fond du salon, il pouvait admirer une partie de l'installation du spatioport. Mais surtout, la perle blanc mat qu'était Clover. Plongée dans un brouillard lui interdisant des nuances, elle n'était qu'un immense nuage de lait de béton bien taillé en sphère, immense. Une planète déguisée en lune sans cratères, abritant en son sein la capitale du système Clovr.


La brosse s'arrête comme elle a démarré, au bout de trois suites. Barad la crache dans sa main, la rince et la laisse sécher dans sa boîte ouverte. Il attrape ensuite un modèle plus petit, tout en rondeur, à peine assez grand pour s'enrouler autour d'une dent. Il poursuit alors le travail en grimaçant devant son miroir, insiste, se polit les trente-deux jusqu'à avoir l'impression de glisser sur du verglas en les longeant du bout de la langue. Le fil dentaire sera pour son retour à la chambre, quand il allumera un programme cinématographique. Pour l'heure, il a déjà trop longtemps pué.


Armé de ses flacons et de sa pierre de bain, il vérifie l'état de la douche – impeccable - avant d'y prendre place. La porte coulisse derrière lui pour l'isoler dans ce tube bardé de jets. Un programme est à confirmer pour lancer la machine. Le petit homme place ses bouteilles là où aucun arroseur ne les fera chavirer et confirme la première phase d'un index lourd sur l'écran tactile. Un crachin tiède le nappe de toutes parts en quelques secondes, juste ce qu'il faut pour qu'il soit détrempé. Barad commente en louanges l'appareil et se savonne. Un léger ris de plaisir s'échappe du tube.


L'Éreinté se délecte de l'odeur du nectar de citron. Il le hume avec la curiosité de savoir à quel point il est aussi infect au goût, que merveilleux à l'odeur. La simple idée d'un aliment comestible lui donne affreusement faim, mais pour aucun plat d'aucun système solaire il ne quitterait sa loge. Il peut précisément se projeter en pensée la graisse et la poussière que le produit étrangle, neutralise en attendant le rinçage. Il se présage la façon dont le savon sera emporté dans la cuve de recyclage sous sa plateforme. Tandis que la bête redeviendra un être humain, l'eau usée sera filtrée et renvoyée par l'un des nombreux orifices en quelques minutes à peine. Il existe certainement, quelque part dans l'espace, une espèce qui passe son temps à se purifier de la souillure du monde. Comme Barad peut l'envier. Se laver, c'est encore mieux qu'être propre.


La pierre lui ponce la peau pour se charger des peaux et autres déchets que ses doigts ne peuvent nettoyer complètement. Son corps tout entier reprend une vigueur qui lui semblait depuis longtemps altérée. Il inspire profondément, le temps de se barbouiller les poils de la mousse d'agrume. Le savon se loge dans son sourire, trouble son audition, forme quelques pâtés inégaux sur ses épaules, ses flancs ou aux plis de son corps. Murphy reste prostré. Misérable spumeux, superbe maculé. Tel une sauce qui s'imprègne du goût de ses épices, il laisse le fruit pénétrer son derme, va même jusqu'à saluer sans rancune la salissure noyée, dépouillée de sa substance et de ses effets. Savonnier dont toute l'écorce indique le Nord, il hésite encore un moment avant de lancer la seconde phase de sa puritifaction. Ce sont l'écoulement de l'eau condensée, la perte de plaques de mousse et une sensation de froid qui le motivent à presser l'écran tactile.


Les jets d'eau purgée reprennent, plus violents que la brume des premiers soins. Depuis le plafond, cette fois. Barad expose les différentes parties de son corps aux rivières principales qui débordent de ses reliefs. Ensuite, il se frictionne, pour aider l'eau à chasser les résidus. La différence le réconforte. La peau qu'il caresse, tout comme les cheveux qu'il brosse aux phalangettes, sont à présent si doux qu'il se sent être une âme revigorée dans un nouveau corps, un programme dans une machine neuve. Il se coiffe sous le jet, rince ses moustaches et retient l'eau par petites coupes dans ses paumes en les baladant sur son ventre, ou le long de ses bras. Le Baradbotin joue encore un peu, laisse les cycles de délivrance disparaître sous ses pieds, refondre au sommet de son crâne. Le plaisir, sans artifices.


Un air froid, plus facile à respirer, lui prend les bronches quand il ouvre la porte de sa cabine. La vapeur s'échappe, suivie du soldat qui place ses pieds sur une serviette absorbante. D'aucuns auraient activé le séchage automatique incorporé dans la douche, mais il assèche la peau et les cheveux. Barad s'éponge délicatement la tête et insiste sur tout ce qui vapote sous son cou. Sa barbe naissante encore assouplie par la chaleur ambiante, il se dépêche d'enduire son visage de mousse à raser pour officier de sa lame de barbier. Il l'affûte, en se pardonnant de ne pas la parfaire, puis suit chaque contour de ses mâchoires avec le fil. D'abord, il suit le sens du poil, puise s'y oppose. Bien entendu, pas le moindre représentant de la baradmoustache ne sera inquiété par l'opération.


Après s'être assuré que ses joues soient celles d'un enfant sans acnée, Murphy retourne dans la cabine où, cette fois, il laissera l'eau froide offrir les dernières notes au fond du tube. Le reste rejoint le commun du rituel quotidien. Cire, crème hydratante, déodorant et fil dentaire se logent sous son bras avant qu'il quitte la pièce devenue un peu trop humide.

***



Le salon fait office de chambre. En repliant l'écran de télévision, on accède à un placard où la couchette prend place sitôt la porte ouverte. Le mobilier est suffisant pour une nuit de repos. Divan à mémoire de forme intelligente, commode à éclairage réglable avec tiroir, une télévision, des enceintes, le complet table et chaises pour un repas à deux et même un chauffe eau. Pour les infusions et les sachets de nourriture déshydratés. Barad consacre le premier service à redonner forme et saveur aux légumes verts et jaunes de sa portion. En quelques suites, il obtient une soupe aux haricots et pommes de terre. Il y ajoute les épices et des morceaux de viande séchée. Bien que le canapé lui fasse de l'œil, il soupe depuis la chaise à peine assez confortable pour y rester un cycle. Cela dit, il aura déserté bien avant le demi. Malheureusement, la rotation du spatioport a plongé son tableau dans le noir total.


Pour passer le temps, sans partager son attention entre un repas qu'il ne déguste pas vraiment et un film qu'il ne suit pas comme il le devrait, il laisse tourner une chaîne locale, spécialisée dans les séries. C'est coloré, ça anime, il ne faut rien exiger de plus.

Gemme l'Académie est une série estudiantine clovienne mettant en scène des personnages loufoques et dont la folie rend les situations quotidiennes complètement invraisemblables. Si Barad ne lève que très peu les yeux de son bol, le son s'avérant amplement suffisant pour saisir les dénouements des intrigues, une scène éveille toutefois son attention. Opaline, jeune fille d'une beauté enivrante, sublimée par le fait qu'elle n'ait visiblement aucune modification génétique ni chirurgicale, a un rendez-vous avec Cancrin, un élève davantage populaire pour ses prouesses sportives qu'intellectuelles. Zyrcon, ami d'Opaline quasi intégralement cybernétisé, mis à part le cœur, la suit dans le couloir tout en modérant la joie de sa comparse, ravie de sa sortie d'après les cours. Grâce aux extraits des épisodes précédents, Barad comprend que la série Gemme joue sur un ressort inédit : le fameux triangle amoureux. Mais ce qui est intéressant, dans ce cas-ci, c'est la façon dont Zyrcon traite sa frustration. S'il suivait Opaline en bon corbeau de mauvaise augure, ses remarques mineures n'ont pas ouvertement sabordé l'enthousiasme de son amie. Il a plutôt agi en bon pervers narcissique, qui détache délicatement son objet de fantasmes de son rocher à la pointe du couteau.


En quelques répliques et plans, la belle étudiante n'est plus au-devant de l'écran, bien au contraire. Zyrcon se réapproprie l'espace devant la caméra et finit même par la dépasser, ce qui la contraint elle à le suivre lui, et donc à devoir suivre sa voie. En plus d'une réalisation simple, mais astucieuse, pour une série à priori sans personnalité pour public sans exigence, les répliques du couple amènent Barad à sourire. Puis à pouffer.


«...et au fond, Opaline, tu as bien raison de t'amuser avant les examens qui détermineront ton avenir. Profite sans plus attendre, toi qui n'es plus de première fraîcheur.

— Mais, je ne suis pas vieille, se défend Opaline sans se vexer. J'ai vingt ans !

— Oh, si enthousiaste, et d'une telle naïveté à son crépuscule. Opaline, dit-il en s'arrêtant au milieu du couloir, tu rancis. Telle une brique de jus d'orange laissée sur la table d'une cantine surchauffée une veille de week end. D'ici une dizaine d'années, tu seras ménopausée et tes ovaires vont se friper comme deux vieux pruneaux desséchés.

—Dix ans ? Ben non, quand même pas...

—Non ! Rassure Zyrcon. Non...Mettons quinze ! Mais avec la vie de dépravée que tu mènes, je suis optimiste.

Dans un battement de cil – un seul – tu te sentiras vieillir. Tu prendras du poids, tes protubérances s'affaisseront et tu compteras les années qu'il te reste à caresser l'espoir de la procréation. Puis viendra celui de la fornication, qu'importent les conséquences. Ce sera déjà un challenge pour le vétuste résidu de bimbo que tu auras été.

Tu resteras avec ton homme, aussi inaproprié soit-il. Parce que tu seras considérée comme invendable sur le marché du prestige et du bon goût. Les gens te vouvoieront de plus en plus. Les jeunes, auxquels tu penseras encore appartenir, t'appelleront "la daronne", "la ieuve" ou "l'antiquaille" dans ton dos aux flancs mous. Dans le meilleur des cas, tu seras promue milf, mais ce ne sera qu'un sursis au couperet final et le plus triste, c'est que tu te surprendras à faire semblant d'y croire.

Quand les manches courtes seront une hérésie, quand les couches de maquillage ne suffiront plus à combler les creux de ton cou, quand les tâches couvriront ta peau en même temps que tes veines bleues et seillates parsèmeront tes mains aux doigts tordus, quand tu n'auras plus que la teinture à cheveux pour grapiller quelques années et des parfums pour éviter la trahison de la puanteur naturelle de ta peau, quand tes dents droites feront douter qu'elles soient bien les tiennes et que tu feras de la peine à ceux qui t'ont connue ce jour où tu étincelais encore, quand tu vivras tout ça, Opaline, tu seras fière d'avoir usé ta jeunesse sous les draps d'un petit ami resté éternellement jeune ; pour t'avoir quittée quelques heures après que tu lui aies dit que tu l'aimais. »


Zyrcon offre un sourire compatissant à son amie au bord des larmes, trop occupée à pincer sa lèvre inférieure pour répondre. Il lui place tendrement les mains sur ses épaules nues. L'approche de lui, la garde trop éloignée pour une accolade.


« Mais ne t'en fais pas, reprend-t-il avec douceur, je te soutiendrai toujours dans tes épreuves. Le soutien, c'est tout ce qu'il te restera après tout. »


Elle s'effondre dans les bras de Zyrcon sur une composition musicale outrageusement du côté de l'insidieux personnage. Barad rit de honte, mais surtout de bon coeur. Une pépite, jamais il n'aurait attendu un sadisme gratuit dans une fiction mignarde, au design jouant de classicisme et de notes efféminées. Même sa ration avalée, il ne quitte pas la chaise, guettant le nom du réalisateur et des scriptes. Sitôt ajoutés à son carnet de note, il nettoie la table et ses dents. Un autre épisode le distrait pendant ses tâches, mais de moindre facture. Juste assez bon pour se décider à ce qu'il soit le dernier du jour. Barad se sent mieux. L'épisode fâcheux de la Pression se digère, sans parler de la mission qu'il comptait noyer dans l'insouciance et la camaraderie de son unité. Du social, voilà ce qu'il lui faut. Une rencontre, même, avec quelqu'un de totalement inconnu. Ce ne sont pas les bistrots ou commerces qui manquent au spatioport, et la plupart sont occupés par des humains. Encore que, ce soir, même un androïde vaguement crédible dans ses choix de répliques ferait l'affaire.


Sa vaisselle rangée, il attrape sa veste civile qu'il enfile à la hâte. Le temps de vérifier qu'il possède bien son portefeuille, son badge pour ouvrir la porte de sa chambre d'hôtel, son arme rengainée, le voilà parti.

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