Chapitre 5

21 minutes de lecture


Hmm ! Après lecture du dernier chapitre, et ce afin de vous épargner une missive à l'adresse des réclamations comme nous en recevons déjà trop, une parenthèse explicative s'impose.


Si la Guilde du Routard se targue de vous offrir une lecture confortable, via sa langue adaptée à la vôtre, ses références reprises dans la moyenne de votre culture populaire capitale, son egomorphisme moulé sur votre sensibilité théorique - sans perte de cohérence générale - ses phrases courtes, elle vous présente d'avance ses excuses pour le désagrément d'un apprentissage urticant auquel vous allez devoir vous soumettre lors de ces prochains passages. Pas de panique! Nos processeurs ont déjà adapté la complexité des concepts à votre intellect supposé. Une pointe de vexation de votre part à cet instant précis serait d'ailleurs très bon signe.

Au cas où vous vous verriez dans l'incapacité, vous ainsi que vos proches, de comprendre l'élément qui va suivre, merci de reporter cet ouvrage où vous l'avez trouvé, s'il est matérialisé et en bon état. Épargnez-vous la peur primaire de l'abandon, quelqu'un d'autre que vous fera un bien meilleur usage de ce livre.


Vous mesurez la durée via des termes communs que sont, pour les principales croissantes, la seconde, la minute, l'heure, le jour. Ici, la seconde s'appelle minute, la minute est une suite, l'heure est un cycle et le jour est soit un jour, soit une boucle. On parlera de jour pour signifier la boucle du jour, l'aujourd'hui, ou une boucle précisée. Si on parle d'un ou plusieurs jours en terme de durée, le terme boucle sera préféré. Exemple : Je suis venu ici il y a plusieurs boucles (durée) pour le jour (précisé) de ton anniversaire. Notez que la boucle est un raccourci entendu de boucle planétaire, mondiale ou révolutionnaire. Certains diront d'ailleurs révolution, mais cette appellation tend à disparaître.
Et les semaines ? Les mois ? Les années ? se disent les plus volontaires des vôtres. Patience. Vous les apprendrez bientôt. Mais si vous avez été attentifs, vous savez déjà qu'un an est un an.

La Guilde du Routard réitère ses excuses pour cet encart et vous rend au spatioport...

Une suite ! Il semblerait que la gestion du pouvoir d'achat soit autant, sinon davantage, important que le temps. Selon votre culture. La Guilde se garde de vous juger. Le futur aura le dernier mot. Néanmoins, il semble qu'il faille poursuivre une légère déviation pour "parler pognon". Qu'à cela ne tienne, nous avons trouvé un moyen à peine perceptible de l'inclure dans la suite de ce récit. En vous remerciant.


Le spatioport occupe à peine un quart de la superficie de l'immense station. Ici, en plus d'assurer le trafic, on cultive légumes et l'oxygène, récolte l'énergie solaire et on élève le flux-Z, ou fluz, carburant doublé d'une monnaie d'échange pratique.

En effet, toutes les stations, toutes les planètes ne sont pas ravies de devoir traiter avec les macrédits, l'argent officiel. Et les virements informatisés sont soumis à de trop fréquents piratages pour demeurer pertinents d'un système solaire à l'autre. L'aventurier averti préférera alors avoir du fluz, car il est avant tout une énergie d'une rentabilité jusqu'alors inégalée, courante partout où l'on effectue des voyages spatiaux.


Tout le monde s'est déjà passé l'histoire du typique naufragé en terrain hostile qui doit maximiser ses chances de survie. La fibre végétale des billets peut éventuellement nourrir, la version plaquettes de plastique peut se refondre pour imprimer un autre objet. Mais le fluz, vous pouvez l'utiliser pour recharger un appareil, une arme, vous réchauffer, trouver de l'eau et le troquer auprès des autochtones. L'idéal est de posséder chaque monnaie, mais si vous devez n'en choisir qu'une, optez pour le fluz. D'autant qu'il est contenu dans un étui de plastacier, qu'un bon catalyseur permettra de réutiliser pour d'autres usages fluxomécaniques. [Voulez-vous en savoir plus ? ]

Au vu de son état de délabrement avancé, Murphy avait renvoyé son sphéromoteur. Là où de probables précédents usagers avaient dû se contenter d'annuler la commande pour en relancer une aussitôt, le soldat avait pris quelques secondes pour spécifier un problème technique et assigner le transport au service technique, afin qu'il cesse de tourner inutilement d'un client à l'autre.

La rampe qui sépare le trottoir de la piste indique, par son boîtier soudé à la structure, que le prochain véhicule arrivera dans quatorze minutes. À peine le temps de contempler la patinoire molle, où un nombre incalculable de sphéromoteurs conduisent automatiquement les passagers d'une zone à l'autre de la station. Plus exactement, la patinoire n'est qu'une station, le coeur d'une toile tissant de mulitples routes s'étirant dans toutes les directions, dont certaines montent ou descendent d'un étage via des rampes fermées aux piétons. Peut-être doit-il son anticipation à ses réflexes de tireur, mais le Sous-lieutenant identifie le sien quelques instants avant son arrivée. C'est comme identifier le flocon le plus gros dans une pluie de neige, se félicite-t-il dans une poussée narcissique et de dopamine. L'inspection reprend, plus optimiste cette fois.


La boule motrice est forcément en bon état, puisqu'elle a roulé jusqu'ici. La suspension ne présente aucune faille, mais c'est encore heureux, vu la vitesse de ces engins. Surtout, le siège, planté tel un chapeau haut-de-forme sur cette bouille de bonhomme de neige, est conforme. Une marche un peu crasseuse coulisse sous les bras du fauteuil pour permettre à Barad se s'y appuyer et de prendre place. Sitôt assis, la marche se rétracte lentement pour lui servir de pose talon. Le plastique de la coque est légèrement émaillé, marqué de griffures de tirettes et autres éléments métalliques de précédents voyageurs. Cependant, tout tient en place.


Assuré qu'il passera un trajet sans désagréments, Barad valide l'entame du trajet. Destination : le quartier des cabaretiers. S'il n'a plus faim, il peut se fendre d'un verre, au calme, ou en compagnie d'artistes comme bien des astroports d'importance en comportent. Le passage régulier de la clientèle évite souvent d'éroder prématurément l'effet de leurs représentations, tout comme il est plus commode pour eux de pouvoir se déplacer sans délai, ni taxes planétaires. Car s'il faut payer parfois chèrement ses quelques minutes de scène auprès d'un gérant peu scrupuleux sur ses tarifs, louer un emplacement nécessite plusieurs mens de bail. Ou la preuve de revenus réguliers et suffisants pour garantir la solvabilité en macrédits. Ces réglementations dissuadent plus d'un jeune pratiquant à sédentariser son produit. Par conséquent, les cabarets fournissent une scène pour les arts du spectacle et une salle de restauration pour les arts d'exposition. Certains établissements possèdent également des salles ou couloirs dédiés à une forme de créativité précise, mais leur statut de musée impose un prix d'accueil que le moustachu se refuse d'entrée à payer.


Le trajet s'avère amusant, même pour un adulte. Tous les voyageurs pensent un jour à ce qu'il arriverait si les ballons cessaient de s'autoguider pour s'esquiver juste ce qu'il faut. Aucun accident n'arrive jamais, l'ordinateur offre toujours plusieurs circuits auxiliaires en cas de défaillance de l'un des sphéros. Lesquels seraient aussitôt appliqués, en un temps de réactions quasi nul. Et surtout, sans qu'aucun navetteur ne le remarque. Mais tout de même ! Il y a toujours ce petit frisson, l'envie de se faire peur en imaginant que ce jour soit exceptionnel. Celui du carambolage de milliers de sphéros rendus fous par une intelligence machiavélique ou aliénée. Même si les décès seraient peu probables. Entre ce sol de mousse et la vitesse limitée des appareils, seuls les usagers mal cramponnés pourraient de faire bien mal. Ce pourrait être une histoire de Stephen King, où les sphéros se mettent à rouler plus vite et écraser sciemment les gens emprisonnés dans ce Colisée infernal. Ou opiner du chef pour se disputer des joutes cruelles où chaque lance est un hère terrifié. Comme musique, Boule de Flipper de Corynne Charby. Le gingle se déclencherait à chaque intention meurtrière des machines. Mais déjà le fantasme s'interrompt et le repose-pieds permute docilement en marche, permettant au soldat de regagner la zone piétonnière. Ce qu'il fait, avec la légère déception de quitter une attraction qui lui plaisait. Son sphéro repart et emprunte un toboggan pour poursuivre son aventure.


Le quartier des cabaretiers est une simple rue qui se prolonge sur diverses boutiques de textiles, métaux et pièces de vaisseaux. Barad parcourt, sceptique, les affiches des établissements qui vont jusqu'à exposer le carnet des employés, permettant à qui le voudrait d'éviter de croiser un vieux, un droïde ou un ancien criminel réhabilité. Il s'interroge tout autant sur les options annonçant que l'établissement est couvert par la réalité altérée. Barad voit de quoi il s'agit. Vous portez des lunettes ou des lentilles et un chien devient une hyène, avec un comportement de chien.


Le procédé s'était démocratisé comme l'avait fait chaque invention : en brandissant le progrès et la médecine pour se justifier. Si vous aviez la phobie des chauves, des clowns ou des moches, les correcteurs vous offraient un petit goût de paradigme. La première personne que le soldat avait vu nue, c'était via la réalité altérée. Tout gamin, on se passait ce genre de mod à intégrer dans les casques d'entraînement de l'académie. Voir son instructeur devenir une superbe créature aux formes aguicheuses avait été plus gênant que charmant, d'autant que l'artifice n'en changeait pas la voix. Et la hyène se comportait toujours en chien.


La Cosette attire son attention. Il saisit le jeu de mots avec la causette, ces fauteuils à pachas où l'on se tient sur un flanc pour discuter, souvent les lèvres humides d'un alcool hors de prix. L'enseigne en représente une sur laquelle un ursidé à long cou mime un interminable monologue. Pourquoi pas ? Barad passe les portes automatiques et plonge dans une antichambre aux rideaux tirés, dont les couleurs s'effacent avec la fermeture des portes dans son dos. Il avance, guidé par le bruit des conversations filtrées et le fin filet de lumière qui déborde de la grande salle. Son revers de main pousse un pan de plastissu sur le côté pour découvrir une salle au sol grenat, piqué de tables rondes et blanches où un à quatre spectateurs profitent des lieux. Tout au fond, à un puissant jet de balle, un podium littéralement sous cloche de verre présente un comédien racontant probablement des blagues, auxquelles une partie des clients munis de casques semblent prêter attention. Quelques rires sincères, aucun applaudissement. Il y a un bouton sur les casques pour simuler le bruit d'acclamations après chaque numéro, que seul l'artiste sur scène peut entendre. Les clients qui ne jouissent pas du spectacle profitent de leurs échanges à eux, dans un calme relatif aux restaurants classiques. Barad identifie le bar flanqué à côté du rideau, à gauche de l'entrée. Deux groupes de deux occupent les tabourets du bar. Posté au bout du comptoir, Barad sera le cinquième élément.


Sur le chemin, il entend les deux premiers clients, probablement des étudiants, échanger avec une certaine virulence sur les travaux de différents professeurs en arts graphiques. Le second, vraisemblablement un couple, regarde sur l'un de leurs petits écrans une vidéo au moins autant amusante que le comédien auquel ils tournent le dos. Et parlant écran, une télévision casse l'angle de la pièce près duquel le soldat en habits civils s'installe. Le serveur, distraitement diverti par son programme, arrive à pas patauds devant un Barad qui consulte les prix des consommations affichés en surbrillance sur le tableau derrière l'employé.


« Bonjour serveur ! Pourriez-vous me préparer une infusion de rooibois je vous prie ? Avec un peu de sucre.

—Cherveuch', minet ! Chui une d'moichelle. »

Barad avait bien remarqué à sa morphologie, son décolleté rempli et au rouge de ses lèvres qu'elle appartient au genre féminin. Tout comme il avait remarqué qu'elle mâchonnait une touillette en s'adressant à lui. Mayday ! Mayday ! La situation s'avère, ne le nions pas, un peu limite, limite. Alors, que faire ?


Il ne faut jamais, au grand jamais, se confondre en excuses, en prétextant une quelconque confusion. Il offusquerait l'intéressée aux arguments outrageusement mis en valeurs et compromettrait toute chance de conversation à l'amiable, forte d'une première bonne impression. Non. Il faut, avec la désinvolture qui sied à l'homme moderne, balayer la protestation comme une bonne plaisanterie. Et ajouter « Nous vivons une époque formidable, serveur, voilà que les plus belles oeuvres d'art se mettent à répondre. » La flatterie ferait alors un chemin bien plus direct que la réflexion vers l'ego fébrile - trahissant un flagrant besoin de plaire - de l'intéressée, qui verrait en lui le gentilhomme apte à déceler chez elle les trésors qu'elle n'osait plus guère soupçonner. Il y a même fort à parier que, avec quelques alcools bien sucrés, le soldat à moustaches profitera d'une nuit magique, riche de plusieurs tours.


« Mes excuses, je ne suis pas habitué à la sexualisation des métiers. On ne la pratique pas d'où je viens. Mais vous êtes une damoiselle, oui. C'est indéniable.»


Ou bien opter pour la vérité.C'est bien légitime.

La jeune dame, légèrement aînée du Sous-lieutenant, esquisse un sourire pour le dernier commentaire. Hélas, tous les propos ne lui semblent pas suffisants à ses protestations.
« Chekjualijachion, reprend-t-elle en ôtant le bâton de sa bouche. Je vois, parce que je suis une femme, que je veux être reconnue en tant que telle, je mène une guerre des sexes ?

— Non, simplement vous parlez une langue où on estime nécessaire de dire si la personne qui va s'occuper de votre plomberie est un plombier ou une plombière. Pourtant, c'est sans importance qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme, c'est le même travail. Et les deux genres sont à capacités et compétences égales. Mais vous voulez placer l'importance du genre là où il n'a pas lieu d'être.

« Ecoutez, soupire Barad avec une soudaine lassitude, je ne suis pas là pour discuter misogynie et misandrie. Je viens me détendre.

— J'ai l'air d' t'avoir engueulé, minet ? Je te le prépare ton thé, t'en fais pas.

— Infusion.

— De quoi ? demande le serveur entre deux tintements de verre qu'elle tripatouille.

— Rien, se résigne Barad qui avait réctifié l'erreur par mauvais réflexe. Vous avez du miel à la place du sucre ? »


Elle en a. Le temps qu'elle prépare la boisson, il l'observe sans insistance, tout comme il jette des coups d'yeux à la décoration. De petites sculptures en métaux communs ornent une étagère, entre bouteilles et tableau du menu. Une photo animée garnit la porte menant aux cuisines. On y voit deux filles, dont celle derrière le bar, embrasser chacune les joues d'un homme avec dans les yeux la fierté du paternel et les mêmes cheveux bouclés que ses progénitures. Le cliché doit avoir environ dix ans.


« Et un thé rouge ! Quatre macs s' te plaît. » Barad place deux pièces de deux sur le comptoir, que ne reprend pas tout de suite la jeune femme.

« J'ai quand même une question, dit-elle. Pourquoi tu dis serveur si c'est pas exclu' aux hommes ?»

L'interrogation est pertinente. Barad reprend une position plus à l'aise sur son tabouret, puis explique, lentement, comme on raconte un rêve.

« Nous parlons tous l'espacanto, langue commune aux peuplades humaines. Que nous ayons des langues natives propres à nos planètes, galaxies ou cultures diverses, peu importe, parler la langue commune à l'espèce est comme apprendre à conduire ou compter. C'est essentiel à la contribution de notre puissance principale : le Macrosmos. Notre pérennité, surtout. Passons. Vous n'êtes pas sans savoir...

Tu, s' te plaît. J'ai horreur des "vous", ça fait vieille. Pardon, continue.

— Tu n'es pas sans savoir que, malgré les efforts colossaux du Macrosmos pour uniformiser la connaissance, ne serait-ce que celle de base, nous sommes tous influencés par nos différentes régions. Là où j'ai grandi, on a gardé la forme neutre. Le masculin et le féminin existent pour désigner des civils humains, ou d'autres formes animales, mais un objet est neutre. Un vase, une jarre, c'est le même genre pour nous. La fonction, le métier, sont des objets. Je suis un homme, mais quand je suis potier, je suis une composante neutre d'artisan. Il n'est en rien utile que je sois un homme ou une femme, ça n'existe pas. Maintenant, pour répondre à ta question, on nous apprend à l'école à adopter la forme masculine pour désigner le neutre.

— Ah ! Eclate la serveuse sur un ton triomphal et humoristique.

— Oui, sauf qu'on a maintenu la forme neutre là où elle a théoriquement disparu. Si je t'appelle serveur, ça ne veut pas dire que tu es un serveur, ni une serveur. Tu es serveur, point. Si je suis obligé de t'attacher un article, j'utiliserai "le" non pas pour masculiniser, mais parce qu'il n'existe pas d'article neutre, et que notre language consiste souvent à rajouter quelque chose à la forme ouvertement masculine pour la féminiser. Ouvrier, ouvrière. Ajout du E. Je serais pour un enrichissement de la langue commune via la perception du neutre. Ce serait toujours plus fluide et moins stupide que la forme inclusive, qui te force à juguler les deux genres pour ne froisser aucun individualiste radical. Mais on a oublié cette forme, ce neutre. On se contente au contraire de tout placer par genre, sans logique. Pourquoi un vase et une jarre ? C'est absurde. Pourquoi un calme et une quiétude ?

Dans ma langue natale, tout cela est neutre. Les seuls métiers où l'on spécifie les genres sont ceux où le genre est une composante essentielle du métier.

— Ah ? Genre ?

— Prince, Princesse. Il vaut mieux connaître le genre quand la fonction du titre amène à permettre la procréation.

— Roi et Reine aussi, alors ?

— On peut. Mais on dit “Roi” pour les reines aussi. Je pense que tout dépend de si la personne royale est veuve ou non, mais je ne veux pas te dire de bêtise. Ma connaissance du régime monarchique est assez sommaire. De toute façon, reprend Barad avec un ton plus désinvolte, je dis monarque. Si monarque n'est pas roi, roi est monarque, je suis tranquille. Sauf en cas de monarchie fédérale, se ravise-t-il...n'avais-je pas dit que je voulais me détendre ? »


Elle rit devant le profond ennui du moustachu envers lui-même. Un instant, elle reprend les verres sales que sa soeur lui rapporte. Quelques mots anodins s'échangent et Barad apprend que sa cosette du jour s'appelle Fran. Diminutif ou non, il s'en contentera.

« Et alors, qu'est-ce que tu fais dans la vie ? Relance Fran.

— Rien qui me permette de me détendre, contre non sans humour le soldat. Et si tu me parlais plutôt de toi. Tu fais quoi dans la vie ?

— Tu devineras jamais, mon minet. Je suis serveuse, dit-elle au bord du rire.

— Non ! doute Barad

— Juré ! Se défend-t-elle. Enfin, serveur. Je serveur. Je ne peux même pas dire que je suis puisque je pense. » Cette fois le rire provient de Murphy. Elle écarquille les yeux en jouant la comédie et gesticule comme un personnage de cartoon, avec cet effet de mouvement accéléré. Il la devine comédienne, tout du moins entraînée aux arts de scène.

« Et ton père est serveur aussi je parie.

— Comment tu sais ça, toi ? écarquille-t-elle même dans l'intonation de pur étonnement.

— Le sieur sur la photo a le même nez que toi. Tu as le même nez que lui. »
Elle se retourne sur l'image animée de la porte. À force de vivre à côté, elle avait oublié qu'elle existe. Son regard se perd un bref instant sur le double baiser du père ravi de sa collerette de tendresse.
« Mon père, il est à Clover, déclare Fran, l'amertume dans la voix. Ça fait bien huit mens maintenant. Il a voulu s'installer là-bas pour étendre l'entreprise. Nous, on lui a dit que pas la peine, on avait déjà assez ici. Et tant pis si ça fait pied blanc qui veut rester dans son oeuf. « Si si, qu'il a dit, toi et ta soeur devez voir les spectacles de Clover. Rien à voir avec ce qu'on a ici. » Résultat, des dettes à devoir combler, un succès qui se fait paresseux pour lui et un serveur de moins. On tient avec ma soeur et un ami, puis des embauches à l'arrache de comédiens qui ont fait un bide, le temps d'un service. Mais on n'a pas assez pour lui envoyer du fluz. Et lui, là où il est, il a déjà ses propres problèmes à gérer. On dit à nos clients curieux d'aller le voir. Mais combien y vont vraiment ? C'est oui-oui et ils ont oublié dix suites après avoir quitté le cabaret. On n'est pas folles. Enfin...»


Le moustachu acquiesce sans relancer le sujet. Ni le lieu, ni l'ambiance ne devaient se laisser embourber dans les tracas quotidiens. Tandis que Fran poursuit son travail, le soldat pivote pour constater que le numéro sous cloche a changé. Cette fois, c'est un tireur de balles en caoutchouc qui profite de la bulle pour abattre diverses cibles numériques autour de lui, via des rebonds des projectiles mécanique contre le verre. Pour avoir déjà manié ce genre d'armes, souvent employées en lance-grenades antiémeutes, il admet que l'artiste touche sa bille. Ce doit être un habitué du dome, personne ne peut calculer les angles aussi vite. Ou alors, il triche.


Fran fait assez de bruit pour ramener le comptoir au premier plan. La touillette cliquette contre ses dents pendant qu'elle regarde la télévision. Murphy sent qu'elle n'y prête attention que pour la photographie et qu'elle cherche peut-être un nouveau sujet de conversation. C'est vrai qu'ils s'amusaient bien. Avec une nonchalance toute autant simulée, il pioche dans la poche de sa veste un étui de toile hermétique noire dont il extrait un téléphone. En tout cas, il sert également de téléphone. Fran le regarde bouger, en attente de quelque chose. Avant que la déception ne la fasse retourner à son programme sans son, il l'occupe, tout affairé qu'il est à surfer sur le réseau.


« Aimes-tu les séries télévisées, Fran ?

— Hey ! Je t'ai jamais dit mon nom, reproche-t-elle faussement. Tu dois me dire le tien, t'as plus le choix.

— Barad. Alors, les séries ?

— Hmm...mouais, ça passe. Ça dépend quoi, y en a une chiée.

— C'est certain, admet-il d'un léger sourire. J'en ai découvert une qui m'a fait rire. Je l'ai trouvée ! Le nom est Gemme l'Académie. C'est une comédie.

— Ah oui ! Je regardais avec ma soeur. C'est horrible comme série, mais Zyrcon, quel personnage ! Tu as un épisode là ?

— Entamé, mais oui.

— Attends, je mets le son à la télé et je te trouve le code de partage du réseau.

— Ne t'embête pas, je suis connecté » assure Barad en ajustant le format de l'épisode diffusé sur la télévision via sa propre télécommande. La jeune femme s'interroge un instant sur la profession du soldat. Pour cette facilité de piratage, il lui semble être un commercial exécutif, ou un contrôleur de chaînes de restauration. Ou un assassin. Elle aimerait qu'il soit un tueur, ce serait tellement épique. Le petit assassin sympathique aux petites moustaches rigolotes. Fran est plus grande que lui de quinze bons centimètres, même sans talons. Fran est grande, pour beaucoup de gens.

Zyrcon, que le serveur explique être un personnage secondaire devenu principal face à l'engouement qu'il suscitait, est joie. Il tient entre ses mains synthétiques une barre de chocolat soigneusement emballée et en parle à Opaline, qui a une coupe de cheveux différente des épisodes que Barad avait vus depuis sa chambre. Il doit s'agir d'une autre saison.


« Je tiens à ce que cette fête soit merveilleuse, s'enthousiasme-t-il. Il faudra marquer le coup pour célébrer mon premier, mon tout premier choucacoco glacé.

—Zyrcon, s'irrite Opaline, je te l'ai déjà dit : tu en as déjà mangé un il y a une dizaine d'années environ. Tu l'as englouti sans commenter, puis tu es passé à autre chose. »
Le synthétique quitte enfin sa précieuse friandise du regard pour la fixer avec un air vexé et revanchard. « Je me souviens, oui, parfaitement. Je me souviens de ce que tu as dit. Et comme tu es une amie, je me suis même demandé si c'était vrai. Et ensuite, si ça changeait quelque chose.

J'ai cherché des réponses sur le réseau, Opaline. De la seule façon qu'il convenait de le faire pour en avoir le coeur net : Via un forum 18-25 ans. J'ai tapé dépucelage+drogue du viol+amnésie traumatique+choucacoco.

— Drogue du ? Mais quel rapport avec ta...

— Tu vas me laisser parler bordel !?! Merci, t'es chou. J'adore ta ceinture, t'as perdu un cran non ? Enfin bref, j'avais pas terminé, si tu permets.

« Plusieurs jeunes filles ont demandé si le fait que leur première fois se soit passée dans les conditions d'un viol, sous l'effet d'une drogue qui ne laisse aucun souvenir de l'acte, pouvait compter officiellement comme une déniaiserie en bonne et due forme. J'ai l'air enjoué là, je sais, mais va faire passer les intonations par écrit sans émoticônes. Ne tirez pas sur l'interprête.

« Au final, il s'avère que la vox populi a répondu en majorité à ces imprudentes que non, ça ne comptait pas, elles pouvaient toujours se considérer pucelles. Et courage, et on est de tout coeur avec toi et patata ! Sauf en cas de grossesse. Tu me connais, j'adore les règles qui ont des exceptions hé hé hé! »

Voyant qu'Opaline le regarde avec un mélange de dégoût et de mépris, il hausse les épaules en cessant ses rires mutins.

« Mhm, la pilule passera probablement mieux le lendemain. Donne-toi du temps, mon humour est généré instantanément, après tout. Bref, je te passe les détails, sauf si tu veux tout savoir. Mais tes sourcils froncés et mal taillés me font comprendre que non.

« Ce qu'il faut retenir, c'est que je n'ai eu ni carrie, ni aphte ou diabète suite à l'ingestion de ce prétendu choucacoco dont tu parles sans cesse, et dont ma mémoire, eidétique au demeurant, ne conserve aucun souvenir. Si aucune réaction, aucune action. C'est élémentaire, on l'a entendu autant de fois que la loi d'échange équivalent dans Full Metal Alchemist. Sauf que nous, on la respecte, on n'est pas une connerie d'animation autotrangressée pour public sans exigence. Donc, c'est bien mon premier choucacoco glacé.

— Zyrcon, soupire son amie après un court silence, tu te rends compte que ton raisonnement est complètement bancal, n'est-ce pas ?

— Ban...bancal ??? se choque l'intéressé. Une étagère mal vissée, c'est bancal. Une jambe qui passe sous une bagnole, c'est bancal. Un film avec Jayden Smith qui réussit quelque chose sans son père, c'est bancal. Tu ne reconnais donc pas le droit au libre arbitre des victimes de viols ? Sans doute militerais-tu avec ton avatar sur la place virtuelle du campus contre le droit à l'avortement pour ces pauvres filles, si tu ne perdais pas tout ce temps à choisir la coupe de ton personnage ? Je n'imaginais pas un tel manque de sensibilité de ta part, Opaline. Tu veux que je te dise ? C'est à cause de gens comme toi que les agresseurs sexuels courent toujours. »

Fran et Barad lancent leurs rires. Le fait que celui du serveur soit à gorge déployée aide l'étranger à assumer le sien.

La conversation reprend le reste du cycle. Certains sujets s'avèrent culturels, d'autres beaucoup moins. Tous ont pour point commun de détendre les deux êtres. Ils apprennent ce qui fait rire l'autre, ou tout simplement l'intéresse. Leurs connaissances sont différentes, mais ils partagent le même plaisir du partage. Barad aime les hésitations expressives de Fran, sa gestuelle burlesque et sa façon de le pousser à adopter une attitude moins retenue, plus décontractée. Par-dessus tout, il aime son intelligence. Si Fran ressemble à quelqu'un de farfelu, perdu dans l'espace, y compris celui de son propre esprit, elle n'en demeure pas moins sagace et fulgurante dès qu'elle oublie qu'elle se fait si peu confiance. Elle, apprécie le phraser aristo' de ce jeune bonhomme qui semble avoir digéré une bibliothèque, sa façon de fermer longuemment les yeux quand il savoure une bonne plaisanterie en pouffant de rire, ou encore sa manière de chercher à lui percer l'esprit. Ça change de tous ces clients qui lui mattent la poitrine ou l'invitent à leur chambre, quand ils sont assez louables de ne le faire qu'en un ou deux sous-entendus. Les deux inconnus se charment sans arrière-pensée et c'est ce qui lui plait. Le jeu pour le jeu, sans enjeu. Le souvenir que chacun gardera de l'autre sera beau, y compris par sa façon d'être magnifié.

Ce ne sont ni la fatigue, ni l'heure tardive qui rompent ce moment de plaisir. Le téléphone de Murphy sonne et, lorsqu'il prend l'appel entre deux excuses, c'est pour affirmer d'un ton ferme qu'il arrive. Son visage affiche une mine déçue, barrée d'un sourire de politesse.

« Tu files, minet ?

— À mon grand dam. Souffre que je me retire.

— Te retirer d'où ? Nargue Fran qui avait adopté les blagues salaces depuis un moment déjà.

— Du siège, feinte-il. Je doute repasser ce jour, mais dans les boucles qui viennent, je pense retrouver mon chemin jusqu'ici. À moins que tu ne sois pas de service.

—Tu viendrais juste pour moi tu veux dire ?

— Sauf si un autre cabaret propose des serveuses. Ici, il n'y a que des serveurs. Décevant.

— Connard...» sourit-elle. Il le lui rend, sans mot en wagon de tête, et disparaît derrière le rideau. Dans l'obscurité du couloir, son ris s'efface. C'était Luciole, qui l'informait que Banshee l'attendait de toute urgence à son bureau. De tous les souvenirs qu'avaient partagé son rendez-vous et Barad, peu avaient matière à être magnifiés.

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