Chapitre 1

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L'odeur de cigarette et de fauve mêlée aux arômes de houblons, synthétiques pour la plupart, remplit la bronche d'acier du conduit d'aération. Il gardera le souvenir de la fête bien après leur passage, tout comme il n'avait jamais vraiment totalement assaini celui de leurs prédécesseurs. Parmi les fragrances d'usage pour tout bistrot d'un bout à l'autre de la galaxie, dénotent tout de même, entre métal et transpiration, les parfums persistants du sang et du brûlé.


La Pression est un vaisseau commerçant noté trois étoiles et demi sur cinq à la guilde des Routards. A dire vrai, il en doit certainement une complète à sa spécialisation : le transport de spiritueux et de contrebandiers. Les seconds consomment les premiers, les premiers consument les seconds. Le cargo devient un bar mobile où la monnaie circule en circuit fermé. Non seulement on étanche votre soif, mais en plus, on vous dépose à bon astroport. Et si un contrôle, ou une saisie d'un officier zêlé des forces de l'ordre, devait contraindre à fermer boutique, une partie du stock aura déjà été écoulée. Qu'on se le dise, la Pression n'est pas qu'une cuve à alcool où gravitent les soiffards intergalactiques. Avec le boire, on sert le manger. Une trentaine de plats sous-vide que le droïde de livraison ira personnellement chercher en chambre froide, puis porter au droïde de salle. Ce dernier ajoutera même sa touche personnelle en vous le réchauffant. Le Routard vous conseille le dix-sept, il ne contient aucun allergène et ne donne pas la diarhée à la plupart des estomacs humains, y compris ceux qui viennent de loin. En cas d'hésitation, misez sur le dix-sept.


Point de vue dimensions, le bâtiment est considéré comme une structure de taille moyenne. Si l'idée de taille moyenne pour un vaisseau spatial ne vous dit rien, alors le Routard vous précisera, qu'en gros, c'est une corvette. Si vous ignorez ce qu'est une corvette dans l'espace, autant que vous l'appreniez via le Routard, avant de révéler à tous que vous êtes un pied blanc (un pied blanc, c'est un pied qui n'a jamais foulé une autre matière que celle de sa propre planète, voire des satellites ou stations qui gravitent autour).


Une corvette est un engin conçu pour minimum deux membres d'équipage à la navigation et pouvant aller des cinquante petits mètres aux trois-cents bien tassés. Le co-pilote peut être une intelligence artificielle, bien sûr. Si les trois-cents pas vous semblent grands, vous changerez d'avis en montant à bord. Entre les machines, l'épaisseur de la coque, les réserves de tout et la place déjà prise par l'équipage, vous vous sentirez vite à l'étroit. Particulièrement dans les corvettes effilées comme des dards. Le Routard précise, quelque part, que ce n'est pas la taille qui compte. Il faut tenir compte de la forme, la grosseur et de la façon dont c'est monté. Par exemple, même s'ils sont moins bien armés et moins maniables, les vaisseaux de transport de fret ou de passagers sont les plus agréables, pour l'espace qu'ils offrent et l'habitude des pilotes à se montrer sociables. Les relatives lenteur et faiblesse militaire sont souvent compensées par des mesures de camouflage. Une peinture sombre et un bon dupeur de radars permettent d'éviter la plupart des mauvaises rencontres, du moins celles du nuisible moyen, de l'opportuniste sévissant sur les routes principales. Afin de clarifier l'idée de route dans l'espace, et parce que la Guilde du Routard se veut à portée de tous, il s'agit ni plus, ni moins, de tracés géodésiques inclus dans les programmes publics des ordinateurs de bord. Les routes garantissent des spatioports de restaurations et de réparations, ainsi qu'une très faible probabilité de débris, tandis que celle de croiser des patrouilleurs de diverses forces de l'ordre est notablement accrue.


Si la Pression devait ressembler à quelque chose de familier, ce serait probablement un moustique qui termine tout juste le plus copieux repas de sa vie. L'avant est épuré, du plus clinquant des chromes, lisse comme un coeur de verre luisant dans des pétales de métal. Tout ce qui suit les deux ailes recourbées, aux réacteurs en veille, est un carambolage improbable de coques diverses, tant en design qu'en coloris. Des boursouflures disgracieuses, résultat de nombreuses affaires improbables ou rafistolages aux différentes décharges, mais aussi d'envies d'agrandissement d'un Capitaine qui a fait et fera toujours primer le rendement à l'élégant. Pourtant, l'insecte volant a une certaine prestance, avec ses ailes à propulsion rajoutées, tant dépareillées qu'on dirait des pattes volées à des cousins, ses paraboles satellite flanquées çà et là, comme des plaques d'eczéma. Sa panse aussi hybride que paisible, qui nargue le vide spatiale. La Pression semble se prélasser en toute nonchalence, malgré l'agitation grouillante dans son estomac dilaté.


***


Du bord de la manche, Barad éponge de justesse une goutte de sueur qui venait de déborder son sourcil. Il presse un instant son arcade, avec l'impression qu'elle s'imbibe un peu plus d'eau saline. L'empreinte de son pouce éternellement moite glisse finement sur le tissu mouillé de sa chemise, avec la désagréable sensation de sentir se confirmer ce qu'il savait déjà. Trempée et détrempée. L'oeil sombre et las sauvé d'une sueur piquante dévie un instant sur le mouchoir en papier posé là, sur le rebord de la petite table carrée beige que se partagent les trois hommes du groupe. Il est imbibé lui aussi et, malheureusement, pas de bière.


Même les verres transpirent. L'étage n'est qu'une énorme cantine, à l'épine dorsale en bars tenus par des employés robotisés et des arêtes en tables de plastique d'algue autour desquelles s'amassent les chairs opportunistes. A fréquentation modérée, il y fait bon. Dès que prêt des trois-quarts des tables sont occupées, les degrés s'amassent et incomodent. Mais quand, comme aujourd'hui, les client s'entassent, les tabourets à dossiers manquent, et que plusieurs se contentent même de se restaurer debout ou de s'échanger les places disponibles, alors là le poisson se fait poisseux et suffocant.


Le bruit infernal accompagne avec une complicité malsaine la chaleur ambiante. Qu'ils portent des uniformes ou verts ou bleus, les soldats sont en nage. Des auréoles couvrent leurs aisselles et coulent en longue langue foncée entre leurs omoplates. Les cols trempés masquent les perles qui dégoulinent d'une pelouse de cheveux, plus ou moins coupés selon les préférences, pour fondre sous leur digue de tissu. De toute façon, toutes les nuques suintent en chatouillis réguliers auxquels plus personne ne prête attention. Hommes comme femmes suent, s'essuient sans coquetterie et mêlent leurs odeurs. Celles du corps sont souvent supplantées par les haleines de houblon ou de café, de déodorants aux odeurs subtiles, parfois viriles à outrance, sans parler de quelques eaux de toilette qui ont macéré et dérangent tout autant les voisins directs que si le quidam avait négligé son hygiène du jour. Fort heureusement, les odorats s'arrangent de la macération générale. On en oublie même la puanteur qui se résume, au final, à un air surchauffé, noyé de tant de sources qu'un nez moyen n'en distingue plus les courants.


Là où il est situé, Barad s'en sort plutôt bien. A l'opposée des bars alignés en vertèbres, il est adossé au mur de métal dont il prend la fraicheur en changeant régulièrement de position. Discrètement, mais quiconque a le privilège d'occuper un bord extérieur de la rive profite du tuyau. L'inconvénient, c'est qu'il est loin du lieu de ravitaillement. Par ce temps, le corps se déshydrate très vite. C'est peut-être la raison pour laquelle Barad boit peu, mais surtout, il ne boit pas seul.


« ...et dans l'émission, ils ont parlé d'un tas de moyens de détourner ou bousiller l'astéroïde. Le faire péter au loin, avant qu'il ne soit trop près pour que les débris ne touchent la planète, le détourner, via un satellite qui lui fait comme de l'aspiration, mais via un autre truc dans l'espace que j'ai pas bien compris dans le détail. Ah, y avait même l'idée de le peindre. La lumière influe sur la trajectoire si on ne colorise qu'un côté. Ca détourne à cause des rayons solaires, je crois. Un truc dans ce gout-là. Mais les cloviens, ils ont voté le frontal, la tactique burnée. Leur bouclier planétaire va se le prendre de plein fouet, se marrer et le renvoyer en dehors de l'orbite. Comme dans un cartoon. Ca fera un gros boing et pouf, casse-toi de notre orbite, caillasse. »


Celui qui tient le crachoir, c'est Kyle. L'autre, qui l'écoute avec un sourire passif et qui n'est pas Barad, c'est Chunk. Tous deux forment le trinome de la table avec Barad qui, lui aussi, écoute le loquace relater approximativement, mais non sans une certaine saveur, les nouvelles reçues de la planète la plus proche, vers laquelle la Pression fait route en ce moment-même. Son spatioport, du moins.


Ce n'est pas que le Sous-lieutenant Barad Murphy n'aime pas parler. Il aime ne pas parler. Et si le Caporal Chunk Arasan ne fait pas un meilleur tonneur de décibels, le Sergent Kyle Ceylan, lui, a la voix de trois hommes et autant d'histoires à raconter. La fougue de la jeunesse, quoique.


Murphy n'est pas beaucoup plus âgé qu'eux. Trois ou quatre ans, tout au plus. Mais à leur âge, cette différence compte. Ce sont encore des enfants aux yeux doucement compatissants du gradé, satisfait avant tout de savoir que, sur le terrain, ils sont efficaces. Encore un peu bleus, encore à parfaire. Des pierres destinées à être précieuses.


Chunk et Kyle atteignent à peine la vingtaine d'années et ont passé la moitié de leur vie à servir l'armée stellaire. Ce qui demeure relativement tard. En effet, l'enrôlement débute à six ans pour les plus jeunes, officiellement. Etant donné ce que l'on attend d'eux, de la quantité de recrues nécessaires pour défendre l'ordre et de la dangerosité des tâches à accomplir, personne n'ignore qu'un gamin de vingt ans à peine ayant l'uniforme bleu des gardiens stellaires est un enfant de guerre qui a gagné le droit de devenir un soldat. Murphy est le plus gradé du trio et son élégance spontanée - un brin flegmatique - en font une force tranquille pour ses pairs. Une aura entièrement due à son attitude, surtout au vu de son physique très banal. Légèrement plus petit que la moyenne, creusé aux joues, moustachu, juste assez bronzé pour ne pas sembler malade. On ne peut pas dire qu'il impressionne pour son enveloppe corporelle. Cependant, il affirme une certaine allure et une gestuelle très maîtrisées. Son plus grand haut-fait demeure probablement celui d'être une des rares personnes à porter si bien les moustaches qu'on lui en voudrait de les soustraire, ou d'y ajouter une barbe. Plus célèbre que Murphy, sa Baradmoustache, une marque déposée au sein de l'unité, qui aime la comparer à l'équivalent de Gomez de la famille Addams. Dans sa version fine et soignée.


Par cet attribut, si bien entretenu que même la mousse n'ose s'y loger, il accentue sa maturité et offre le faciès avenant des jeunes aristocrates en costume trois-pièces, ceux qui sentent l'adoucissant et dont on n'ose imaginer le budget en gomina par année. De fait, le soldat plaque ses cheveux - plus long sur le chef que dans la nuque - vers l'arrière, à la façon des classiques vampires séducteurs ou des peuples au sang chaud. A ce physique distingué, pour ne pas dire coquet, se couple une attitude polie et détachée. Sans l'uniforme, on le penserait notable, majordome ou pianiste professionnel. Avec, on le pense plus gradé qu'il est en réalité. Mais le temps essuiera ce retard de légitime reconnaissance, probablement. Pour l'instant, c'est lui qui s'essuie les tempes pour déloger cette disgracieuse transpiration, seconde chose à le déranger sans cesse tant elle semble hermétique à l'idée de couler des joues heureuses ailleurs. Ce qui le dérange davantage, c'est la façon dont les uniformes verts à l'autre bout de la table, supposés profiter, comme eux, d'une victoire bien méritée, semblent river ponctuellement une attention hostile sur lui.

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