Chapitre 2-2 : Seanmhair
Je me débarrassai en vitesse de mes vêtements trempés, défis ma tresse, puis pris à peine le temps de me sécher avant de sauter dans une chemise de nuit et de redescendre. Plus vite j'aurais rejoint Seanmhair, plus vite elle aurait vérifié comment ajuster l'ourlet et plus vite elle pourrait se coucher.
J'avais été si rapide qu'elle ressortait tout juste de sa chambre lorsque je posai les pieds dans la cuisine. Un lourd amas de tissus pesait sur son bras. Sa couleur me fit froncer les sourcils.
Elle était... rouge ?
Ma seanmhair me rejoignit à côté de la table et déposa la cape devant moi. Non, la chaude lueur de la bougie ne m'avait pas induite en erreur. Le tissu était bien rouge. Un beau rouge vif. Jamais je n'avais vu de teinte aussi intense. La qualité de l'étoffe aussi m'était totalement étrangère. D'une grande douceur, épaisse mais souple.
–Alors, qu'est-ce t'en penses ?
–Ce que j'en pense ? répétai-je dans un souffle. T’aurais jamais dû acheter un tissu pareil, voilà ce que j'en pense ! C'est bien plus qu'on peut se le permettre, Seanmhair !
Surtout maintenant que j'avais été mise à la porte ! Par les dieux, pourquoi je m’étais pas davantage intéressée à son ouvrage ? Lorsqu'elle m'avait dit qu'elle avait commencé à me coudre une nouvelle cape, je l'avais simplement remerciée et j'étais passé à autre chose. Si j'avais su qu'elle avait fait cette folie...
–On peut pas la garder, conclus-je. Tu vas la finir parce qu'il le faut, mais après on ira la v...
Un coup sec me frappa à l'arrière du crâne. Interdite, j'y portai une main et me tournai vers ma parente. Les poings posés sur les hanches, elle me fixait avec un petit rictus.
–Pourquoi tu penses que j'reprise encore les vêt'ments des autres alors qu'tout l'monde s'comporte mal avec toi ? Rien m'frait plus plaisir que d'les voir déambuler avec des loques.
–Mais...
–Pas de mais, lassie, me coupa-t-elle, un doigt dressé devant elle pour m'intimer au silence. Si j'fais ça, c'est pour toi, mo ghrian dorcha(6). (Son expression s'adoucit.) Tu t'démènes tellement... Tu mérites d'pouvoir t'offrir d'meilleurs vêt'ment, d'quoi écrire, lire...
J'eus l'impression de recevoir un coup. Incapable de soutenir son regard, je baissai les yeux et tombai sur ses doigts noueux posés sur la table, la multitude de petites cicatrices dues aux aiguilles qui marquaient leur pulpe. Certaines étaient encore récentes. Elle continuait à s'en infliger... uniquement pour moi ? Et comment la remerciai-je ? En perdant mon travail.
–Seanmhair...
–J'ai dit qu'tu l'méritais, lassie. Rien, ni personne m'f'ra changer d'avis. Surtout pas toi.
Déglutissant avec difficulté, je me forçai à lui refaire face. Elle me couvait d'un regard tendre, aimant, fier. Ce regard qu'elle avait toujours eu envers moi : quand nous passions du temps ensemble, lorsqu'elle m'avait observé du coin de l'œil pendant que j'apprenais à lire, écrire et parler wiegerwälder et yemin avec ma mère, lorsqu'elle m'avait trouvé à la forge en train d'aider mon père, lorsqu'elle avait pansé mes plaies en me demandant, avec un petit air malicieux qui la faisait encore plus ressembler à un renard, si mes adversaires en avaient au moins autant que moi... Qu'importe le temps ou mes erreurs, son regard n'avait jamais changé. Et au fond de moi, je savais que mon renvoi n'y parviendrait pas non plus. Ma seanmhair se moquait bien de mes origines ; elle ne m'en voudrait pas, quand bien même je m'en voulais moi-même.
–Alors cesse de t'rabaisser, conclut-elle en posant une main sur ma joue. D'accord ?
La gorge nouée, je hochai la tête. La douceur de son expression perdura encore quelques instants avant de se faire espiègle.
–Bien, maint'nant qu't'as fini d'faire ton squonk, dis moi c'que tu penses de c'te cape. Je sais qu'c'est pas une couleur qu'on voit beaucoup dans l'coin et qu'elle va pas trop avec not’ tartan, mais l’rouge t'va si bien. J’pouvais pas pas l’prendre. Et c'est du loden. Ça bloque l'eau presque comme l'cuir. La pluie d'vrais plus jamais t'poser d'pro...
Je la pris dans mes bras.
–Merci, Seanmhair.
–Allons, mo ghrian dorcha, qu'est-ce que j'ai dit ? Tu la mérites. T'as pas à me r'mercier.
Non, je ne méritais pas ce manteau. Plus depuis que Fearghus m'avait virée. Mais je comptais bien y remédier. Avec ma compensation, nous avions de quoi tenir trois semaines. J'avais donc près d'un mois pour retrouver un emploi. Je pouvais le faire. S’il fallait supplier tous les commerçants, artisans ou fermiers de la communauté pour en convaincre un seul de m'embaucher, je le ferais. De toute façon, tout le monde me considérait déjà comme une moins que rien. Je n'avais rien à perdre, en particulier une stupide dignité.
Conserver le sourire de Seanmhair et lui prouver que je méritais son manteau était tout ce qui m'importait.
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(6) Mon soleil sombre
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