Chapitre 4-1 : La forge

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  Ce fut plus fort que moi. J'avais tenu en apercevant la fumée à travers le brouillard, mais à l'instant où la bâtisse apparut, accompagnée du bruit du métal frappant le métal, je ralentis le pas. J'avais passé tant de temps entre ces quatre murs, à aider mon père. Les coups de marteau avaient bercé mon enfance. Derrière, la maison où j'avais vécu cette période de ma vie et tous les souvenirs qu'elle refermait était elle aussi toujours là, comme dans mon souvenir. Au milieu des volutes de brume, j'aurais pu jurer voir mes parents sortir et m'ouvrir les bras.

  Si l'asperge ambulante se rendit compte de ma tension, il n'en montra rien et continua à me suivre sans un mot jusqu'à la vieille table qui faisait office de comptoir, placée dans l'encadrement de la double porte ouverte. Il régnait une telle chaleur de l'autre côté que l'air alentour s'en retrouvait réchauffé. Elle aussi m'était familière. Elle m'enveloppait comme la couverture chaude dans laquelle ma mère m'emmitouflait durant l'hiver. Je commençai à fermer les yeux pour m'imprégner de toutes ces sensations, quand je me rappelai la présence de l'étranger. Je dus m'éclaircir la gorge avant de pouvoir parler.

  –Voilà, c'est ici, dis-je bêtement, comme si le vacarme, les instruments de forgeage accrochés aux murs, la touffeur, les têtes de râteau ou de bêche, les ustensiles de cuisines, les couteaux, ou encore le dos beaucoup trop large d'Aodhán, visible au fond, n'avaient pas suffi à lui mettre la puce à l'oreille. Vous avez besoin de quoi, au fait ?

  –De pierres à aiguiser et de flèches.

  –Pour les pierres, ça devrait aller, pour les flèches je sais pas trop. Aodhán ? criai-je pour me faire entendre par-dessus le bruit. (Pas de réponse.) Hé, Aodhán !

  Les tintements se turent, puis le buste de taureau se retourna. En dépit de la distance, je le vis esquisser un rictus vainqueur.

  –Ah, leth fuil, susurra-t-il en posant son marteau. J'me d'mandais quand t'allais...

  Ses lèvres retombèrent d'un coup ; il venait de remarquer l'étranger. Sa déconvenue me fit tellement plaisir que je dus me mordre la joue pour ne pas sourire. Finalement, conduire le marche-tige ici était la meilleure chose de la journée.

  –C'est quoi, ça ? grogna Aodhán. Qu'est-c'tu m'as amené ?

  –Ça parle mieux lochcadais que toi.

  Cette fois-ci, ce fut plus fort que moi. Le coin de mes lèvres se souleva tandis que son visage se contractait de dégoût, comme s’il découvrait que quelqu’un avait chié dans son assiette. D’un geste brusque, il s'empara d'un torchon et s'approcha de nous en s'essuyant les mains. Son regard mauvais ne quitta pas un instant l'étranger. Il avisait moins son armement que son physique de fil de fer aux yeux et cheveux bruns.

  –Qu'est-c’tu veux, toi ?

  Ni son air patibulaire, ni son ton haineux n'arracha une réaction à l'asperge. Lorsque celui-ci lui répondit, ce fut de cette même voix calme et posée qu'à l'auberge.

  –J’aurais besoin de pierres d'aiguisage et des flèches, s’il vous plaît.

  –J'ai pas d'pierre en rab et plus d'flèches.

  –Je peux attendre pour les flèches.

  Aodhán rouvrait déjà la bouche pour le rembarrer, mais l'étranger tira un trait de son carquois pour lui montrer ceux qu'ils utilisaient. Le forgeron baissa les yeux dessus avec dédain, puis son expression changea du tout au tout. Avec précaution, il s'empara de la flèche et l'étudia en détail. Même sans l'avoir en main, je voyais très bien ce qui avait provoqué ce revirement : cette flèche était de la plus belle facture. Alors que du sang avait imprégné et assombri le fût, preuve qu'elle avait été utilisée, le bois était encore parfaitement lisse et droit, de même que la pointe ou l'empennage. Et d'après la tête d'Aodhán lorsqu'il la soupesa, elle était tout aussi parfaitement équilibrée.

  Plus intriguée que je ne l'aurais admis, je me reconcentrai sur l'étranger pour l'observer plus attentivement. Tout ce qu'il portait, tant sa tenue que son équipement, se révéla à l'image de son trait : marqué par l'usure, mais de qualité. Le cuir de ses bottes était souple et épais, celui de son carquois, de ses fontes et ses escarcelles rigide comme il fallait. Sa veste courte et rembourrée paraissait horriblement confortable et parfaitement ajustée à son buste étroit. Sa cape semblait faite en loden, comme la mienne. Il ne possédait pas un simple arc droit, mais un arc recourbé, encore peu courant au pays. D'après la fusée de son épée et des poignards sanglés à ses cuisses, que je remarquais seulement maintenant, ces lames étaient du même acabit que son arc et ses flèches.

  À tout ça s’ajoutait sa maîtrise du lochcadais. Je n'avais pas menti à Aodhán : ce type parlait mieux notre langue que nous. Mieux que moi, alors que ma mère avait mis un point d'honneur à ce que je m'exprime correctement, au cas où je viendrais à quitter ce trou paumé, et mieux que Père Iain, qui avait suivi une formation religieuse.

  Puis, il y avait son attitude. L’asperge avait dû comprendre qu’il n’était pas le bienvenu à l’auberge et Aodhán lui avait plus ou moins craché dessus, mais dans les deux cas, il était resté parfaitement calme. La seule émotion qu'il avait exprimée – si ça avait bien été le cas – était l'infime surprise lorsqu'il m'avait vue. Il était aussi étrangement silencieux : il parlait peu et se déplaçait en ne faisant presque aucun bruit. Si ses interventions succinctes pouvaient être dû à de la timidité ou à un caractère pas très causant, sa discrétion physique commençait à éveiller ma curiosité. Sa carrure de marche-tige aurait dû attirer l’attention, pourtant il semblait presque effacé. Sur le chemin de la forge, j'avais dû vérifier à plusieurs reprises qu'il me suivait bien, alors qu'il se tenait juste à côté. D'ailleurs, en repensant à notre bout de route ensemble, je me rendais compte qu'il n'avait pas seulement masqué ses bruits de pas par ceux de son cheval. Sa discrétion venait surtout de sa façon de se mouvoir : chacun de ses gestes étaient empreint d'une étrange grâce.

  Avions-nous affaire à un nobliau en route pour rendre visite à MacConall ou un autre chef de clan ? Voire à la reine elle-même ?

  Non, il n'aurait pas été seul. Les aristos étaient incapables de se torcher sans leur précieux domestiques ; ils ne pouvaient aller nulle part sans eux.

Un ancien danseur devenu voyageur, alors ?

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