Chapitre 8-1 : Assemblée

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  L'église n'avait pas encore sonné le carillon appelant au rassemblement lorsque je sortis de chez moi, mais plus je m'approchais de l'auberge, plus les rues se remplissaient. Certains marchaient avec détermination, une hache à la main, d'autres avec prudence, leur regard ne cessant de balayer les environs à la recherche d'une menace, d'autre le dos voûté et l'expression hantée, d'autres encore lâchaient de profond soulagement, fondaient en larmes ou encore s'effondraient en retrouvant des proches.

  J'entrais pour ma part dans la seconde catégorie. Le pas raide et une main posée sur le manche du couteau de cuisine glissé à ma ceinture, je ne cessai de scruter la brume. Mais contrairement aux autres, je ne craignais pas seulement de voir la bête surgir du néant pour tous nous massacrer. Je cherchais aussi la silhouette d'une certaine asperge. À mon réveil, j'avais découvert qu'il s'était tout simplement volatilisé. En dehors des couvertures parfaitement pliés sur la table, il n'y avait aucune trace de son passage ou de son canasson. Je ne comprenais même pas par où ils étaient sortis : ils n'étaient plus là, mais tout était encore barricadé. C'était comme s'ils n'avaient jamais mis les pieds chez moi.

  Peut-être que je n'aurais pas dû le railler comme ça...

  Comme il était resté manger dans le grenier avant de descendre – cet idiot était resté bloqué dans son idée que dormir dans la même pièce n'était pas convenable – j'avais cru que mes moqueries lui étaient passées par-dessus la tête. Mais peut-être que je l'avais vexé plus que je le pensais. Après tout, il m'avait à peine adressé un regard et souhaité bonne nuit avant de quitter le grenier, les couvertures sous le bras. Nous n'avions même pas échangé nos noms.

  Les coups de cloches finirent par retentir, arrachant sursauts et cris de peur à plus d'une personne. Je laissai aussitôt tomber la recherche du marche-tige pour accélérer. Malgré tout, l'auberge était déjà tellement bondée à mon arrivée que plus personne ne pouvait rentrer. Des éclats de voix et des questions fusaient de tous les côtés, à moitié étouffés par les murmures ambiants débordant d'inquiétude ou les pleurs des enfants. L'odeur âcre de la peur occultait celle du brouillard.

  Contournant la foule qui se pressait près de la porte et des fenêtres, je me glissai dans l'écurie, à l'arrière du bâtiment, et entrai par la porte secondaire. Je l'avais à peine ouverte que la cacophonie à l'intérieur explosa à mes oreilles. En comparaison, le boucan extérieur ressemblait à une douce berceuse.

  –Toute la rue ! Toute la rue j'vous dit !

  –Y sont où les renforts du laird ! Y sont où !

  –Mon fils...

  –Comment on va faire maintenant ! Même la journée, on peut plus sortir d'chez nous !

  –Et la baraque ? Plus qu'un tas d'briques !

  –Qui est mort ?

  –S'y sont la pourquoi y zont rien fait ?!

  –On d'vrait pas être tous là, elle pourrait r'venir maintenant ! Tous nous massacrer !

  –Par terre, sur les murs, même sur les toits ! Y a du sang et des tripes partout !

  Les voix se faisaient de plus en plus tonitruantes à mesure que je traversais la réserve. Appuyés au chambranle de la porte donnant sur l’arrière du comptoir, Luned et Devan se tournèrent vers moi à mon approche. Si le regard de Luned s'obscurcit, Devan reporta très vite son attention sur la salle. Celle-ci était encore plus pleine que je le pensais : le sol, les tables, les chaises, les escaliers, la coursive de l'étage, le rebord des fenêtres... Chaque surface pouvant être occupée l'était, excepté le domaine de Fearghus : l'arrière du comptoir. Mon ancien patron s'y tenait, ses puissants bras croisés sur son puissant torse, en compagnie de Lennox, le maire. Un profond soulagement me traversa à la vue de Fearghus et son air bourru. Après lui avoir souhaité d'être la prochaine victime de la bête, j'avais eu peur que ma menace se soit accomplie.

  –Vous allez la fermer, oui ? tonna-t-il de sa voix profonde. On s'entend plus parler.

  –La fermer ? T'sais combien d'corps y a, dehors ?

  –Vingt-trois, répondit froidement le maire, plus tout Flùruaine.

  Cette information nous frappa si violemment que l'auberge tout entière cessa de respirer et dévisagea le maire avec horreur. Flùruaine était l'un des plus petits villages de la communauté, mais il comptait une trentaine d'habitants. Et la bête les avait tous tués ? En une nuit, elle avait presque doublé le nombre de ses victimes.

  –On sait pas si elle est passé là-bas avant ou après nous, reprit Lennox après quelques secondes de silence pour nous laisser digéré cette horrible nouvelle, mais elle les a tous massacrés. Je sais pas c'qui l'en est des autres villages, j'attends encore leurs réponses, mais les renforts du laird sont pas suffisants. Ceux qui sont arrivé hier ont été réduit en charpie en essayant d'l'arrêter. On est en train d'ramasser leurs morceaux avec ceux des autres. Je lui ai d'jà envoyer un messager pour lui dire qu'on avait besoin d'nouveau renforts, mais dès qu'cette assemblée est terminé, j'pars le r'trouver pour qu'on contacte Sa Majesté. La reine doit savoir c'qui s'passe. Elle doit nous aider.

  Si certain hochèrent la tête avec approbation, la crainte, la colère ou l'incertitude habitaient toujours les traits de la majorité.

  –Et en attendant, on fait quoi ? s'enquit une femme. Le jour nous protège plus.

  –J’vais avancer l'couvre-feu à seize heures, répondit Lennox, et ceux qui ont pas besoin d'sortir, vous rester chez vous. C'est tout c'que j'peux faire pour le moment.

  –Non, c'est pas tout, cracha Luned.

  Une brusque poussée me projeta hors de la réserve. Prise de court, je trébuchai et ne m'arrêtai qu’en heurtant le comptoir. Tous les regards se posèrent sur moi. Mon pouls s'emballa.

  –Luned..., commença Fearghus.

  –Pourquoi tu la protèges, Fearghus ? Tout c'qui nous arrive, c'est à cause d'elle et d'son sang pourri ! J'suis sûr qu'c'est ça qui attire la bête !

  –Si c'était ça, elle serait apparue y a seize ans, idiote ! cinglai-je en me tournant sur le côté, afin la regarder tout en gardant un œil sur la salle, et j'aurais été la première victime !

  –Nan, parce que ça t'permet aussi d'la contrôler, bana-bhuidseach(1).

  –Quoi ?

  Ce qu'elle racontait n'avait absolument aucun sens et pourtant l'atmosphère changea. La peur et l'incertitude dans l'air se dissipaient, chassé par quelque chose de froid. Mon souffle s'accéléra encore alors qu'une sombre détermination se répandait à travers la foule et qu'un sourire cruel fendait les lèvres de mon ancienne collègue.

  –Tu croyais encore pouvoir nous berner après c'que t’as dit quand Feargy t'as foutu dehors ? Elle nous a maudit ! annonça-t-elle à la foule. Elle a dit qu'la prochaine fois qu'la bête viendrait, ce s'rait pour nous et maintenant, v'là qu'elle vient la journée ! C'est une bana-bhuidseach, j'vous dit ! Si on la brûle, y aura plus d'bête !

  –Espèce de...

  À ma gauche, certains firent un pas en avant, entraînant tout un mouvement de foule vers le bar. Je m'en écartai, mais pas assez vite. Une main me saisit par le bras.




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(1) Sorcière

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