Chapitre 12-3 : Confidences
Est-ce qu'il était vraiment noble ? Un noble en fuite qui craint d'être retrouvé pouvait expliquer son comportement méfiant, pas vrai ? Mais pourquoi aurait-il fui ? Pourquoi disait-il que personne ne voulait de lui, mais qu'on avait cherché à le maintenir quelque part ? S'agissait-il d'un enfant non désiré ? D'un fils d'une seconde femme qui créait des problèmes de successions ? À moins qu'il ne fasse partie d'une minorité discriminée voire persécutée en Wiegerwäld ? Parce que son pays était peut-être bien moins xénophobe que le mien, il était à des lieues du royaume idyllique. Ma mère m'en avait parlé le jour où elle m'avait expliqué que notre carnation noire était dû à nos origines yeminnes. Découvrir qu'elle était une étrangère dans son pays de naissance m'avait fortement troublée, car elle ne m'avait jamais confié avoir souffert de discrimination. Elle m'avait alors appris que Wiegerwäld était un pays bien plus ouvert sur l'extérieur et que la plupart des habitants n'avaient aucun problème avec les étrangers, les couples mixtes et les métis. Pour une petite fille comme moi qui souffrait de racisme depuis sa naissance, Wiergerwäld m'était aussitôt apparu comme une terre promise, un aperçu des Jardins sur Terre ! Dans la seconde, je l'avais suppliée de déménager là-bas et de ne plus jamais en partir.
Ma mère avait mis un brusque coup de rênes à mes ardeurs : chaque pays avait son lot de cruauté et Wiegerwäld n'y faisait pas exception. Alors que chez nous, être homosexuel n'avait jamais posé problème – après tout, de nombreuses créations découlaient de l'association de deux dieux ou de deux déesses – ce n'était pas le cas en Wiegerwäld. Là-bas, être attirée par une personne du même sexe avait longtemps été considéré comme un trouble psychologique nécessitant d'être enfermés dans un hospice jusqu'à guérison. Ces internements n'avaient pris fin qu'un demi-siècle plus tôt. Mais il y a encore dix ans, quand ma mère avait quitté sa terre natale, mieux valait ne pas affirmer son homosexualité, au risque d'être rejetés par une grande partie de son entourage. Et il n'était même pas question de parler de mariage.
Mais pire encore était la situation des bâtards et des éclipsiens. Comme les premiers n'étaient pas le fruit d'un mariage béni par les dieux, les Wiegerwälder les considéraient comme des êtres impies ; leur venue au monde et leur existence, un affront envers les déités. On les disait porteurs de malheur, parfois sans âme ! En conséquence, ils cherchaient à les supprimer avant la naissance ou dans l'enfance, quel que soit leur milieu social. Chez nous, un enfant illégitime pouvait ne pas être très bien vu au sein même de sa famille puisqu’il pouvait être un rappel constant d’une tromperie. Mais en dehors du cercle familial ? Ils étaient parfaitement acceptés. D’autant plus qu’on en retrouvait beaucoup dans les rangs de l’armée. Quant aux éclipsiens, selon les pays, ils étaient tantôt vu comme des élus des dieux, tantôt comme des annonciateurs de morts, des faucheurs s’étant fait chair. Et les Wiegerwälders faisait plutôt partie du second groupe. Qu’ils viennent au monde lorsque la mort prenait le pas sur la vie en plein jour les mettaient mal à l’aise. Ils y voyaient un symbole funeste, néfastes. Alors, il n’était pas rare que les enfants soient abandonnés à la naissance, qu'on leur crève les yeux pour ne plus y voir ceux de la déesse, ou qu'on les castre pour les empêcher de se reproduire, alors même que leur lien avec la déesse de la mort n’était pas héréditaire. En Lochcadais, nous faisions au contraire partie du premier groupe. Par conséquent, les éclipsiens se devaient d'être respectés, vénérés. L'idée même de porter la main sur eux relevait du sacrilège !
Vue la couleur de ses yeux et de ses cheveux, qui m'avait l'air naturelle, il n'était définitivement pas éclipsien. Mais gay ou bâtard ? Ça ne se voyait pas physiquement. Par contre, si je m'appuyais sur son comportement... il avait été gêné de rester avec moi, une fille, sans chaperon. Avait-il réagi ainsi parce que la réaction que tout bon Wiegerwälder venant d'un milieu privilégié se devait d’avoir ou parce qu'il était vraiment attiré par les filles ? Cela dit, ça ne l'empêchait pas d'aimer les deux. Quant à une possible bâtardise, ce serait étrange qu'il ait atteint cet âge, mais pas impossible.
À moins que.... C'était peut-être un métamorphe ! Ils n'étaient pas aussi discriminés que les éclipsiens ou les bâtards, mais comme chez nous, beaucoup les considéraient comme des sous-hommes à cause de leur part animal. Et ça expliquerait son attitude digne d'un félin..., n'est-ce pas ?
Pendant que je me triturais l'esprit pour trouver l'hypothèse la plus probable, la tête de Jäger roula vers moi. Je me penchai de l'autre côté pour éviter qu'elle tombe sur mon épaule, avant de m'arrêter en plein mouvement, le cœur soudain lourd. En dehors de ma famille, je n'avais jamais été assez proche de quelqu'un pour qu'il se laisse à dormir à mes côtés. Encore moins pour se laisser aller à dormir sur mon épaule.
Lentement, je me redressai et sa tête finit par atteindre mon épaule. Je me raidis, prête à sortir mon excuse s'il se réveillait – bah alors, Jäger, on s'endort sur les épaules des jouvencelles ? C'est pas très convenable, dis-moi – mais, il n'eut aucune réaction. Les secondes passèrent et il resta profondément endormi. Un étrange soulagement naquit en moi. Son absence de rejet me détendait, mais le nœud dans mon estomac se resserrait. Sa respiration profonde, ses boucles qui effleuraient innocemment mon cou et ma mâchoire, son parfum juste à portée de mes sens, qui me renvoyait dans les bois après une journée de pluie, lorsque les odeurs sont les plus prononcées... Tous ces petits détails que je n'aurais jamais perçus s'il n'avait pas été contre moi m'emplirent d'une chaleur qui m'avait manqué toute ma vie mais dont j'avais désespérément occulté le vide pour ne pas m'effondrer. Une goulée d'air libératrice gonfla mes poumons alors que les larmes me montaient aux yeux. Un ricanement sans joie m'échappa. Dieux que j'étais ridicule. Me retrouver dans tous mes états parce qu'un garçon que j'avais rencontré moins de vingt-quatre heures plus tôt m'avait involontairement pris pour un oreiller après s'être involontairement confié à moi. C'était risible.
Ressaisis-toi, idiote.
Je pensais m'être reprise en main lorsque Fearghus arriva avec notre repas, mais un regard dans ma direction et il s'arrêta. Ses yeux jonglèrent entre l'asperge et moi.
–Ça va pas, gamine ? T'as une p'tite tête.
–Si, si. Je suis juste un peu fatiguée. Et regarde.
Je secouai l'épaule sur laquelle s'était avachi Jäger, souriant déjà à l’idée de l’embarras qui allait envahir ses traits si inexpressifs.
Rien ne se passa comme prévu.
Je n'avais pas senti son poids me quitter que je me retrouvai plaquer au sol, un bras coincé dans le dos. L’impact expulsa tout l’air de mes poumons et me fit voir trente-six chandelles. Il me sembla entendre quelqu'un crier mon nom, mais je n'étais sûre de rien. À moitié sonnée, il me fallut quelques secondes pour penser à tourner la tête et réussir à faire le point sur la silhouette au-dessus de moi – Jäger, l'expression glaciale – et me rendre compte que quelque chose de froid frôlait ma gorge. La lame d’un putain de poignard.
Mon cœur se figea. Au même instant, une lueur passa dans le regard de Jäger. Sa respiration se bloqua, ses yeux s'écarquillèrent, et puis il s'écarta d'un bond. Sa lame regagna un fourreau caché dans son dos. Un flot d'excuses jaillit de sa bouche, mélange incompréhensible de wiegerwälder, lochcadais et d'autres langues. Il voulut se pencher pour m’aider à me relever, inspecter mon cou, s'assurer qu'il ne m'avait pas blessée, mais il finit par reculer, ne sachant visiblement pas comment j’allais accueillir son approche après ce qu’il avait fait.
Toute cette agitation ne manqua pas de me ramener à moi et je réagis enfin : j'explosai de rire. Fearghus, Jäger et Seanmhair – que tout ce bordel avait réveillé – me dévisagèrent comme si j’avais perdu la tête. Ce qui venait de se passer n’avait en effet vraiment rien de drôle, mais c’était plus fort que moi.
Fearghus ne s'était pas trompé, ce type avait définitivement un poignard de nuit.
Annotations
Versions