Chapitre 14-1 : Contrecoups
Je ne savais pas où j'étais. Je ne savais pas où j'allais. Le brouillard semblait avoir englouti le monde. Les formes à l'intérieur étaient autant de silhouettes sans visage que de monstres sur le point de bondir sur leur proie. Si elles me parlaient, leur voix se perdait dans l'air avant de m'atteindre. Je ne percevais même plus mon propre corps. Tout ce que je savais, c'était que je devais m'éloigner de la forge, instaurer le plus de distance possible entre moi et Aodhán.
Avance... Avance...
Pas après pas, cette pensée se grava dans ma chair, dans mes os. Je n'eus bientôt plus besoin d'y songer pour me pousser à courir ; mes jambes se mouvaient d'elles-mêmes. Alors, quelque chose de froid, enfoui au plus profond de mon être, s'éveilla. Il naquit dans ma poitrine, se cristallisa autour et dans mon cœur. La peur, qui faisait battre ce dernier comme un fou, se heurta soudain à un mur de glace infranchissable. Ses griffes avaient beau frappé, elles ne parvenaient pas à s'y planter, pas même l'égratigner. Propulsée par cet organe froid, un sang gelé se propagea dans mes veines, étouffant mes tremblements, les larmes qui brouillaient ma vue, la douleur qui pulsait dans ma chair, ma panique.
M'étouffant, moi.
Petit à petit, ma course ralentit. Mes pieds n'avaient plus de raison de courir. Plus de raison de fuir. Ils pouvaient juste marcher. Alors ils marchèrent.
Un pas...
Puis un pas...
Puis encore un pas.
Jusqu'à ce qu'un obstacle, une porte, tout ce qu'il y a de plus banal, se dresse sur leur route. D’elle-même, ma main se leva et se referma sur la poignée.
Un nouveau monde se dissimulait de l'autre côté. Un monde plus chaud, plus lumineux, plus bruyant, plus parfumé, plus joyeux, plus clair. Un monde qui me frôla avant de se heurter, lui aussi, au rempart de glace et me laissa de marbre. Tel un automate, je poursuivis ma route vers cette destination où mes jambes m'emmenaient.
Le claquement d'une porte retentit dans mon dos.
–Ali ? Putain, mais qu'est-ce tu fous encore là ? Et dégueulasse, en plus ! Tu t'es battue avec des porcs, ou quoi ? Dégage, avant d'tout saloper ! Et arrête de v'nir ! Fearghus t'as virée, t'as plus rien à faire dans la réserve ! Rent’e-toi ça dans ta sale caboche de leth fuil et viens plus nous faire chier !
Je m'arrêtai.
Fearghus ? Oui... Fearghus... Il m'avait demandé un service.
Lentement, je me retournai. Luned eut un mouvement de recul ; un verre tomba de son plateau et se fracassa à ses pieds.
–Par Lumen... Qu'est-ce que... (Alors que ses yeux me balayaient, le coin de ses lèvres tressauta, puis un immense sourire finit par les étirer.) Oh, bons dieux ! On t'a pas manqué c'te fois ! C'est qui qui t'as r'fait l'por...
–Où est Fearghus ?
La voix détachée, décharnée, qui franchit mes lèvres, aussi glaciale que mon cœur, alluma une lueur d'angoisse dans ses yeux. Enfonçant le bord du plateau dans ses seins, elle me désigna la pièce principale, vers où je me dirigeais avant son arrivée.
–À l'étage. Il amène son r'pas à l'étran...
Je quittai la réserve. Tandis que j’avançais vers l’escalier l’atmosphère changea. Le silence se répandit à travers les tables, l'air s'alourdit, le poids d'une multitude de regard s'accumula sur mes épaules. Cependant, comme tous le reste, ils se retrouvèrent confrontés aux remparts gelés de mon cœur. J’étais dans un tel état second que j’avais à peine conscience de ce qui m'entourait. Un voile grisâtre, légèrement trouble, recouvrait absolument tout, excepté le chemin que je devais prendre. Le pas glissant, comme un fantôme écorché dans ma cape rouge, je longeai le comptoir, escaladait les marches, puis remontait le couloir du premier étage. Deux soldats se tenaient adossés au mur, tout au bout, et froncèrent les sourcils à mon approche. Leur regard sauta de mon visage à mon earasaid. Celui de droite cracha par terre.
–Une leth fuil. Il manquait plus que ça.
–Qu'est-ce que tu veux, la noiraude ?
Je levai la chope que j'avais chapardé sur le bar et désignai la porte du menton.
–Pour l'étranger. Le patron l'a oublié.
Celui de droite plissa les yeux et m'étudia avec méfiance.
–Pourquoi c'est toi qui l’apportes ? Tu travailles pas là, à ce qu'on sait.
–Personne d'autre veux le faire.
Celui de gauche lâcha un bref ricanement.
–Et ça t'étonne ? On devrait pas avoir à servir les gens comme vous. Alors vas-y, mais t'attarde pas.
Je hochai une fois de la tête, puis les dépassait. Au même instant, la porte s’ouvrit brusquement et un homme apparut. Un homme à la stature de bœuf. Un homme si imposant qu'il occupait tout le chambranle. Un homme à la chevelure flamboyante et au teint pâle. Un homme comme...
Un grondement résonna dans ma poitrine. Dans un bruit semblable à un coup de tonnerre, la glace autour dans mes veines s'était fissurée.
J'eus un violent mouvement de recul ; la bière gicla hors de la chope et m'aspergea.
–Ali ?
Je me figeai. Cette voix... Non... Ce n'était pas...
Les crevasses se rebouchèrent. Je redressai les épaules.
Fearghus avait une tête... étrange. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, il avait l'air choqué. Presque horrifié. La seule fois que je l'avais vu comme ça remontait à mon renvoi, lorsque je lui avais souhaité d'être bouffée par la bête.
Je lui présentai la pinte désormais à moitié vide.
–T'avais oublié ça, en bas.
Il prit une profonde inspiration.
–Par Lumen, gamine...
Mes pieds me conduisirent vers lui et il s'écarta pour me laisser passer.
Je tombai tout de suite sur Jäger. Debout au milieu de la pièce, il avait l'air d'avoir quitté le lit à côté duquel son repas l'attendait, pour venir voir ce qu'il se passait. Dès que nos regards se croisèrent, il s'arrêta, devenant aussi immobile qu'une statue. Seul le mouvement de ses yeux, qui me suivirent tandis que je le dépassais pour poser la chope sur la table de nuit, à côté de son assiette, prouvait qu'il était bien vivant.
–Fearghus avait oublié de vous amener ça.
Sachant que les soldats ne pouvaient pas me voir dans cet angle de la pièce, je rejetai ensuite un pan de ma cape et sortis la flèche que j'avais caché dans les replis de ma jupe. La seule sur laquelle j'avais pu mettre la main avant de partir. Les autres étaient toujours sur la table de travail ou avaient été brisées lorsque...
Un tremblement me secoua.
–Mademoiselle...
–Désolée, c'est tout ce que j'ai. (Je la déposai sur le lit.) Faites-y attention.
Alors que je ramenais ma cape sur moi, prête à partir, un pas lourd et pressé s'abattit sur le sol.
–Attendez ! s'exclama l'asperge.
Trop tard. Ce son urgent, menaçant, fractura instantanément mes remparts gelés et la terreur, dans tout ce qu'il y a de plus brute, de plus primordiale, se rua sur les brèches. D'un coup, tout ce qu'il s'était passé à la forge se rejoua devant mes yeux, se brouilla avec le présent. J'étais de retour là-bas, devant la table de travail sur laquelle reposaient les flèches finies de Jäger, et derrière moi...
J'empoignai un trait, me retournai.
Et me jetai sur Aodhán.
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