Chapitre 11bis-2 : Cueillette

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  Rien n'annonçait l’arrivée des esprits de la forêt. Elles étaient tout simplement soudain là, à nous observer à travers un tronc, l'expression vide, ce qui m'empêchait de déduire quoi que ce soit sur leurs intentions. La plupart de ces apparitions ne perturbèrent en rien Jäger – c’était à se demander s’il les avait remarquées – mais, pour quelques-unes, il ralentit le pas, voire s’arrêta. Et à juste titre ! Dans chacun de ces cas, la forêt cherchait à nous repousser ou nous bloquer la route : une racine, qui n'était pas là une seconde plus tôt, s'élevait soudain devant l'un de nous, des ronces s'approchait lentement, des branches se penchaient dans notre direction ou formaient un mur entre deux arbres…

  Mais c’était loin d’être le pire. Parfois, l’asperge s’arrêtait, alors qu'aucun esprit ne s'était montré. La première fois, je faillis me faire dessus. Ayant bêtement associé la présence des dryades à leur apparition, je crus que le fenrir nous avait trouvés et que c'en était fini de nous. Je finis par comprendre que les nymphes n'avaient pas besoin de se montrer pour agir, pourtant ma réaction à ces soudains arrêts ne s'améliora guère. Chaque fois, mon cœur avait un brusque soubresaut et l'image de la bête surgissant de la brume me paralysait.

  Puis nous tombâmes sur notre premier charnier.

  L'odeur aurait dû me mettre la puce à l'oreille, de même que l'allure de Jäger, qui avait ralenti depuis quelques yards. Mais lorsque je fis le lien, il était trop tard. Des dizaines et des dizaines de carcasses déchiquetées se profilaient déjà au milieu d'un champ d'arbres détruits.

  J'avais eu l'occasion d'observer de près des jeux d'empreintes de la bête. J'avais aussi déjà entendu parler de l'état des corps retrouvé. C'était de telle boucherie qu'ils étaient souvent inidentifiables. Certains disaient qu'on en arrivait même à douter qu'ils aient un jour été humains. Cependant, je n'avais jamais vu de ces carnages de mes propres yeux et la vérité était bien pire que tout ce que je m'étais imaginé.

  Sans les restes de ramures, je n'aurais jamais pu deviner que les corps éparpillés devant nous composaient autrefois une harde de cerfs. Le fenrir s'était tellement acharné sur eux qu'il ne restait plus que des amas de chair d'où émergeait rarement un sabot ou un museau. Au milieu de cette tuerie, certains arbres avaient été tout bonnement brisés en deux. D'autres, plus épais, présentaient de profondes lacérations ou de larges trous, là où une partie du tronc avait été arraché par de puissantes mâchoires. S’il y avait eu des buissons et des fourrés dans cette zone, il n’en restait rien. Des larges taches de sang maculaient tout ce qui nous entouraient... Et nous étions tout juste à un quart d'heure du village !

  Horrifiée, je m'arrêtai et armai vivement mon arc en reculant d'un pas.

  Où est-elle... Où est la b...

  Quelque chose me heurta l'épaule. Je me retournai dans un sursaut et mon arc frappa celui de Ruadh. Nos flèches nous échappèrent.

  –Par Holtz, Ali, tu veux nous tuer ? siffla-t-il.

  –Dé... désolée... J'ai cru...

  Mon regard dériva vers l'hécatombe. Jäger avait atteint la dépouille la plus proche et la poussait du pied pour l'observer sous un autre angle.

  –Si la bête v'nait les buter, ça shlinguerait l'sang tellement fort qu'taurais envie d'vomir, me coupa le bûcheron. Là, c’est juste l’odeur d’la chair qui pourrit. Alors avance.

  Il joignit le geste à la parole et me poussa rudement l’épaule, me propulsant en avant. Je faillis me faire un croche-patte et m’effondrer. Tout l’apaisement que j’avais trouvé grâce à l'assurance de Jäger s'était envolé. Mon cœur avait repris un rythme fou. Mes jambes étaient de nouveau si vacillantes que chaque pas redevint une épreuve ; j’étais obligé d'en faire de tout petit pour ne pas m'écrouler.

  Jäger voulut contourner cette boucherie, mais une dryade hostile se manifesta peu de temps après et il préféra finalement couper à travers. J'aurais aimé fermer les yeux, oublier l'espace d'un instant où nous nous trouvions, mais j'avais bien trop peur de la bête pour me couper du monde et l'odeur de putréfaction aurait de toute façon refuser de m'accorder ce bref répit. Je ne fus que trop reconnaissante envers Jäger d’accélérer le pas. Je ne désirais plus qu'une chose : en finir et ressortir de cette antichambre du Brasier au plus vite !

  Cependant, nous étions encore loin d'avoir atteint notre destination et la situation ne fit qu'empirer à mesure que nous en approchions. Après notre premier charnier, la forêt se remit à s'agiter et la canopée à bruisser sans qu'aucun vent n'en soit à l'origine. À chacun de nos pas, ce murmure se fit de plus en plus fort, de plus en plus inquiétant, de plus en plus hostile. De concert, les obstacles qui se dressaient sur notre route se firent plus nombreux. Des arbres en vinrent à se battre entre eux pour repousser ceux qui voulaient nous bloquer le passage.

  Tout ce bruit aurait dû me rassurer. Nous n’étions plus les seuls à en faire et ce boucan couvrait le nôtre. Mais il restait concentré autour de nous et risquait encore plus sûrement d’attirer la bête ! Et puis, si j’avais bien compris Jäger, toute cette agitation était le signe que de le désaccord entre les dryades vis-à-vis de notre récolte se renforçait, que nous en avions de moins en moins de notre côté.

  Nos pas nous amenèrent à un second charnier. S'il était moins vaste que le précédent, il reflétait un massacre bien plus intense. Impossible de savoir ce qui avait été réduit en charpie, ni leur nombre. Même les os avaient été mis en pièces. La végétation avait été ravagée au point que plus aucun arbre ne tenait debout. Branches, troncs et racines gisaient par terre comme autant d'os ressortant d'un corps.

  Un frisson glacé me dévala l'échine. Tuer sa proie n'avait pas suffi à satisfaire ses besoins destructeurs pour qu'il s'en prenne ainsi à la forêt ? Qu'arriverait-il, une fois qu'il n'aurait plus un seul animal à se mettre sous ses griffes ? Une fois qu'il aurait ravagé tout le bois ? Malgré tous nos morts, nous n'avions en vérité accusé qu'une infime part de ses attaques ! Combien de temps nous restait-il avant qu'il en ait fini avec les dryades et se tourne définitivement vers la communauté ?

  Une troisième zone sinistrée se profila quelques minutes plus tard et me noua encore plus le ventre. Mais alors que Jäger s'arrêtait, je me rendis compte qu'elle différait des deux autres : ici, il n'y avait ni trace de sang ni corps déchiqueté. La végétation n'avait pas non plus été détruite. Cette dernière était juste... morte. Complètement morte. Les racines apparentes étaient toutes craquelées. En plus de leurs aiguilles ou de leurs feuilles, les arbres avaient perdu leurs branches. Quelques-unes tenaient encore, mais seulement grâce à une fine couche d'écorce. Au lieu de dévoiler un cambium bien vert, les cassures avaient mis en lumière un cambium brun, sombre, mort. C’était comme si toute vie avait été aspirée de cette zone.

  –Vous devriez mettre vos gants, murmura Jäger.

  –Pourquoi ? fit Sorcha. On est pas arrivé.

  –Si.

  Je fronçai les sourcils, puis me rapprochai de lui pour essayer de déterminer ce qu'il observait. Mon cœur eut un brusque sursaut. À une trentaine de yards, tout juste visible à travers le brouillard, un… mur de fleurs jaunes et violettes se dressait entre les arbres.

  Un mur de tue-loups

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