Chapitre 17-2 : Vide
Les jours suivants s'écoulèrent dans un brouillard. J'oscillai entre les phases cotonneuses, complètement assommée par le laudanum, et les phases bien éveillée, durant lesquelles mes blessures me faisaient souffrir le martyr. Pendant ces phases, je ne pouvais pas ouvrir la bouche ou respirer sans avoir mal. Même ciller me tiraillait.
Fearghus s'occupa de moi durant tout ce temps. Il m'aidait à manger, boire et atteindre les latrines, m'expliquait tout ce qu'il s'était passé depuis le soir de l'attaque, me tenait au courant des derniers événements.
J'appris donc que je ne devais ma survie qu'à un mauvais pressentiment de l'asperge. Son appréhension était née après que Fearghus l'eut informé avoir mis les choses au clair avec Aodhán et elle s'était renforcée à mesure que la journée avançait. N'y tenant plus, Jäger avait fini par trouver l'aubergiste pour lui en faire part et lui annoncer qu'il sortait voir ce qu'il en était. Fearghus avait tenté de l'en dissuader – le couvre-feu avait déjà sonné, il n'avait plus ses armes et les soldats avaient pour ordre de le descendre s'il sortait à nouveau. Cependant, le chasseur n'était plus du tout désarmé. À un moment ou un autre, et sans que personne ne s'en rende compte, il avait récupéré son équipement et il était bien décidé à suivre son instinct. Il n'était venu prévenir Fearghus que par politesse. En le voyant si insistant, mon ancien patron avait aussi été pris d'un doute et il avait fini par l'aider à sortir et par l'accompagner. Ils n'étaient plus très loin lorsque le hurlement de la bête avait brisé le silence du couvre-feu. Ils avaient alors dû descendre de cheval – leur monture étaient trop effrayées par la présence du fléau pour s'en approcher davantage – et courir jusqu'à chez moi. Plus rapide, Jäger était arrivé en premier, au moment où le monstre se jetait sur moi. Tout s'était joué à un fragment de seconde.
Lui aussi n'avait survécu que de justesse. Il n'avait jamais eu l'intention d'affronter le fenrir en face à face ou de le tuer. Même s'il était jeune, ce monstre était déjà bien trop rapide et puissant pour une personne seule. Jäger et Fearghus voulaient juste nous récupérer, ma seanmhair et moi, et nous conduire à l'abri chez mes voisins. L'explosion aurait dû leur offrir le temps nécessaire – depuis le début, l'asperge détenait un petit bocal de poudre noire. Cependant, même une déflagration assez puissante pour arracher la moitié de ma maison n'avait pas suffi à assommer la bête plus de quelques secondes. Lorsqu’elle avait émergé des décombres, Fearghus nous avaient tous cru condamnée. L’intervention de l’asperge n’avait rien changé à son impression. Il ne comprenait d’ailleurs pas ce qui l’avait piqué. Quand il l'avait interrogé à ce sujet, Jäger avait avoué ne pas trop savoir lui-même ce qu’il avait en tête à ce moment-là. Il n’y avait pratiquement eu aucune chance qu’il ressorte de cet affrontement vivant ou qu’il tienne assez longtemps pour nous permettre de rejoindre un abri. Cependant, tout son corps lui avait hurlé de tenter quelque chose.
Le fenrir avait rapidement mis un terme à cette entreprise : moins d’une minute s’était écoulé avant que Jäger ne s’effondre sous ses attaques. Pourtant, même à terre, privé de son épée et le dos lacéré, le chasseur ne s’était pas avoué vaincu. Au moment où la bête s'était jetée sur lui, il avait tenté le tout pour le tout : il avait sorti un stylet caché dans sa manche et volontairement plongé son bras à l'intérieur de la gueule pour la planter de l'intérieur. Une véritable folie. L'ossature de la bête était plus dure que la pierre. Sa fine lame aurait dû se briser contre le crâne.
Sauf qu'un crâne n'est pas entièrement fermé. Il comporte quelques orifices, dont certains atteignables par la bouche ou la gueule. C’était du moins ce que Jäger avait expliqué à Fearghus et ce qu’il avait essayé de viser : le fenrir était assez petit pour qu'il puisse en atteindre un. Il avait dû le manquer d'un cheveu, car il avait rencontré une résistance, mais entre l'élan de la bête et le sien, la zone qu'il avait touchée avait été assez fine pour se rompre. Cette folie n'avait pas été sans conséquence : la violence du choc lui avait explosé le bras, lui valant pas moins de onze fractures et une épaule démise, mais il avait réussi. Son stylet avait frappé le cerveau et la bête était morte sur le coup.
Alors que l'intéressé avait été installé de l'autre côté de la pièce – la chambre avait été converti en chambre de malades –, je ne jetai pas un regard vers son lit lorsque Fearghus me raconta tout ça. Je ne réagis pas plus lorsqu'il m'informa que les décombres étaient en train d'être fouillées pour retrouver les restes de ma seanmhair. Ni quand il m'annonça que son enterrement aurait lieu dans trois jours. Ni quand il me promit qu'une fois rétablie, je pourrais rester dans cette chambre, aussi longtemps que j'en aurais besoin, qu'il ne me laisserait plus tomber. Ni quand il s’excusa de m’avoir virée. Ni quand il m’avoua qu’il pensait que c’était ce qu’il y avait de mieux pour moi, car il craignait que le village me lynche s’il me préférait à Luned ou Devon. Ni quand il me lista mes blessures. Ni quand il m'avisa de l'arrivée des renforts de la reine.
Je n'eus pas plus de réaction quand ces derniers envahir la pièce. Ni quand l'un d'eux me souhaita ses condoléances, au nom de Sa Majesté. Ni quand ils interrogèrent Jäger sur le soir de l'attaque, les fenrirs, les fléaux, la façon dont il avait tué la bête. Ni quand je rouvris les yeux pour découvrir un Fearghus plus renfrogné que d'habitude. Ni quand il m'apprit que les soldats avaient arrêté Jäger pendant que je dormais. Ils affirmaient qu'il était un receleur et qu'il avait eu recours au service d'un sorcier. Leur preuve ? Les potions de régénération qu'il m'avait administrées, une prétendue résistance à la magie et son cheval. Les premières étaient apparemment des potions très spéciales, capable d'agir sur des personnes dotées d'une immunité à la magie. Immunité que la magesse de l'escadron avait ressenti chez Jäger, bien que faiblement. Or, une telle résistance n'était pas naturelle chez les humains. Seules les Tírnaniennes pouvaient nous l'insuffler. Les mages n'avaient pas encore réussi à y parvenir sans se tourner vers la magie noire, dont la pratique était illégale. Et les fées ne se liaient qu'au gratin de l'humanité. Alors, à moins d'avoir fait appel à un mage noir ou un sorcier, un roturier comme Jäger n'aurait jamais dû être dotée de cette résistance ni en possession de potions pouvant la contourner. Quant à son canasson, ce n'était pas non plus un étalon ordinaire. D'après les soldats, il s'agissait d'un pegard. Un animal issu de l'accouplement d'une jument et d'un pégase, pratiquement introuvable dans la nature et produit à des fins militaire en Wiegerwäld car leur endurance, leur rapidité et leur témérité piétinait allégrement celles des chevaux de guerre. Certaines personnes en dehors de l'armée pouvaient en faire l'acquisition, mais encore une fois, elles n'appartenaient pas à n'importe quel milieu. L’armée avait beau tout faire pour multiplier les naissances de pegards, ils restaient rares et par conséquent, extrêmement chers.
Seules, ces possessions illégales étaient déjà suffisantes pour conduire derrière les barreaux Jäger, mais, couplé à toutes ses connaissances sur les fléaux et sa présence avérée au moment des dernières attaques, elles l'avaient également rendu suspect vis-à-vis du fenrir. Tout en me nourrissant, Fearghus maugréait à ce sujet.
–Y disent qu'y l'a essayé d'nous rouler avec ces histoires d'marché noir. Qu'y doit lui-même être impliqué dans des trafics, vu sa résistance illégale et tout. Qu'y l'a sûrement am'né la bête avec des complices. Mais pourquoi y l'aurait risqué sa vie comme ça s'y l'avait am'né l'bestio chez nous, hein ? D'accord, y l'a p'têtre trempé là où fallait pas, mais c'pas une raison pour tout lui mettre sur l'dos et en faire un bouc émissaire, histoire d’pas avoir l'air con d'vant la reine en disant « Bah, désolée, Majesté, on sait pas c'est qui qui a amené le fléau ». J'leur ai dit d'arrêter d'le faire chier et d'aller plutôt emmerder les lairds, lady et les aut'es riches. Parce que, bon, c'est pas des campagnards comme nous qu'avons les sous pour s'payer un fléau. Pis, doit y en avoir au moins une poignée qu'y s'sens plus assez péter pour s'dire qu'c'est une bonne idée d'acheter un bestio pareil. Et tu sais c'qu'y m'ont dit ? D'mesurer mes paroles. Qu'plus d'un homme avait fini derrière les barreaux pour un manque d’respect pareil. Mais pourquoi j's'rais respectueux quand c'est nous qui payons pour les conneries d'un nobliau ? Y a eu soixante-treize morts. Soixante-treize putains d'boucheries. On est même pas sûr d'avoir récupéré tous les morceaux tellement y en avait partout. Et tout ça pour quoi ? Parce qu'un type qui chie dans des latrines en or s'est dit qu'y pouvait contrôler un fléau. Alors qu'ils aillent s'faire foutre avec leur respect. Tout c'que c'type mérite, c'est d'se faire bouffer par une sale bête, pas vrai ?
Seul le silence lui répondit.
Et jour après jour, ce fut le seul à lui répondre. Même l'enterrement de ma seanmhair ne parvint pas à me sortir de ma catatonie. N'étant pas en état de me rendre à l’église, Fearghus me demanda si je voulais qu'il prononce quelques mots en mon nom. Face à mon absence de réponse, il insista plusieurs fois jusqu'à ce que le carillon annonçant des obsèques se mette à sonner. Il tenta alors de me secouer – pas trop fort, pour éviter de rouvrir mes blessures.
En vain.
Il finit par partir et ni les trois coups de cloches frappés à la fin de la mise en terre, ni le brouhaha de tous ceux qui se rassemblèrent à l'auberge pour porter un dernier verre en l'honneur de ma seanmhair, ni la fleur que me ramena Fearghus – la même que celles qui avaient été déposées sur le cercueil – ne réussirent là où il avait échoué.
Ses questions. Ses explications. Ses soins. Les informations qu'il me transmettaient. Le miroir qu'il me tendit pour que je puisse voir l'état de mon visage lorsque les bandages furent retirés. Les passages du soldat-médecin. Ses auscultations. Le retour de Jäger. Les tentatives de discussion en wiegerwälder de ce dernier, à la demande de Fearghus...
Quoi que l'on me dise, quoi que l'on me fasse, quoi qu'il se passe autour de moi, je continuais à fixer le plafond, immobile, ou à bouger, car on me manipulait. Le gouffre qui avait remplacé mon cœur m'avait aspiré toute entière, ne laissant qu'une coquille vide. Si Fearghus n'avait pas été là pour assurer mes besoins les plus basiques, je me serais laissée mourir, sur ce lit.
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