Je rouvris les yeux d'un coup. Pendant une seconde, j'eus l'impression d'étouffer, puis l'air s'engouffra soudain dans mes poumons. Tout mon corps tremblait. Ma chemise de nuit collait à ma peau moite. Le sel de mes larmes et de ma sueur déversait un feu brûlant sur mes lacérations.

  –C'est fini, affirma calmement une voix. Ce n'était qu'un cauchemar. Respirez.

  Mes hoquets m'en empêchaient. J'avais de nouveau la sensation de me noyer.

  –Respirez, répéta la voix, encore plus posément. Respirez.

  Quelque chose frôla mes doigts. Ils se refermèrent immédiatement dessus, s'y accrochant comme si ma vie en dépendait. Ma planche de salut se figea un instant avant d'étreindre ma main en retour. La sensation d'être tirée hors de l'eau me traversa et, enfin, je réussis à inspirer.

  –Voilà, c'est cela...

  La voix continua à me féliciter, à m'encourager. Petit à petit, mon souffle s'apaisa, mon pouls ralentit, mes frémissements s'atténuèrent, mes larmes se tarirent... et je finis par distinguer la silhouette au-dessus de moi. Ces boucles sombres que la faible lumière ornait de reflets cuivrés. Ce visage trop fin et anguleux qui se découpait dans la faible lumière. Ces pommettes hautes. Cette mâchoire marquée. Ce nez droit. Cet éclat ambré dans les yeux…

  –Jä… Jäger ? croassai-je.

  –Oui. Ce n'est que moi. Quoi que vous ayez vu, il ne s'agissait que du fruit de vos peurs. Vous êtes en sécurité, à l'auberge. Dans votre chambre.

  Son ton pondéré, à des lieues des hurlements de haine et des cris de joie malsains des cadavres, son expression neutre, si différente des horribles sourires et du regard sinistre d'Aodhán et du fenrir, sa discrète odeur de pin si douce et rassurante après les relents sanglant et putréfiant qui saturaient l’auberge, et sa main, ferme, chaude, agirent comme un baume sur mon esprit. À chacun de ses mots, ils repoussaient les visages, les voix, les doigts décharnés dont la présence hantaient encore ma chair. Il aurait pu ne pas parler, ses yeux seuls m'auraient tout autant apaisée. Luisant d'intensité, ils ne quittaient pas les miens et rendaient son regard aussi tangible que sa main autour de la mienne. Puis il y avait leur couleur, cette teinte ambrée si douce, et chaude, si… vivante. Comme si la flamme de la bougie ne se reflétait pas dessus mais s’était propagé à l’intérieur. Lorsque Jäger se tut, je m'y accrochai jusqu'à ce que ce regard ait chassé le moindre relent de mon cauchemar, jusqu'à ce que sa présence soit la seule à emplir mon esprit. Alors, seulement, mes muscles se relâchèrent et je n'eus plus peur de fermer les yeux.

  –Merci, soufflai-je dans un soupir tremblant.

  –Ce n'est rien...

  Il m’observa encore quelques instants avant de se détourner et de se redresser. Un vent de panique me traversa en sentant sa main se desserrer. Je raffermis immédiatement ma prise. Son grand corps se pétrifia. Une seconde passa, puis il porta son attention à mes doigts, désespérément agrippé aux siens.

  –Ne partez pas... S'il vous plaît.

  Je m'en voulais de me sentir aussi terrifiée à l'idée qu'il me lâche, même si son lit n'était qu'à quelques pas du mien. Mais s'il s’éloignait maintenant...

  Un frisson me traversa ; sa mâchoire se contracta.

  –En êtes-vous sûre ? Nous... sommes seuls. Je vous prie d'ailleurs de bien vouloir m'excuser de vous avoir touchée pendant que vous dormiez, enchaîna-t-il en vitesse. (Je haussai un sourcil avant de le rabaisser dans une grimace qui m'élança tout autant.) Je vous ai entendue hurler, puis vous avez commencé à vous agiter et...

  Je cillai deux fois, perdue.

  –Vous... Vous êtes vraiment en train de vous excusez de m'avoir tirée d'un cauchemar assez violent pour vous réveiller ?

  –Non, bien sûr que non. Cependant, là d'où je viens... Puis je pensais... (Il ferma les paupières, puis inspira profondément.) Je pensais que vous ne vouliez plus me voir, avoua-t-il dans un souffle.

  Mon froncement de sourcil me valut un nouvel éclair de douleur. Puisqu'il ne comptait plus me laisser seul, je trouvai la force de le lâcher pour m'asseoir. Je n'y parvins pas seule ; après deux tentatives infructueuses, Jäger me prêta main forte, puis s’installa sur la chaise de Fearghus. Ce fut alors que je la vis. Ma cape. Alors que je m'étais endormie avec, elle n'était plus qu'à moitié sur le lit. Je la récupérai en vitesse et la serrai contre moi. Un affreux mélange de souvenirs de mon cauchemar et du moment où Seanmhair m'avait offert ce manteau surgit dans mon esprit. Je fermai les paupières, me concentrant de toute mes forces sur cet instant. Sur cette vraie Seanmhair, son air de goupil, sa tape bienveillante sur l’arrière de mon crâne, sa chaleureuse étreinte…

  –Mademoiselle ?

  Je relevai vivement la tête. Jäger me fixai, une pointe soucieuse au fond des yeux.

  –Souhaitez-vous que j’aille chercher l’aubergiste ?

  –Hum… Non…

  Après une hésitation, je me drapai dans mon manteau. L’impression que Seanmhair le déposait elle-même sur mes épaules m'enveloppa, balayant les réminiscences de mon cauchemar mais ravivant ma peine. Alors que ma tension se relâchait, un nœud se forma ans ma gorge et je sentis le gouffre en moi remonter à la surface.

  –Pou… Pourquoi pensez-vous que je ne voulais plus vous voir ? m'enquis-je pour me concentrer sur autre chose, éloigner ce puit sans fond.

  Un muscle joua sur sa mâchoire serrée et il baissa les yeux.

  –Parce que je n’ai pas renouvelé le répulsif de votre maison assez vite et parce que j'ai trop tardé à écouter mon instinct. Même si je me fourvoyais sur l’origine de la menace, j’aurais dû m’y fier plus tôt. Votre grand-mère serait peut-être encore en vie et vous n'auriez pas été défigurée.

  J'eus l'impression de recevoir un coup. Je n'y avais pas songé jusqu'à présent, mais oui... il avait raison. Fearghus m’avait dit que Jäger avait eu son pressentiment à son retour de la forge. Des heures avant l'attaque. S'il l'avait suivi tout de suite...

  Mais si tu n'avais pas été là, personne n'aurait déposé un mouton mort devant chez toi.

  Cette petite voix détourna aussitôt le ressentiment que je commençai à nourrir envers l'asperge et me vida de toute chaleur. Le mouton… Je l’avais presque oublié… Pourtant, dès que je l'avais vu, j'avais compris. L’élevage de Mairead et Naomhán était de l’autre côté du village. Du bétail n’aurait pas dû se trouver dans notre jardin. La dépouille était en plus en trop bon état ; ce n’était pas une victime de la bête. Quelqu’un l’avait apporté chez nous… Quelqu’un avait voulu que la bête vienne chez nous.

  Mais cette personne n’avait pas attiré ce monstre pour se débarrasser de Seanmhair. Celle que le village détestait, celle sur qui il lançait des cailloux, celle qu'il avait voulu brûler sur le bûcher dès que l’occasion s’était présentée… c'était moi. Si je n'avais pas été là...