Chapitre 20-2 : Blessures

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  Plus un bruit ne s’élevait autour de nous lorsque je prononçais ces mots, mais le silence qui s’ensuivit fut si brusque, si profond, que j’eus l’impression d’avoir hurlé. Dans un mouvement beaucoup trop lent, comme si le temps était devenu aussi irréel que le silence, Jäger ramena son attention sur moi. Cette fois, ce fut moi qui me détournai.

  –La… La première fois remonte à presque deux ans, expliquai-je dans un murmure. Comme tous les jours, je m'étais rendue à la forge pour donner un coup de main à mon père, mais il était sorti pour une livraison et je me suis retrouvée seule avec Aodhan... Je comptais rentrer tout de suite, mais après avoir jeté un coup d'œil vers la rue, il m'a coincée contre un établi, puis il m'a demandé si je portais un serre-taille pour avoir des formes aussi marquées, m’a fait remarquer qu'un tel physique était celui d'une ribaude, m'a expliqué ce qu'est une ribaude… m’a proposé de faire ma ribaude…

  » Mon père est revenu à ce moment-là. Il n'a pas dû entendre Aodhan à cause du bruit du four et de la distance, mais il n'a pas manqué de voir qu’il m'avait emprisonnée entre lui et un établi, qu'il était penché vers moi, que ses mains étaient posées sur la table, de part et d'autre de ma taille, et peut-être autre chose que je n'avais pas vu, plus bas. Aodhan n'a pas eu le temps de s'écarter que le poing de mon père s'est écrasé sur sa joue et l'a envoyé au sol. Il lui a hurlé que la prochaine fois qu'il me touchait sans son autorisation, ce serait la dernière chose qu'il toucherait, puis il m'a entraînée dans la maison et, après s'être assuré que j'allais bien, il m'a ordonné de ne plus jamais rester seule avec lui. Comme Aodhan se moquait déjà de moi, à l’époque, j’ai dit à mon père que ce connard pensait pas ce qu’ils disait, que c’était juste une autre de ses railleries. Mais mon paternel a insisté, alors j'ai fini par acquiescer, pour le rassurer.

  » Après ça, Aodhan m'a laissée tranquille, jusqu’à la mort de mon père. Je l'ai jamais avoué à Seanmhair, mais il m'avait glissé que l'on pouvait trouver un arrangement, si Seanmhair et moi voulions garder la maison. Il n'en a pas dit plus, mais son regard m'a suffi à comprendre ce qu'il attendait. Je me suis contentée de cracher à ses pieds et je suis partie parce que je pensais encore une fois qu’il plaisantait… C’est d’ailleurs pour ça que j’ai rien dit à personne. Parce que j’ai toujours cru qu’il se moquait, que ce soit ce jour-là, quand mon père l’a frappé ou la dernière fois, à la forge. Après tout, c’est ce qu’il fait tout le temps. Rire à mes dépends, me rabaisser à longueur de temps, me dire que je finirais vieille fille parce qu’aucun Lochcadais voudra jamais toucher une leith fuil comme moi…

  » Puis je suis allée récupérer vos flèches et j’ai compris de la pire façon qu’il ne plaisantait pas… (Je déglutis avec difficulté.) Vu sa réaction quand il a cru que je couchais avec vous, il aurait sûrement essayé de m’avoir un jour ou l’autre. Que vous soyez là ou non. Alors me dites pas que vous me causer des problèmes. Me donner ce demi-merk, me ramener chez moi alors que la bête était dans le village, vous interposer entre moi et Lennox, m’escorter dans la forêt… me tirer des griffes d’un fléau. Vous m'avez aidée bien plus que vous m'avez posé de problème. Vous avez même risqué votre vie pour sauver la mienne.

  Même si je ne savais toujours pas si je devais l'en remercier. Sans son intervention, j'aurais peut-être quitté ce monde, mais je l'aurais quitté en compagnie de ma seanmhair. Nous aurions retrouvé mes parents ensemble... Je ne sentirais pas ce vide horrible dans ma poitrine...

  Refoulant une nouvelle vague de pensées lugubres et de tristesse, je me refocalisai sur la conversation.

  –D'ailleurs, comment allez-vous ? Fearghus m'a dit pour vos blessures.

  Je ne me souvenais pas avoir vu Jäger grimacer pendant qu'il bougeait, alors les lacérations de son dos ne devaient pas être trop importantes. Quant à son bras, aucune écharpe ne le supportait, mais il me semblait qu'il le maintenait contre son ventre depuis qu'il m'avait tirée de mon cauchemar. Un bandage dépassait aussi de sa manche pour s’enrouler autour de sa main.

  Les yeux luisant de dureté du chasseur me fixèrent encore un instant avant de se baisser vers son bras. Il l’observa une poignée de seconde, comme pour évaluer son état, puis ferma lentement le poing. Ce geste ne lui arracha qu'un infime pincement de lèvres.

  –Mieux que vous. Mes griffures étaient moins profondes que les vôtres, alors elles sont déjà en bonne voie de guérison. Il ne m'en restera que des cicatrices, rien d’handicapant. Quant à mes fractures, mes potions ont pu les soigner, puisqu'elles ne proviennent pas d'un coup de griffes ou de crocs. Il ne m'en restait plus qu'une demi-fiole après vous en avoir administré, alors la guérison n'a été que partielle, mais d'ici une bonne semaine, ce sera de l'histoire ancienne. Mon bras sera à nouveau pleinement fonctionnel.

  –C’est pour ça que vos potions n’ont pas fonctionné sur nos plaies ? Parce qu’il s'agissait de griffures ?

  Il opina.

  –L'insensibilité des fléaux à la magie s'étend aux blessures infligées par leurs « armes », m'apprit-il, à savoir les crocs et les griffes pour les fenrirs. Comme mes potions pouvaient agir sur des personnes dotées d'une résistance à la magie, j'espérais qu'elles parviendraient à contourner celle de vos blessures, au moins assez pour les atténuer. J’aurais dû me douter qu’il n’en serait rien…

  –Ah oui, les fameuses potions, me rappelai-je dans un murmure. Celles que vous n'auriez pas dû posséder et qui vous ont valu quelques jours derrière les barreaux.

  –Le malentendu a été dissipé. Les potions, aussi bien que le pegard, m'ont été offert en guise de payement, à la suite d’une chasse très dangereuse.

  –Et votre résistance à la magie ?

  –Éphémère. Elle ne dure que quelques semaines, en plus d'être bien plus faible que celle accordée par les Tírnaniennes lors des baptêmes, mais elle est accessible sans magie noire. Comme il s'agit d'une découverte toute récente, la magesse de l'escadron n'a pas pu l'identifier, ce qui a engendré ce malentendu... D'ici quelques jours, elle aura disparu. Je serais libre de partir dès que la magesse l'aura attesté.

  –Je vois... Vous m'en voyez soulager.

  Je n’avais peut-être pas réagi quand Fearghus m’avait annoncé son arrestation, mais maintenant que j’étais revenue à moi, je sentais que le savoir derrière les barreaux alors qu’ils nous avaient aidé, aussi bien le village que Seanmhair et moi, n’aurait fait qu’approfondir le vide qui sommeillait désormais en moi. Ce garçon était le seul à m’avoir jamais témoigné de la sympathie… Le seul à qui j’avais commencé à accorder ma confiance…

  Mais si ses potions n'avaient pas fonctionné, ça signifiait que rien ne pourrait me rendre mon visage. Je vivrais le restant de mes jours défigurée. Du bout des doigts, je suivis la plaie qui fendait mes lèvres. De quoi j'avais l'air ? Fearghus m'avait montré à quoi je ressemblais dans un miroir, mais je n'en gardais aucun souvenir.

  Me rappelant qu'une petite glace se trouvait dans chaque chambre, je demandai au chasseur de me rapporter celle de cette pièce.

  –Désirez-vous que je sorte ? me demanda-t-il en me la donnant.

  –Non. Ça va aller...

  Je récupérai le miroir et, après une profonde inspiration, le levai à hauteur de mes yeux.

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