Chapitre 23-2 : Discorde
L'auberge avait disparu. Quelqu'un – Fearghus ? – parlait, mais je ne l'entendais plus. J'étais de retour dans la forge, étendue par terre, immobilisée par de puissantes mains qui me coupaient la circulation, complètement surplombée par...
–Bah alors, leith fuil, t'as rien d'intelligent à répliquer ? P't'être parce qu'y a rien à répliquer, hein ? (Son sourire transparaissait dans sa voix.) Après tout, on sait tous qu’t'es dans la merde et Seòlta, c'était une bouche à nourrir en plus. D'voir partager, alors qu't'avais d'jà presque rien, ça t'faisait chier, pas vrai ? T'as fini par en avoir marre et craquer ?
Alors que ces accusations visaient à me faire sortir de mes gongs, le visage de ma Seanmhair supplanta soudain les souvenirs de mon agression. Son air de goupil emplit mon esprit, pour être aussitôt remplacé par son corps réduit en pièces, l'éclat de ses yeux éteint à jamais. Une nouvelle vague de froid se déversa dans mes veines, colmatant les failles de mes remparts, apaisant mon pouls, étouffant ma peur...
–Dans la merde ? répétai-je.
Je me tournai vers Aodhán.
Le rictus suffisant qu'il affichait vacilla devant la froide indifférence de mon visage. Seanmhair avait raison, je ne l'avais pas loupé. Alors que plus d'une semaine étaient passé depuis sa tentative de viol, une bosse violacée de la taille d'un œuf déformait toujours sa tempe droite. De nombreuses griffures, deux-trois bleus, une lèvre fendue et un œil injecté de sang complétait son portrait. En d'autres circonstances, j'aurais éprouvé une sombre satisfaction de le voir aussi amoché, mais je me contentai de plonger mon regard dans le sien.
–De quoi tu parles, Aodhán ? Je ne suis plus dans la merde. J'avais assez pour nous nourrir toutes les deux et Seanmhair a jamais été un fardeau. Malgré son grand âge, elle continuait à rafistoler vos affaires et tricoter des vêtements pour grossir nos économies. Alors dis-moi... (Sans le quitter des yeux, je quittai le rempart du bar pour me rapprocher de lui.) Dans l'hypothétique situation où je la détestais, pourquoi je me serais débarrassée de cette entrée d'argent ? Hum ? Et soyons fou, disons qu'en plus de l'aimer pour les sous qu'elle apportait, je l'aimais comme toute petite-fille devrait aimer sa seanmhair, pourquoi je me serais privée du seul rayon de soleil qui éclairait mon quotidien ? De ma seule source de chaleur dans ce pays haineux ?
Les clients qui attendaient de passer commande s'écartèrent pour me laisser passer et je me plantai devant Aodhán. Autour de nous, le silence s'était fait ; tout le monde avait écouté notre échange et des regards perdus étaient échangés. Deux pas derrière le forgeron, Fearghus nous surveillait avec attention. Jäger devait faire de même, dans mon dos. Les traits d'Aodhán se contractèrent un bref instant avant qu'il retrouve le sourire.
–P't'être parce que t'avais plus b'soin d'elle vu qu'a trouvé un autre moyen d'te faire d'l'argent, pas vrai, catin ?
Au fond de moi, quelque chose tressaillit sous l'insulte. À l'extérieur, elle se heurta à mon visage de marbre. Notre public, lui, prit une brusque inspiration.
–Catin ? répéta-t-on.
–Elle s'est vendu à quelqu'un ?
–Pourquoi ça vous étonne ?
–Mais qui a bien voulu la toucher.
–Ceux d'son engeance ont pas d'dignité.
–Ah oui, c'est vrai, repris-je, coupant court à toute les messes-basses, je me suis vendue à Jäger. (Je sentis ce dernier se tendre derrière moi, tandis que la foule s'emballait derechef.) T'étais tellement persuadé que j'allais ramper à tes pieds pour une bouchée de pain que ça doit être difficile à digérer. Surtout que t'as même pas réussi à obtenir la même chose par la force.
Nouvel hoquet, de stupeur, cette fois. L'un des soldats m'ordonna d'arrêter là. Il aurait obtenu un meilleur résultat en s'adressant à un mur.
–Être relégué derrière une asperge étrangère, puis se faire démonter par la leith fuil, quand on a été élu l'homme le plus fort de la communauté, ça doit faire mal, hein ? Assez pour avoir envie de lui faire payer... Non ?
Une veine saillit au milieu du front d'Aodhán, le fendant comme un éclair fend le ciel. Les murmures qui se propageaient autour de nous la firent palpiter et dans son œil rouge, d'autres vaisseaux éclatèrent.
–Comme si c'était c'qui s'est passé, cracha-t-il. Pourquoi j'aurais été jaloux d'cette salo'prie d'étranger ? C'est toi, qu'était furax ! La brindille t'avait donné qu'une poignée d'pennies et ça t'suffisait pas, alors t'es v'nu m'voir. Mais j'voulais pas d'toi, alors tu m'as assommé quand j't'ai tourné l'dos.
–Tous les deux, ça suffit ! répéta le militaire tandis que je haussais un sourcil.
–Les gens avalent ça ? Alors que tu m'as amochée comme c'est pas permis ? Dis-moi, Aodhán, qu'est-ce qui te dérange le plus dans cette histoire : que t'aies envie de coucher avec moi ? Que je t'ai repoussé ? Que j'ai réussi à t'assommer malgré mes petits bras ? Que ma seamnhair me soutenait, moi, plutôt que toi, l'apprenti de son fils, presque le petit fils qu'elle a jamais eu ? Est-ce que t'as utilisé le fenrir pour faire d'une pierre deux coups ?
Son iris se retrouva complètement entouré de rouge.
–J'en ai rien à foutre de c'que pensais Seòlta ! Toi, par contre, tu perds rien pour attendre ! Mais quand j'm'occup'rais d'toi, ce s'ra avec mes poings ! J'ai pas b'soin d'un putain d'fléau pour t'casser la...
–Ça suffit.
La voix de Fearghus claqua aussi lourdement que sa main s'écrasa sur l'épaule d'Aodhán, stoppant ce dernier à quelques pouces de mon visage.
–Si t'es v'nu pour ça, tu peux r'partir tout de suite, Aodhán, avant que j'te foute dehors à coups d'pied dans l'cul. Tu souilles la mémoire d'Seòlta en accusant Ali.
–Et elle, elle nous souille pas avec ses accusations ? s'emporta le forgeron en pointant un doigt accusateur dans ma direction.
Je haussai un sourcil.
–T'as du mal avec la vérité, Aodhán ? C'est trop difficile à entendre qu'un assassin vit parmi nous ? Je comprends... Après tout, il s'en est pas pris qu'à une maudite leith fuil. Une vraie Lochcadaise a aussi été visée et elle en est morte, tout ça parce qu'elle tenait à moi... Je me demande quel méfait ce justicier visera la prochaine fois. (Mes yeux glissèrent vers Rian.) Les maris violents ? (Je me tournai vers Pàdraig.) Les ivrognes ? (Mon attention se posa sur Ùna.) Les femmes infidèles ? Que diriez-vous d'ouvrir les paris ?
–As-tu fini de vouloir semer la zizanie parmi nous, Alizarine ? déclara soudain père Iian. Tous les vices, tous les travers que tu as cités sont peut-être punissables, mais ils ne sont rien comparé à ton sang vicié ou au fait de s'acoquiner avec les gens dans ton genre et les étrangers. Si quelqu'un a bien participé à la mort de Seòlta, nous n'avons rien à craindre de lui.
De vives approbations fusèrent à droite et à gauche. Je pris note de tous ceux qui les poussèrent avant de revenir au prêtre.
–Et qu'est-ce qui vous dit qu'il va s'arrêter là au lieu de continuer sur sa lancée, mon père ? Peut-être qu'il a envie de purger le village de toutes les ordures et qu'il a juste commencé par les pires crimes à ses…
–J'ai dit, ça suffit, répéta soudain le soldat, juste à côté de nous. Tous autant que vous êtes. (Son regard s'attarda sur notre groupe avant de parcourir l'ensemble de la salle.) Le prochain qui évoquera le fenrir ou un potentiel meurtrier sera arrêté pour trouble à l'ordre public. Compris ?
L'espace d'un instant, le mépris qu'on me réservait se tourna vers le lieutenant. Qu'on leur interdise de s'exprimer librement ne plaisait pas à mes compatriotes. Mais cet ordre ne venait pas de n'importe qui. Il avait été formulé par un soldat de la reine. Alors, petit à petit, chacun se reconcentra sur son verre et reprit sa conversation à voix basse. La tension était toutefois plus forte que jamais. Les non-dits couvaient entre les murs, plus lourds les uns que les autres, et notre groupe ne s'était pas encore dispersé. Le lieutenant dut nous fixer durement avant que nous bougions. Fearghus et moi retournâmes derrière le bar, Jäger s'installa sur l'un des tabourets face à nous et Aodhán rejoignit la table de Rian, non sans m'informer d'un dernier regard que nous étions loin d'en avoir terminé.
–Ça va, gamine ? s'enquit Fearghus alors que le lieutenant s'éloignait et que les clients reformaient lentement des queues devant le comptoir.
–Aye.
–T'es sûre ? Si tu veux que j'le vire, t'as qu'un mot à dire.
–Non, c'est bon. (Ses yeux se baissèrent vers mes mains – mes mains tremblantes. J'empoignai immédiatement un bock.) J'ai dit que c'était bon, répétai-je.
Avant qu'il n'insiste, je demandai au premier des deux seuls clients devant moi ce qu'il voulait. Mon patron prit une profonde inspiration, se retenant visiblement d’exprimer le fond de sa pensée, et se concentra sur sa propre file, cinq fois plus longue que la mienne. Dès le premier, il fut amené à passer derrière moi pour récupérer une bouteille de whisky. Il s'arrêta brièvement dans mon dos.
–T'inquiète pas, gamine, ces branquignoles peuvent dires c'qui veulent, y pourront plus cacher la vérité bien longtemps.
Malgré mon indifférence, je tiquai, aussi troublée par ces mots que par l'assurance dans sa voix. Jäger fronça également les sourcils.
–Qu'est-ce que tu veux dire ? demandai-je dans un murmure quand Fearghus repassa derrière moi.
–Ces j’m’en-foutistes discutaient, avant la messe, et j'les ai entendu. Y z'en ont marre d'attendre qu'l'immunité du gamin disparaisse pour l'disculper. Du coup, y z'ont d'mandé à la reine d'envoyer une marraine. Elle, elle pourra dire tout d'suite si sa résistance c'est d'la magie noire ou pas. Et la reine a dit oui.
–Une fée va venir ?
C'était tellement improbable que j'en fus momentanément abasourdie. Un sourire, si inhabituel qu'il en fut inquiétant, souleva les lèvres de Fearghus.
–Aye. C'est pour ça qu'j'te disais qu't'as pas b'soin d'foutre le bordel. Les fées, ça peut lire dans ta tête et ça peut pas mentir. Si on arrive à lui causer, elle pourra confirmer tout c'que t'as dit. Elle t'innocent'ras avec l'gamin. Les soldats pourront plus s'servir d'ton état pour prétendre qu't'imagine des trucs et qu'y'a pas d'meurtri...
–Wann ?
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