Interdite, je fixai la distance entre mon arme et le coupable, immobile à mes pieds.

  Pourquoi ? Le coup aurait dû le toucher... Il aurait dû...

  Les dents serrées, je voulus réduire cet insupportable espace à néant, mais une brusque traction sur mon poignet me redressa et m'écarta de ma cible. Dans un sifflement furieux, je tentai de revenir auprès d'elle. Je n'en avais pas fini ! Mais la personne qui était intervenu était plus forte que moi. En réponse à ma résistance, elle me tira d'un coup sec, encore plus fermement qu’avant. Cette fois-ci, je ne pus rien faire. Je reculai et pivotai si vite que je m'empêtrai les pieds. Je me rétablis au dernier instant et relevai la tête, folle de rage.

  Deux feux brûlants m’épinglèrent sur place.

  Jäger.

  Il ne restait plus rien de son masque impassible. Le souffle court, il me toisait avec toute la dureté dont je l'avais vu capable. Sa main était un étau implacable autour de mon poignet. Les flammes de la cheminée dansaient sur son visage, soulignant le tranchant de ses traits, enflammant l'ambre de ses yeux. Sa mâchoire crispée trahissait sa tension.

  De toutes les personnes qui auraient osé se mettre en travers de ma route...

  –Avez-vous perdu la tête ? siffla-t-il.

  Je lui crachai au visage et tentai de me dérober à sa poigne. Il eut un moment de recul, mais me ramena immédiatement auprès de lui et m'arracha la poêle.

  –Non ! hurlai-je. Rendez-moi ça ! Je dois...

  –Vous ne devez rien faire du tout !

  –Bien sûr que si ! C'est le coupable ! Devon m'a tout raconté !

  Je n'avais peut-être pas eu de potion de vérité pour lui arracher ces informations, mais il existe d'autres moyens d'obtenir des aveux. Et la peur est un excellent motivateur. Je n'avais eu aucun mal à l'inspirer à Devon. Il m'avait suffi de lui faire croire que l'eau de la plonge était empoisonnée à la tue-loup et qu'il devait prendre l'antidote dans les cinq minutes à venir s'il ne voulait pas ressortir de la réserve les pieds devant. Benêt comme il était, il ne m'avait pas remise en question. Il ne le faisait pratiquement jamais ! À moins qu'on l'ait spécifiquement mis en garde contre une certaine personne ou qu'on lui ait dit de ne pas faire attention à ce qu'untel disait, il prenait tout ce qu'il entendait pour argent comptant ! Lui mentir et le manipuler était un jeu d'enfant !

  On l'avait évidemment mis en garde contre moi, mais la peur avait pris le pas sur le peu de raison qu'il avait. Alors, quand je lui avais demandé de tout me raconter en échange de l'antidote, il s'était exécuté.

  Découvrir que Devon était au courant de tout mais n'en avait parlé à personne avant moi n'avait pas été une surprise. Ce n'était pas la première fois qu'il entendait quelqu'un dire que je devrais crever ou orchestrer ma mort ; c'était un passe-temps courant du village. Je n'avais pas davantage été prise au dépourvu en apprenant l'identité du coupable. Comme il n'avait jamais caché sa haine contre moi et était toujours l'un des premiers à m'accuser du moindre malheur, il se trouvait sur ma liste de suspects. Pourtant, en quittant la réserve et en le voyant slalomer entre les tables, une violente envie de meurtre s'était emparé de moi. J'avais dû faire preuve de toute ma maîtrise pour ne pas me jeter sur lui et le réduire en charpie. L'attente avait été une véritable torture ! Et il n'était pas question que je patiente une seconde de plus, alors je m'empressai de rapporter l'aveu de Devon à Jäger.

  Mais j'avais à peine formulé une phrase que Jäger prononça deux mots :

  –Je sais.

  Le reste de ma défense mourut sur mes lèvres.

  –Vous... savez ? répétai-je, perdue.

  Il opina.

  –Comment pensez-vous que je vous ai retrouvée aussi vite ? Quand Monsieur MacConall est venu dans la chambre pour vérifier que vous lui aviez bien obéi et que nous nous sommes rendu compte de votre disparition, je me suis lancée à votre recherche. J'espérais me tromper, que vous étiez juste parti vous promener, comme votre patron l'assurait, mais vous aviez ce regard, depuis votre réveil... La réserve a été ma première destination, car c'était là qu'il vous avait vu en dernier. Et là que se trouvait votre collègue. Il a tellement paniqué quand je lui ai demandé s'il vous avait vu passer qu'il a commencé à évoquer votre dernière conversation.

  Je n'en revenais pas. Je croyais que Jäger m'avait arrêtée car il pensait que j'avais perdu la tête. Mais il savait... Il savait et il m'avait quand même stoppée ?

  –Pourquoi vous la protéger ?

  –Je ne..., commença-t-il, mais je me remis à me débattre. Mademoiselle...

  –Lâchez-moi...

  –S'il vous plaît calmez....

  –Ne me dites pas de me calmer ! explosai-je. Elle l'a tuée et vous... tu... Lâche-moi !

  –Non.

  –Elle doit payer !

  –Et elle payera, mais pas de votre main ! Vous n'en avez pas l'autorité ! Les soldats...

  –Les soldats ? m'exclamai-je dans un éclat de rire. Vous pensez que les soldats en ont quelque chose à foutre ? Vous avez vu comment le lieutenant m'a interrogée et comment lui et père Iian ont calmé la foule, juste en lui rappelant mon métissage ? Même ceux qui s'étaient indignés du meurtre de Seanmhair et qui auraient recherché le coupable m'ont de nouveau tourné le dos ! Après tout ça, vous croyez sérieusement qu'ils vont la condamner, si on la dénonce ? Elle va s'en tirer avec une simple tape sur le dos ! Le seul coupable qui les intéresse, c'est celui qui a amené la bête ici et s'ils ne mettent pas très vite la main sur lui, tout le monde va de nouveau nous accuser, même si nous sommes innocents, pour la simple et bonne raison que nous ne sommes pas des leurs ! Notre sang impur a attiré la bête ici. Nous la contrôlions même, d'après cette salope ! cinglai-je en désignant la masse étendue sur le sol. Alors quitte à être arrêtée, autant que ce soit pour une bonne raison !