Chapitre 25-2 : Damnation
Mon visage me brûlait. J'avais ouvert bien trop la bouche et des points de suture avaient dû sauter : le goût du sang imprégnait ma langue et quelque chose de chaud roulait sur ma joue. Le regard illisible de Jäger s'y porta un court instant, puis coula vers le corps à nos pieds, qui poussa une faible plainte, avant de revenir vers moi.
–Si vous n'avez pas confiance en cet escadron d'élite ou la maréchaussée locale, nous pouvons toujours nous adresser à d'autres personnes.
Un rire remonta ma gorge, vide de toute joie.
–Parce que vous croyez que ça changera quelque chose ? Les campagnards et les soldats ne sont pas les seuls à détester les étrangers et les métis. Tous le royaume nous hait. Métamorphes, handicapés, simples d’esprit, bâtard… toutes les autres personnes nées ou présentant une « tare » sont mieux traités que nous ! (Ses yeux s’agrandirent.) Eux, au moins, ils ont le sang pur ! Il est pas vicié par l’étranger, par celui de leurs ancêtres qui ont tenté pendant des siècles de s’emparer de notre île ! Certains vont jusqu'à dire que le nôtre est aussi corrompu que celui des sorciers. (Nouveau ricanement sans joie.) Vous vous rendez compte ? À leurs yeux on vaut pas mieux que les personnes ayant renié leur nature et les dieux. Si ça ne tenait qu'à eux, nous serions condamnés à mort pour simplement exister. Alors non. Je n'en parlerais pas à quelqu'un d'autre ! Si je veux obtenir justice pour ma seanmhair, je dois le faire moi-même. Je ne laisserai pas cette chienne gagner !
–C'est pourtant exactement ce que vous feriez en vous abaissant à son niveau, asséna Jäger et mon cœur s'arrêta. Vous dites que pour beaucoup, tous ceux avec du sang étranger ne valent pas mieux que les sorciers. Si vous la tuez, les Lochcadais ne verront pas que justice a été rendue, mais qu'une demie-sang a assassiné l'un des leurs. Vous leur prouveriez qu'ils ont raison, que les métis sont des monstres. En outre, pensez-vous vraiment que votre grand-mère serait heureuse de vous voir la venger de la sorte et vous damner ?
Chacun de ses arguments était comme un crochet en plein ventre, mais ce fut le dernier qui balaya la rage qui bouillonnait en moi. Je chancelai, soudain privée de toute force. Non... Il se trompait. Tuer ne nous condamnait pas automatiquement au Brasier. Tout dépendait des circonstances. Et tuer cette salope n'était que justice !
–Elle mérite de mourir ; les dieux le savent. Je ne serais pas damnée.
La dureté de son visage se dissipa, remplacé par un air peiné.
–En êtes-vous sûre ?
Un violent frisson me secoua.
–Les bourreaux...
–N'agissent pas sans l'aval d'un juge, qui ne condamne pas à mort sans l'aval d'un prêtre. Leurs âmes sont protégées. Pas la vôtre.
Ses traits commencèrent à se troubler. Je me moquais bien de brûler pour l'éternité si ça me permettait de venger Seanmhair, mais perdre ma place à ses côtés ? Auprès de mes parents ? Savoir que je ne les reverrais plus jamais ?
Ma main se mit à trembler entre les doigts de Jäger et je baissai la tête.
–Alors qu'est-ce que je suis censé faire ? murmurai-je d'une voix étranglée. Je... Je peux pas la laisser s'en tirer.
–Elle ne s'en tirera pas. Personne n'échappe à la justice divine.
–Et dans combien de temps elle y fera face ? Trente ? Quarante ? Cinquante ans ? Si quelqu'un avait assassiné la personne à laquelle tu tenais le plus et n'avait pas payé pour son crime, tu la laisserais vivre tranquillement pendant toutes ces décennies ?
Sa main tressauta autour de mon poignet et un profond silence s'abattit sur nous. Plusieurs secondes passèrent avant que je ne relève la tête. Un air sombre, mais empreint de douleur, comme je n'en avais jamais vu chez le chasseur, avait envahi ses traits. J'eus soudain l'impression de me tenir devant un miroir : pas plus tard que ce matin, j'avais vu cette même expression dans l'eau de la bassine.
–On t'a aussi arraché quelqu'un, compris-je dans un murmure. Et il n'a pas obtenu justice ? (Sa mâchoire se contracta) Pourquoi ? On s'en moquait, comme moi ?
–Non, répondit-il après un instant, la voix rauque et en détournant le regard. Non, ce n'était pas la même chose, même si je le ressens comme tel.
Je fronçais les sourcils.
–Qu'est-ce que tu veux dire ? Comment tu peux avoir l'impression qu'on t'a arraché quelqu'un sans que ce soit le cas ?
–Car elle n'aurait jamais dû vivre la vie qu'elle a vécu. Si je n'avais pas été... (Il ferma les yeux et prit une profonde inspiration.) Sans les tourments de cette existence, je suis persuadé qu'elle serait encore de ce monde. Ils l'ont dévorées de l'intérieur. Voilà pourquoi je ressens la même chose. (Dans un soupir, il rouvrit les yeux et baissa son bras, mais sans me lâcher.) Or, les tourments de la vie ne sont pas traduisibles en justice.
–Est-ce que c'est ça qui t'as poussé à fuir ?
Il déglutit avec difficulté, mais hocha la tête.
–De rage, j'ai mis une pièce sens dessus-dessous, mais cela n'a pas suffi, alors je suis parti. Cette vie m'aurait dévoré aussi sûrement qu'elle.
–Donc c'est ce que tu me conseilles ? La laisser tranquille ? Juste fracasser sa maison et m'en aller ?
–Je... J'ignore ce que vous devez faire. Cela fait déjà plusieurs années que je suis parti de chez moi et aujourd'hui encore, j'en veux à cet endroit pour ce qu'il lui a fait, alors je n'ose imaginer si ça avait été une personne, ce que vous ressentiriez en sachant cette femme impunie... (Une lueur traversa soudain son regard et il le reposa aussitôt sur moi, toute trace de mélancolie envolé.) Vous ne pouvez lui ôter la vie, mais rien ne vous empêche de faire de sa vie un brasier. Si vous parvenez à lever le voile sur sa nature, de sorte que personne ne doute de la noirceur de son âme ou ne la minimise, elle serait rejetée par ses pairs. (Sa prise se raffermit sur mes doigts.) Révéler le monstre sans en devenir un. Cela ne compensera jamais votre perte, mais il s'agit probablement de ce que vous pouvez espérer de mieux sans vous condamner.
Révélez le monstre sans en devenir un ?
Mon regard dériva vers la silhouette par terre. Et comment j'étais censé exposer son ignominie ? Un beau discours ne servirait à rien. Pas plus que la forcer à avouer son crime. Quelques villageois la blâmeraient peut-être pendant un temps, mais au fil des mois – voir des jours ! – le village finirait par oublier et sa vie se poursuivrait comme si de rien n'était !
Alors quoi ?
Un craquement sec retentit dans mon dos. J'avais passé tant de temps à la forge que je n'avais pas besoin de me jeter un œil pour savoir de quoi il s'agissait : une bûche venait simplement de se rompre. Pourtant... je me surpris à me retourner et me perdis dans la contemplation des flammes. Leurs éclats rougeoyants, leur danse sinueuse, les gerbes d'étincelles qui voletaient parmi elles...
Je ne comprenais pas pourquoi elles m'accaparaient autant ; c'était comme si le monde s'était envolé et qu'il ne restait plus que ces langues ignées. Elles n'avaient vraiment rien de spécial. Ce n'était qu'un feu de cheminée comme un autre. Celui de la forge était bien plus impressionnant et il ne me subjuguait plus depuis mes trois ans.
Celui de la forge ?
Un souvenir de mon père frappant une tige de fer incandescente me revint brusquement en mémoire. Il disparut aussi vite qu'il avait jaillit, mais seulement pour être remplacé par une autre vision. Un rappel d'un autre type de fer chauffé à blanc.
Mon cœur eut un violent soubresaut.
Et soudain, je sus quoi faire.
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