Chapitre 31-2 : La marraine
–Tu as prétendu à Gormchaid que les mages de Wiegerwäld ont découvert une immunité temporaire à la magie qui ne requièrent pas les arts obscurs, commença-t-elle, la tête penchée sur le côté, mais c'est faux. Le seul moyen d'obtenir une résistance temporaire est de boire un mélange de poussière de fée d'une marraine et de sang de son protégé. Une technique seulement connue par un cercle restreint mais dont tu fais visiblement parti car ta compagne et le pégard ne sont plus aussi sensibles à la magie qu'à mon arrivée.
Ma bouche s'assécha. C'était ça que Jäger m'avait fait boire ? Une potion de résistance à la magie à base de sang ?
J'en eus la nausée.
–Cela dit, poursuivit la fée, il ne s'agit pas d'une vraie immunité. Elle s'apparente plutôt à une extension de la résistance de nos protégés ; elle ne dure pas plus d'un quart d'heure et reste en surface. Et la tienne... (Son regard parcourut Jäger de haut en bas.) La tienne a beau être faible, elle est ancrée en toi. Mais je n'en perçois aucune noirceur. Elle n'est donc ni l'œuvre d'un sorcier, ni celle d'un mage noir.
–Ce qui signifie que je suis innocent, décréta Jäger, alors laissez-nous partir.
–Ça ne confirme en rien que tu n'as pas amené le fenrir ici et n'efface pas les crimes de la leith fuil, rétorqua une soldate.
–Et les crimes de la salope qui a butté ma Seanmhair, ils ont pas été effacés avant même d'être reconnus ? ne pus-je m'empêcher de rétorquer.
–Cependant, poursuivit la fée, à des lieues de notre altercation, je ne sens pas davantage d'essence féérique. À cette distance, cela devrait pourtant être le cas ; je pourrais même sentir si ta marraine est une fée ou une pixie. C'est vraiment très étrange.
Elle se remit à avancer.
–Je vous ai dit de rester où vous êtes, répéta Jäger. Ou je jure devant les dieux que je tire.
–Marraine..., insista de nouveau l’officier de tout à l'heure.
Les deux auraient pu s'adresser à un mur. La Tirnanienne continua à avancer, l'air plus intriguée par le mystère que représentait Jäger que concernée par sa menace.
Ce dernier fit donc ce qu'il avait promis : il tira. Mon cœur s'arrêta alors que je voyais ses doigts se relâcher et qu'une demi-douzaine de cordes claquaient tout autour de nous en réaction. Je me crispai en fermant les yeux, certaine d'être criblée de flèches dans la seconde.
Mais une seconde passa et aucune douleur ne me frappa. Je rouvris un œil, puis l'autre. Les traits des militaires étaient bien partis, mais ils s'étaient arrêtés à mi-chemin et flottaient entre les tireurs et nous, comme suspendus dans les airs par des fils invisibles. La fée s'était arrêtée, une main tendue vers nous, et plus aucun vent surnaturel n'agitait sa robe et sa chevelure. Son regard avait quitté Jäger, qui tenait encore ses deux flèches – il n'avait pas tiré ? –, pour balayer les soldats qui nous encerclaient. Un frisson me dévala l'échine à la vue de sa froide expression.
–Qui vous a autorisé à tirer ? siffla-t-elle.
Et elle referma le poing. Tous les traits se brisèrent, aussitôt suivit des arcs et des arbalètes. Seuls ceux de Jäger restèrent intact. Elle esquissa ensuite une autre série de gestes. Tous les soldats furent repoussés de force dans notre dos et de nouveaux murs de terre jaillirent, les isolants de nous. Un rictus satisfait fendit les magnifiques lèvres de la marraine.
–Voilà qui est...
La flèche se planta dans son épaule. Reculant sous l'impact, la fée écarquilla les yeux, toute suffisance envolée, tandis qu'un deuxième trait s'enfonçait dans sa cuisse. Ahurie, je fixai ces deux hampes hérissant son corps parfait, le sang argenté qui sourdaient de sa chair. J'allais me tourner vers Jäger quand il sauta derrière moi. Il choppa les rênes au vol et talonna Blitz sans attendre. J'eus tout juste le temps de m'agripper à la selle et de voir la fée perdre de l'altitude qu'il s'élança à travers la plaine.
Bons dieux, mais qu'est-ce qu'il avait fait ?
Je sentais bien qu'il essayait d'être détendu pour suivre la cavalcade de Blitz, mais son corps restait beaucoup trop raide contre le mien. Sa respiration trop rapide. Ne pouvant m'en empêcher, je lui jetai un coup d'œil. Sa mâchoire était si crispée qu'il aurait été impossible de l'ouvrir de force, mais son regard flamboyait de détermination.
Un mouvement attira mon attention, derrière lui. Toute chaleur me quitta.
–Jäger...
–Ce n'est rien. Ils ne nous rattraperont pas.
–C'est pas les militaires...
Contre mon dos, je sentis son cœur avoir un soubresaut. Il se retourna vivement et découvrit la fée en train de voler à vers nous à toute vitesse.
–Par les...
Avec grâce, elle écarta ses mains et la terre s'ouvrit sous nos pieds. Sous l'impulsion de Jäger ou par instinct, Blitz sauta, mais le trou s'allongea en conséquence. Un cri m'échappa quand ses sabots heurtèrent le bord du gouffre. L'impact le déséquilibra. Je me sentis glisser tandis que l'herbe passait au-dessus de nos têtes. Jäger tenta de me rattraper, mais lui aussi était en train de tomber, Blitz s'agitait et tout allait trop vite. Je me retrouvai soudain hors de sa portée, désarçonnée. J'eus à peine le temps de voir le bassin de boue au fond du trou que je le percutai. Une vase pâteuse se referma aussitôt sur moi, s'insinua dans mon nez et ma bouche. Je me mis à me débattre pour remonter à la surface et, dans la panique, fis l'erreur d'utiliser mon bras blessé. La douleur me terrassa. Un cri jaillit de mes lèvres, aussitôt repoussée dans ma gorge par davantage de gadoue. Je me repliai sur moi-même en portant une main à ma clavicule, ce qui ne m'arracha que davantage de souffrance et finit par me pétrifier. Je recommençai alors à sombrer, jusqu'à ce que mon dos heurte une surface dure. Mon cœur eut un violent battement. Priant pour qu'il s'agisse du fond de ce bassin de fange, je forçai mon corps à se déplier, à pivoter, puis je pris appuis sur ce sol, me propulsai vers le haut et crevai la surface d’un coup.
Une profonde goulée d'air s'engouffra dans mes poumons mais fut aussitôt chassée par une quinte de toux qui me déchira les bronches et expulsa toute la boue que j'avais avalé, respiré. Je toussai si fort que je finis par vomir. Sous mes pieds, le sol effleura de nouveau mes semelles, puis poussa sur mes jambes. Avant que je comprenne ce qu'il se passait, le bassin de boue s’était résorbé et je me retrouvais à quatre pattes sur un sol gadouilleux.
–Màm... Màmsälla ?
Toussant toujours, je relevai la tête et trouvai Jäger et Blitz non loin, tous deux couverts de boues de la tête aux pieds et se remettant péniblement debout.
–Eh bien... (Le chasseur se figea.) Me pousser à isoler les soldats, puis me tirer dessus avec une flèche dotée d'une pointe en os de fléau recouvert d'argent, afin de paralyser ma magie sans que je le voie venir... Je dois reconnaître que c'était ingénieux. Risqué, culotté, mais vraiment ingénieux.
Serrant les dents pour endiguer la douleur, je me tournai vers l'origine de la voix. La fée nous observait depuis le bord du trou, quinze bons pieds au-dessus de nos têtes. Du sang argenté coulait de son épaule et de sa cuisse, mais ses cheveux et ses vêtements flottaient de nouveau autour d'elle, comme si rien ne s'était passé. La panique traversa les yeux de Jäger. Il porta une main à son dos pour attraper son arc et des flèches, mais il avait tout perdu dans notre chute. Deux traits gisaient à ses pieds, mais je ne voyais pas son arc.
–Toutefois, continua la fée, tu as commis une erreur : recouvrir de l'os de fléau d'argent retarde son effet. Il faut que la couche d'argent se désagrège avant qu'il puisse empoisonner mon sang. Cela ne prend que quelques secondes, mais quelques secondes sont suffisantes pour retirer une flèche. Même avec un seul bras de valide.
Il tira l'un de ses poignards à la place. Une arme à la lame entièrement blanche. La fée y jeta un bref coup d'œil avant d'asséner :
–Tu aurais vraiment dû viser les deux épaules.
Et histoire de nous démontrer une nouvelle fois l'inutilité de l'attaque de Jäger, elle ne vola pas jusqu'à nous. Oh non. Elle créa un escalier de terre et le descendit avec grâce et majesté. Elle ne boitait même pas malgré sa blessure à la cuisse.
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