Epilogue - 1
Mon cœur battait étrangement à mes oreilles. J'avais beau le sentir percuter ma cage thoracique avec force, ses pulsations étaient trop lentes et me semblaient étouffées, lointaines, comme si je l'avais perdu quelque part en cours de route.
Appuyée au bastingage, je ne me gorgeai que par réflexe de l'air salé. En face de moi, les marins, les marchandises, les navires à quais, les entrepôts et la ville qui s'élevait au-delà rapetissait au profit de la mer. Déjà, l'agitation sur le port avait pris des allures de fourmilière alors que nous n'avions pas largué les amarres depuis cinq minutes. Combien de temps faudrait-il encore pour que la ville et le pays lui-même disparaissent à leur tour, engloutis par les flots ? Pour que l'océan soit la seule chose visible à des lieues à la ronde ? Je ne ressentais aucune appréhension à cette perspective, seulement de la fascination et de l'ébahissement. Je n'en revenais pas. Nous avions réussi. Nous avions quitté le Lochcadais, mis les voiles pour le Wiegerwäld.
Si on m'avait dit qu'un jour, la campagnarde que j'étais entreprendrait un tel voyage et en compagnie d'un équipage exclusivement noir, je n'y aurais jamais cru. Même monter sur un petit bateau pour passer de l'île principale à l'une des îles secondaires ou rencontrer un seul compatriote de ma mère ne m'avait jamais traversé l'esprit.
À l'image du ciel, toutefois, de sombres nuages occultaient ces prometteuses perspectives. J'étais en train de m'éloigner de la terre de mes ancêtres, sans savoir si je pourrais y remettre les pieds un jour, et malgré toutes les saloperies qu'on m'avait fait subir là-bas, j'en ressentais un vif pincement au cœur. Je n'étais pas non plus sur cette caravelle parce que nous avions vaillamment déjoué l'armée et les autorités. J'y étais parce que les soldats qui auraient dû m'arrêter avaient été obligés de me relâcher et de me laisser monter sur le pont. Parce que j'étais désormais sous protection royale. Ce qui menait au dernier point noir...
Me détournant du Lochcadais, j'allais m'appuyer au parapet de l'autre côté du gaillard arrière, saluant le capitaine et sa seconde au passage, et passai l’ensemble de la caravelle en revue. Je n'eus aucun mal à trouver celui que je cherchais. Au milieu de l'équipage noir et agité, Jäger était le seul blanc immobile. Je descendis l'escalier, traversai le pont supérieur, puis gravi les marches menant au gaillard avant. Le chasseur... le prince, ne réagit pas à mon approche. Ni quand, après une seconde d'hésitation, je vins me placer à côté de lui.
Sans m'incliner.
J'aurais peut-être dû le faire, maintenant que je savais ce qu'il était, mais l'idée de changer de comportement avec lui me dérangeait. Elle me donnait l'impression que des cafards grouillaient sous ma peau. Je ne voulais pas donner corps à ce fossé qui existait entre nous, pas après tout ce que nous avions traversé. J'étais en plus quasi certaine qu'il n'en avait pas non plus envie. Après tout, il ne venait pas de se changer en prince. Il l'avait toujours été. Alors si mon comportement somme toute un peu trop familier l'avait dérangé, il se serait déjà arrangé pour instaurer une distance appropriée. Convenable.
Pas vrai ?
J'aurais aimé pouvoir le déterminer sans l'interroger, mais c'était une tâche impossible. Comme moi il y a encore une minute, il se tenait au bastingage pour observer l'horizon, à la différence qu'il faisait face à l'océan, le visage complètement fermé. Il avait retrouvé cet air après le départ de la fée et ne s'en était pas débarrassé depuis. Alors que je pensais être soulagée par le retour de cette impassibilité qui le caractérisait, je n'étais plus aussi à l'aise qu'avant. Au moins, avec son expression glaciale, je savais qu'il était en colère. À présent, je n'avais aucune idée de ce qu'il ressentait et pensait. Était-il toujours furieux contre la Tírnaniennes ? Effrayé à l'idée d'être interpellé et ramené auprès de son père ? Résigné à ce sort ? Déterminé à s'y soustraire ? Remonté contre moi car il avait sacrifié son anonymat pour me sauver ? À moins qu'il ne le soit contre lui-même, pour ne pas être parvenu à échapper à la marraine et avoir cédé à son chantage, faute d'une autre solution ? Dans tous les cas, est-ce qu'il ne pouvait plus me voir en dessin ou est-ce qu'il supportait toujours ma compagnie ? Lorsque nous avions repris la route avec notre escorte indésirable, il m'avait de nouveau offert de monter avec lui, alors qu'un soldat avait proposé de se charger de moi. J'avais accepté, mais il n'avait pas prononcé un mot de tout le trajet...
Une preuve supplémentaire que je n'étais pas persona non grata ou est-ce qu'il avait pris sur lui parce qu'il ne faisait pas confiance aux soldats pour me confier à leur bon soin ?
Encore une question sans répondre.
Les minutes s'écoulèrent ; le bateau grinçait tout autour de nous, fendant les flots calmes dans un doux bruissement ; les voix tonitruantes des marins s'élevaient dans notre dos ; l'un d'eux commença à jouer d'un instrument à corde... La vie bourdonnait tout autour de nous en une invitation à y prendre part. Mais j'avais beau attendre, Jäger restait désespérément silencieux et immobile. Le seul mouvement qu’il esquissa durant tout ce temps tenait plus du spasme : sa main droite tressauta, attirant mon attention. Je me rendis alors compte que son énorme chevalière se trouvait à son auriculaire. J’étais pourtant sûre qu’il ne l’avait pas récupérée.
Et encore un mystère…
Je fus tentée de retourner à l'arrière pour regarder ma terre disparaître de l'horizon, mais je me retins. M'accrocher à mon passé jusqu'à ce que la dernière miette me glisse entre les doigts ne servait à rien. Je devais aller de l'avant. Me concentrer sur l'avenir. Et pour le moment, cet avenir était lié à un certain prince chasseur en fuite qui m'avait pris sous sa protection et qui s'était plongé dans un mutisme qui commençait sérieusement à me rendre folle. N'y tenant plus, je posai la question qui me brûlait les lèvres :
–Tu regrettes ?
Une bonne minute dut encore passer avant qu'il ne me réponde.
–Quoi donc ?
–Tu sais très bien de quoi je parle.
Nouveau silence.
–Non.
Je soupirai. Pouvait-on être encore plus laconique ? Avoir un ton encore plus vide ? Enfin... Il avait au moins répondu, ce qui était mieux que rien. Si je lui posais suffisamment de questions, peut-être que je pourrais avoir une réponse plus complète. En temps normal, je l'aurais fait. Je l'aurais interrogé jusqu'à obtenir satisfaction parce que je détestais rester dans le noir. Mais il s'était refermé sur lui-même à cause de moi et je n'avais pas la tête à lui poser cinquante mille questions. Mes courtes nuits pesaient lourdement sur mes paupières et des élancements pulsaient de mes blessures à chaque battement. Alors je lâchais le parapet et le laissai seul à ses réflexions. J'allais gagner ma cabine, m'écrouler sur mon lit et dormir deux jours entiers. Minimum.
J'avais presque atteint l'escalier lorsque la voix du chasseur s'éleva.
–Vous ne vous inclinez pas. (Je m'arrêtai.) Et vous n'êtes pas repassé au vouvoiement.
Impossible de savoir s'il s'agissait d'un reproche ou d'un constat. Son ton était plus monocorde que jamais.
–Tu aurais voulu que je m'incline et que je te vouvoie à nouveau ?
Cette fois, je n'eus pas à attendre pour avoir sa réponse. Son « non » vint si vite que j'avais à peine finis ma question qu'il le formulait. Le nœud dans mon estomac se relâcha aussitôt et je sentis le fossé qui s'était créé entre nous se résorber. Je ne savais toujours pas s'il m'en voulait ou non, mais je pivotai sur mes talons et revins à ses côtés.
–Et qu'est-ce que tu veux, alors ?
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