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Alba Brown est debout dans sa cuisine, émergeant doucement du sommeil aux portes du pays des anges. Sa longue et massive tignasse est brouillonne. À travers les fenêtres, les têtes des arbres s’étalent à perte de vue. Cette étendue moucheté et immobile l’hypnotise toujours autant. Parfois cette image part dans l’oubli du quotidien et prend place comme un motif de papier peint sur les murs. Ces temps-ci, elle ne prend pas le temps de regarder, de mettre de l’intention dans l’attention - qui pourtant est sa règle de vie. Tandis que ses yeux fouillent les cimes en vaguelette statiques, elle se demande pourquoi elle a manqué le spectacle ces derniers jours. Au petit matin la lumière brillante vient se répandre et apporter sa chaleur aux feuillages humides. La Lumière... cette chose qui peut être si intense ou faible, chaude ou froide, mais toujours insaisissable. Alba serait capable de s’y plonger pendant des heures à en percevoir le déplacement du soleil. La regarder pour profiter de la beauté mais aussi la décomposer pour y voir toutes les couleurs cachées. De cette lumière pleine, les feuillages projettent leurs ombres bleutées, un enchantement pour un peintre coloriste. D’extraordinaires demi-teintes à la Caillebotte.
Alba allume la cafetière et soulève le couvercle de la boîte enfermant la fine mouture.
Le déroulement des minutes est beaucoup plus intense lorsque notre esprit est tourné vers la moindre sensation. Le temps devient presque concret entre ses doigts. Il est difficile de partager cette sensation avec Adrian, toujours très loin de ce genre de considération. En pensant à l’homme qui partage sa vie elle se dit que lui, aurait été dans un état d’esprit tout autre. Il avait la manie d’associer des morceaux de musiques aux instants du quotidien, ayant l’idée que sa vie se colle à un univers sonore particulier. Elle arrête son geste le temps d’un instant, imaginant vers quelle ambiance musicale il se serait tourné pour donner une substance à ce moment. Sans nul doute, René Aubry, de ce morceau « guitare bambou », une boucle musicale rythmée par des sons à la fois cotonneux et lumineux sans être mélancolique. Cette idée la met de bonne humeur.
Avec ses doigts elle creuse le marc déjà infusé pour le retirer. Les grains rugueux glissent et elle les met de côté avec l’idée de s’en recouvrir le corps une fois sous la douche. Ça allait être encore un carnage dans la salle de bain mais sa peau en avait besoin. La chaleur de ce liquide brun amer lui remplit la gorge. Ce café approfondit les notes graves de sa voix, comme pour flatter ses cordes vocales de la tessiture qu’elles produisent. Elle en profite pour émettre un bourdon : un petit son grave en continu, rien que pour sentir les vibrations dans sa gorge, face au paysage.
— Qu’est ce que tu fais ?
Adrian rit doucement en entrant dans la cuisine, la marque du pli de l’oreiller sur la joue. Il a toujours projeté sur Alba l’image d’un petit phénomène aux gestes incongrues. Sans changer de ton elle lui dit bonjour en se moquant de sa figure froissée. Sa peau a elle n’est guère mieux. La tiraillant de plus en plus, Alba voulu se gratter vigoureusement. Au lieu de cela, elle fait remonter le plat de ses ongles depuis la base de son cou jusqu’à la mâchoire, pour éviter de se gratter trop durement. Son eczéma est aux prémices d’une crise prochaine, annonçant une lutte : la conquête des territoire de son corps.
Ah… Ça y est, elle repense au passé. À toutes ces années d’eczéma qui se sont succédées sans jamais partir définitivement : les taches de sa peau rougies et dures, les pellicules qui entouraient son col. À l’adolescence où l’apparence est clé, les brillances de sa peau acnéique avoisinaient l’aridité eczémateuse. L’ambiance du collèges, les cours, le sac trop lourd, les amis… les anciennes pensées refont surface. L’image d’Angèle lui arrive presque sous ses yeux.
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