Le village de Sentao
Soucia pénétra dans la clairière qui abritait le petit village composé de trois grands bâtiments. Ces structures étaient vraisemblablement construites avec du bois noir et de la pierre blanche. Un autre matériau que le soldat ne connaissait pas conférait quelques touches bleutées aux maisons, particulièrement à leurs toits pentus.
Pour se montrer aussi amical que possible, Soucia rangea son épée, ôta son heaume et leva un bras en l’air. Dès qu’un des habitants le repéra, l’humain s’introduisit :
— Bonjour ! Je m’appelle Soucia et je viens en paix !
Les créatures se tournèrent toutes vers lui, les yeux grands ouverts. Il remarqua sur leurs traits l’expression de la peur et de la colère. Soucia s’avançait doucement.
— J’aimerai discuter avec vous.
— Certainement pas ! hurla un humanoïde mâle. On discute pas avec les monstres dans votre genre !
Des murmures fusèrent dans tous les sens. Les regards anxieux se croisaient, partageant leurs craintes.
— N’approchez plus où vous le regretterez !
Soucia prit la menace très au sérieux.
— Je ne comprends pas votre énervement, je ne vous veux aucun mal !
— C’est ça, oui ! s’égosilla une vieillarde. Vous pensez que nous avons oublié votre cruauté ?
— Je ne vois pas de quoi…
— Vous ne désirez que tuer, n’essayez pas de nous avoir avec votre ruse ! Cette fois-ci, nous sommes prêts à riposter !
Soucia observa ceux qui se tenaient devant lui. Dans leur physique et leur comportement, ils ressemblaient bien trop à des humains. Il jugea que le terme « monstre » était trop sévère pour les qualifier. Et pourtant, ces êtes le considéraient comme tel.
— Il y a méprise ! Je ne sais pas ce qu’il vous est arrivé, mais je peux vous assurer que je ne veux tuer personne !
— Je vais vous dire moi ce qui est arrivé ! cria une femme larmoyante. C’est à cause de vous que mon meilleur ami Brömìr est mort ! Il était si généreux, si souriant, et vous nous l’avez pris !
— Ecoutez, parlons calmement sinon…
— Et il nous demande d’être calme ! Pour qui il nous prend, ce monstre ?
— Je n’ai tué personne !
— Je vous ai vu !!
— Ce n’était pas moi !
— Attendez ! cria un homme au dos voûté.
Il s’appelait Sentao. L’âge avait courbé sa colonne vertébrale et le forçait à se déplacer avec une canne. Dès qu’il avait entendu l’agitation qui régnait dehors, il s’était levé de sa chaise pour en découvrir la raison. Sentao avait analysé la situation très rapidement et agi en conséquence. Plus personne ne s’agitait. Il brisa les rangs de serviteurs pour se retrouver à moins de 5 mètres de l’homme de métal. Il l’observa en détails avant de proclamer :
— Je me souviens parfaitement de la nuit d’hier. L’image du monstre est parfaitement incrustée dans ma mémoire. L’humain qui se tient devant nous lui ressemble beaucoup, mais ce n’est pas le même !
Les villageois poussèrent des cris d’étonnement ; de dénis pour certains.
— Sa voix n’a rien à voir non plus. Laissons-le parler avant de s’acharner sur lui.
— Merci beaucoup, dit Soucia.
Le vieil homme inclina sa tête et afficha un léger sourire.
— J’espère avoir bien agi.
— Je vous l’assure, vous avez bien agi.
— Recommençons sur des bases plus saines. Je me nomme Sentao, je suis un ancien guerrier et je m’occupe de ces gens. Et vous ?
— Je m’appelle Soucia, je suis le chef des soldats de notre village et je souhaite entretenir de bonnes relations avec votre peuple.
— Voilà qui me rassure. Mais vous devrez faire vos preuves, les événements d’hier sont en…
Sentao ne remarqua que trop tard la femme qui se jeta sur son interlocuteur avec un couteau. Il tenta de la rattraper, trop tard.
Il s’agissait de la meilleure amie de Brömìr. Quand le démon métallique avait prononcé pour la seconde fois « Soucia », elle avait craqué. Elle était persuadée que Sentao mentait ou se trompait. C’était bien le nom de l’ordure qui avait découpé le crâne de celui qu’elle affectionnait tant.
Soucia tenta de la dissuader de poursuivre son attaque, mais elle n’écoutait plus rien.
— Crève ! hurla-t-elle tandis qu’elle abaissa sa lame.
Le soldat frappa avec le casque qu’il tenait dans la main avant qu’elle ne puisse atteindre sa cible. La femme s’écroula au sol, une plaie au crâne.
Derrière les arbres, les hommes assistèrent à la scène.
— Faut intervenir, là ! dit Guégar.
— J’étais sûr que ça fonctionnerait pas, grommela Fabull.
Une dizaine de guerriers armés apparurent derrière Soucia. Un vent de panique gagna les serviteurs.
— Il a essayé de nous berner !
— Il a buté Roubõn et il est revenu avec toute sa troupe pour en finir avec nous !
— Ils sont trop nombreux !
— Esprits, sauvez-nous, par pitié.
— Attendez, reprenez-vous ! essaya Sentao.
Mais plus personne ne l’écoutait. Lui-même en réalité doutait maintenant des intentions des humains, et la fébrilité dans sa voix ne l’aidait pas à fédérer les siens. Soucia en revanche fit tout son possible, convaincu qu’une entente était possible.
— S’il vous plait, nous ne voulons aucun mal, c’est la vérité ! Nous sommes là pour établir une paix entre nos peuples !
— Là-bas, il s’enfuit ! cria Klandel. Rattrapez-le, faut pas qu’il s’échappe !
Klandel s’élança vers le fuyard, toutefois le poids son armure ne lui permettait pas de le rattraper.
— Vite, le laissez pas partir ! beugla-t-il de plus belle.
Deux humanoïdes se trouvaient sur la route de Klandel. Sans hésiter, ce dernier poussa le premier au sol et trancha le torse du second.
Firi, paniqué, décocha une flèche. Il espérait atteindra la jambe du fuyard, mais atteignit le haut de son dos.
— Non ! cria Soucia. Arrêtez ! Ne les tuez pas !
Fabull se jeta sur le vieux Sentao. Ses yeux s’écarquillèrent, prêts à mourir. Soucia plaqua l’insomniaque. Ils percutèrent le sol avec violence. Fabull se débattait.
— Soucia, qu’est-ce qui te prend ?
— Ce ne sont pas nos ennemis !
— Ils t’ont attaqué, on doit les exterminer !
Klandel transperça le corps d’un humanoïde qui espérait quitter la clairière.
Sous les ordres d’un soldat, Firi envoya une flèche sur un autre fuyard.
— Sentao ! l’apostropha Soucia. Dites à votre peuple de ne pas s’enfuir ! Cela affole les miens !
Sentao eut un regard absent. Après toutes ces années passées loin des guerres qui l’avaient tant traumatisé, voilà que la barbarie des combats refaisait surface dans sa vie.
— Je vous en prie, faites-le ! insista le chef des soldats qui contenait autant que possible l’enragé Fabull.
Le serviteur sut alors qu’il devait agir. Sa voix, plus puissante et déterminée que jamais, recouvrit l’intégralité de son modeste village.
— Arrêtez tout ! Ne tentez pas de fuir, sinon les humains vous tueront ! Je vous en prie, ne fuyez pas ! Gardez votre calme si vous voulez vivre !
Sentao sentit une douleur à la gorge dès qu’il eut terminé, tant ses cordes vocales avaient été sollicitées. Un moment de pur silence enveloppa la clairière. Les serviteurs qui fuyaient s’arrêtèrent. Ceux qui se préparaient à se battre abandonnèrent l’idée ainsi que leurs armes de fortune. Ceux qui s’étaient cachés osèrent un regard. Les humains n’attaquaient plus. Klandel n’acheva pas son mouvement d’épée. Firi ne décocha pas sa flèche. Fabull se détendit et Soucia desserra son étreinte.
— Ils ne sont pas tous aussi belliqueux que je l’avais imaginé au premier abord, dit Lontary.
Sentao et les siens se regroupèrent au centre du village, pile entre les trois bâtiments. Les soldats s’avancèrent doucement vers eux. Certains avaient même rangé leurs armes.
— Ce ne sont pas des monstres, expliqua Soucia. Ils sont presque comme nous. Nous devons essayer de les comprendre pour instaurer une paix durable.
— Ne bougez plus, conseilla Sentao. Dès qu’un de nous se montrera hostile, ils nous écraseront. Ils sont aussi méfiants envers nous que nous envers eux, gardez ça en tête.
Les discours des deux meneurs parvenaient à canaliser les leurs, mais plusieurs restaient agités.
— J’étais bien obligé de les abattre, ils auraient pu appeler des renforts.
— Moi je n’ai plus de doute, ce sont des monstres, ils nous ont tués sans remords.
— Ils ont bien mérité leur sort, ils n’avaient qu’à ne pas empiéter sur notre territoire. Ni à attaquer Soucia.
— Je ne me laisserai plus faire, cela suffit !
Et alors que les deux leaders tentaient d’apaiser les plus énervés, un des hommes qui ne proféraient plus d’insulte quitta son groupe avec discrétion.
Une fois proche du dos du meneur opposé, il rugit :
— Vous ne méritez pas de vivre, immondes créatures !
Soucia eut à peine le temps de se retourner.
— Fabull, non !
Trop tard. À un mètre du sol, le corps de Sentao s'empalait sur l’épée de Fabull, le sang ruisselait dessus comme une cascade pourpre. L’insomniaque dégageait une énergie folle. Il extirpa l’aberration de la nature de sa lame avec une satisfaction tressaillante. Alors qu’il s’apprêtait à abattre le prochain monstre aux allures d’enfant effrayé, Lontary et Soucia le retinrent par les bras.
— Mais… Lâchez-moi !
Jinko lui choppa son épée.
— Je m’en occupe, assura le chevalier.
Soucia constata alors la grande panique qui prenait le dessus.
— Reprenez votre calme, par pitié ! Ce n’était la terrible erreur que d’un seul homme, pas de nous tous !
Malheureusement les serviteurs n’acceptaient plus aucun son de la part des humains. Deux des humanoïdes noirs dégainèrent des dagues et se jetèrent sur les soldats qui essayaient de les contenir.
— Hey, non, non !
Guégar n’eut d’autre choix que d’abattre son adversaire.
— Ils s’enfuient à nouveau ! cria Klandel. On peut pas les laisser partir !
— Restez ici ! supplia Soucia. Ne bougez plus sinon nous devrons…
Un serviteur tenta de passer à côté de lui.
— Non, n’avance pas, on ne peut pas se permettre de te laisser filer.
Le jeune serviteur n’écoutait pas et essaya de forcer le passage. Le chef des soldats dû le saisir aux épaules.
— Laissez-moi !...
— Impossible, regretta Soucia. Si cet événement s’ébruite, nos deux peuples ne pourront plus jamais s’entendre…
— Ordure, laissez-moi passer !
À contrecœur, Soucia poussa le serviteur, qui trébucha.
— Restez au centre ! Nous devons discuter calmement et trouver un terrain d’entente ! Que tout le monde arrête de se débattre ! Que personne n’attaque les…
Plus personne n’écoutait les supplications de Soucia. Les serviteurs tentaient désespérément de fuir, ils ne pouvaient plus accorder de crédit aux paroles des Hommes. Les humains quant à eux les encerclaient et devaient les empêcher à tout prix de prévenir d’éventuels renforts.
Le jeune à la peau cendrée revint à la charge. Soucia le ceintura pour l’immobiliser, mais il se débattait inlassablement. Sa peur était trop grande. Le soldat lui adressa quelques paroles qui se voulaient apaisantes, mais qui n’atteignirent jamais son esprit conscient. Quand un autre serviteur, plus robuste, voulut se faufiler entre lui et Fanfrelet, Soucia n’eut d’autre choix que de faire tomber à nouveau le plus jeune. Il menaça de son épée les fuyards, en vain. Aucune réaction ; ils ne décélérèrent pas ni ne lui accordèrent de regard. Le chef des guerriers serra les dents quand il trancha le premier, puis les paupières quand il tua le second.
Tous les soldats se retrouvèrent contraints d’abattre ceux qui leur faisaient face, de poursuivre ceux qui passaient entre les mailles, puis de traquer ceux qui se cachaient dans les bâtiments. Après moins de cinq minutes, il ne resta plus rien sinon un amas de corps ensanglantés et une tranquillité harassante.
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