14 - Fierce

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 C'était une figure silencieuse, laconique au mieux, masse humanoïde de métal juchée sur un destrier noir plein d'énergie contenue. Tout le monde avait entendu parlé de lui, de ses exploits. Sur son passage, on se retournait, on applaudissait, on retirait chapeau et bonnet, on s'inclinait, on criait des remerciements. Il ne disait rien, progressait mécaniquement, ne s'arrêtait que lorsqu'il était obligé. Son blason, un dragon argenté pourfendu par une foudre divine, était le sien propre, et chacun le reconnaissait. En revanche, on ne lui connaissait aucun nom, alors on lui en donnait une dizaine. Le Pourfendeur de Dragons. La Foudre Divine. Le Chevalier Au Croc, en hommage à son arme, que l'on disait être une dent de dragon. Et bien d'autres encore. Il les méritait tous. Il avait déjà terrassé plus d'une dizaine de bêtes écailleuses à lui seul, de toutes tailles, alors que des armées étaient décimées. Certains doutaient de ces exploits, mais toutes les histoires corroboraient : sur son passage, les dragons mouraient. Et en ce jour précis, il était en quête du prochain.

 Sa trace n'était pas difficile à suivre. On l'appelait le Tueur – un nom simple et explicite pour une telle menace. Il avait déjà laissé son lot de cadavres derrière lui. Comme les autres, il frappait et massacrait, indépendamment de l'âge ou du sexe. Coupables et innocents, tous étaient terrassés de la même manière. On avait suivi son parcours avec attention. On l'avait guidé dans une direction précise, afin de le prendre au piège. Et maintenant, on avait fait appel à lui, après bien trop de sacrifices. Afin qu'enfin, son règne de sang cesse.

 Le chevalier stoppa sa monture d'un bref coup de rênes. Il parut humer l'air. Puis il reprit sa route, son destrier en unisson avec sa volonté. Il tournait la tête de temps à autre, à peine. Sa proie était dans cette vallée, lui avait-on dit, une gigantesque bête qui terrorisait la région toute entière. Les habitants du cru avaient abandonné leurs villages, pour ceux qui en avaient eu la chance. Il y avait des traces de pillage, des maisons brûlées ou en ruines, des champs en friche. Il progressait en silence dans tout cela, piochait dans sa besace quand il avait soif ou faim, récupérait des ressources quand il en avait l'occasion, bivouaquait autant que possible sous couvert des arbres ou dans des vieilles fermes à l'écart, avec le feu le plus maigre qu'il pouvait se permettre, quand seulement il se le permettait.

 Il sentait la présence de sa proie. Elle était là, bien sûr. C'était comme s'il pouvait percevoir ses yeux sur lui. Dans son jeune temps, il aurait tremblé sous une telle pression, l'idée qu'il allait devoir affronter un tel monstre. Mais des années plus tard, il ne ressentait plus qu'une profonde lassitude. Ainsi qu'une autre émotion, bien plus tenace elle, qui l'avait amené jusqu'au fond de cette vallée : la vengeance.

 Il reconnaissait les signes : il approchait de l'antre du dragon. Enfin, de là où il s'était établi. Au fond d'un bois se trouvaient les ruines d'un grand château, abandonné il y a déjà des siècles. Mais le donjon avait subsisté là où le reste s'était écroulé, dévoré par la forêt, attaqué par les intempéries et démoli par le temps. Les dragons n'avaient pas tendance à s'établir en milieu boisé, ne pouvant y atterrir et en décoller aisément, mais c'était une source de nourriture non négligeable. Néanmoins, la tour encore debout donnait un endroit au grand lézard ailé pour s'envoler et revenir se poser sans trop de soucis, tout en le gardant à proximité de son terrain de chasse. Mais ce serait un désavantage pour lui, lorsque le chevalier le forcerait à l'affronter. Tout du moins, il l'espérait.

 Il guettait sa cible entre les feuillages. Si proche, maintenant… Étrange. De ce qu'on lui avait dit, il pensait qu'il serait plus grand. Qu'à cela ne tienne. On lui avait conté ses exactions. Tout ce qu'il avait commis, ici et ailleurs. Il y mettrait fin. Il suffisait d'attendre, maintenant, de guetter le bon moment. Et alors, il frapperait.

 Il attendait depuis longtemps, maintenant. Le dragon était si proche. Ni lui ni sa monture ne faisaient de bruit, le cheval entraîné à de telles situations. Juste au pied du donjon, la bête était là, immobile, somnolant au soleil selon toute vraisemblance. Elle était revenue quelque temps plus tôt, s'était posée dans la cour rocailleuse et inégale. Le chevalier avait patienté, attendu que la créature s'assoupisse. Il dégaina en silence son arme, inspira et expira plusieurs fois pour calmer son excitation. Puis talonna son cheval d'un coup et, sans pousser un seul cri de guerre, s'élança au galop en-dehors du sous-bois.

 Au tout dernier moment, il se redressa et ouvrit grand la gueule, crachant un déluge de feu. Il avait attendu tout ce temps pour juste cela. Dans un hurlement bestial, il déversa sa rage ignée, l'ire de toute une race.

 Le chevalier sortit des flammes sans broncher, à la grande surprise du dragon. Son armure était enchantée, tout comme celle de son cheval. Et, surtout, confectionnée avec le meilleur des matériaux : des écailles de dragon. Sous son casque, il eut un sourire féroce, et poussa un hurlement bestial, levant bien haut le croc qu'il avait arraché à sa première proie, sur son cadavre encore chaud.

 Le dragon se redressa d'un coup, mais il était pris à son propre piège. Allongé pour feindre le sommeil, il n'était pas en position pour fuir ou quoique ce soit d'autre. L'homme en armure et sa maudite monture arrivèrent à son poitrail et, sans défaillir, le chevalier lui porta un coup terrible, tranchant dans la partie la plus tendre, juste entre les écailles. Le reptile volant hurla de douleur. Dans un coup de pattes soudain, plus un réflexe qu'autre chose, il frappa le petit être, l'envoyant au sol lui et son cheval. Il se redressa tant bien que mal alors que le destrier, terrifié malgré tout, s'enfuyait, et que son cavalier se relevait comme si de rien n'était. Et repartait à l'assaut sans défaillir.

 Le combat fut long. Le dragon était ancien, une belle bête, forte, rapide, ayant déjà combattu de nombreuses fois. Le chevalier était aguerri, et malgré son âge, était tout à fait apte à affronter un tel adversaire. Mais ce qui l'avantageait surtout était ce tout premier assaut qui avait causé une blessure terrible qui handicapait sévèrement le dragon. Le sang du monstre s'écoulait sur la terre à intervalles réguliers, la transformant en une boue noirâtre. Cela n'importunait aucunement les mouvements de l'homme en armure, qui frappait encore et encore, imperméable à la fatigue, esquivant les assauts, les bloquant de son bouclier au besoin, comme si de rien n'était. La moindre erreur aurait été fatale. Mais il était insaisissable, rien ne l'arrêtait, porté par un feu au fond de son âme. Un sentiment qui brûlait bien plus fort que le cœur d'aucun dragon. Inextinguible, sa rage le poussait bien au-delà de ses limites. Il était la fureur, la violence. Il vivait pour cela.

 Le dragon s'éloigna péniblement et s'arrêta net. Ils se jugèrent l'un l'autre du regard. Il était épuisé. Il savait où ce combat menait. Il s'allongea au sol et inclina la tête, surprenant le chevalier.

 « C'est ta victoire, Tueur. »

 L'homme en armure se redressa, silencieux, laissant tomber sa garde.

 « Je ne sais ce qui te pousse à chasser les miens. À les tuer les uns après les autres. À exterminer toute une race ainsi. Ta férocité dépasse celle de tous les dragons réunis. »

 Le chevalier s'avança d'un pas tranquille, son épée tenue avec négligence.

 « Mais dans mon dernier souffle, je te maudis, toi et tous les tiens. Que vous vous noyiez dans notre sang versé sans raison. »

 Sans rien dire, l'humain coupa net au discours, et frappa directement dans la gorge offerte de sa proie. Puis il la regarda s'affaisser au sol, presque sans un bruit.

 Avant de s'acharner sur son cou, frappant à un rythme démentiel, grognant, suant, hurlant, encore et encore et encore. Une fois toute sa rage enfin épuisée, il admira son œuvre. Siffla son cheval, qui vint clopin-clopant jusqu'à lui. Il récupéra quelques cordes et accrocha la tête grossièrement décapitée à sa monture, sans se soucier si celle-ci arriverait à tirer une telle charge. Elle le ferait, tout simplement.

Cela fera un trophée splendide, songea-t-il, sans une seule pensée pour le discours du dragon.

 Ce n'était pas la première fois qu'il l'entendait.

 Ce ne serait pas la dernière.

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