Chapitre 4
Au petit matin du quatrième jour après leur échappée héroïque, Eldria fut réveillée par le cheval qui était venu frotter doucement son museau contre son visage. Elle ouvrit difficilement les paupières et bailla longuement.
– Bonjour à toi aussi Perce-Neige, dit-elle d’une voix encore ensommeillée.
Elle le gratifia d’une caresse à l’encolure, puis s’extirpa de dessous l’épaisse couverture qui l’avait correctement maintenue au chaud toute la nuit et qui avait appartenu à l’ancien propriétaire de l’animal.
– Tu dois avoir faim.
Elle prit une carotte dans l’une des sacoches et la tendit à Perce-Neige, qu’elle avait renommé ainsi car elle trouvait bien triste que Dan et elle n’aient de cesse de l’appeler "le cheval".
– Il n’en reste plus beaucoup, lui susurra-t-elle. Mais heureusement, le soleil ressort et tu auras bientôt plein de bonne herbe à manger.
Ils avaient établi leur campement pour la nuit dans une nouvelle grotte assez spacieuse au sommet d’une colline. La paillasse de Dan, non loin de la sienne, était vide. Le jeune homme était sûrement parti chasser de bonne heure.
Toujours emmitouflée dans son manteau de fourrure, elle s’accroupit près du feu et souffla dessus pour le raviver et ainsi éviter que le froid ne vienne s’installer trop durablement dans leur habitat de fortune.
Cela faisait trois jours qu’ils arpentaient les étendues sauvages et escarpées des montages du Solstice, dont la chaîne formait une frontière naturelle entre le Val-de-Lune au sud et l’Empire d’Eriarh au nord. Leur but était toujours de rejoindre Soufflechamps – la ferme natale d’Eldria – mais ils devaient le faire en évitant toutes les routes connues. Même le plus petit des sentiers représenterait pour eux le danger potentiel d’être découverts. D’autant qu’ils savaient maintenant qu’ils étaient activement recherchés dans les alentours.
Le voyage jusqu’à la ferme, qui devrait normalement durer une petite journée au trot via la route principale, risquait dans leur cas de s’éterniser encore plusieurs jours en raison du détours qu’ils devaient réaliser et de l’impraticabilité manifeste des lieux.
Dan réapparut une trentaine de minutes plus tard, un lapin chétif à la main.
– C’est tout ce que j’ai pu attraper, dit-il en attachant le maigre gibier à la selle de Perce-Neige. Ça nous fera au moins notre repas de ce midi. Si seulement j’avais un arc et quelques flèches...
Ils firent rapidement leurs paquetages et reprirent leur route au cœur des vallées et des monts. Fort heureusement, le soleil avait daigné montrer de nouveau ses rayons dorés et l’épais manteau blanc qui recouvrait la région était en train de fondre doucement mais surement, facilitant grandement leur avancée.
– Tu penses qu’ils risquent de nous attendre à Soufflechamps ? demanda Eldria alors qu’ils chevauchaient le long d’une corniche assez abrupte.
Plus elle y pensait et plus elle craignait qu’Eriarh ait envoyé un détachement chez elle dans l’espoir de la voir débarquer. Après tout, ils savaient où elle habitait. Pire encore, à chaque jour qui passait elle redoutait de plus en plus que l’ennemi décide de faire payer sa récente évasion à ses proches... C’était peut-être une mauvaise idée d’aller là-bas, mais malgré tout si c’était le cas elle ne pouvait pas les laisser faire sans réagir !
– C’est possible, concéda Dan. Ce qui est sûr c’est que nous ne pourrons pas arriver de front.
– Je m’inquiète tu sais... Pour ma tante Dona et les autres. Et puis pour Salini. Je l’ai laissée toute seule... Le moins que je puisse faire, c’est prévenir sa mère.
– Tu ne peux pas porter tous les malheurs du monde sur tes épaules Eldria. Tôt ou tard les responsables paieront pour ce qu’ils ont fait.
Elle sentit une pointe d’amertume dans sa voix. Dan avait en effet lui aussi toutes les raisons d’être en colère contre sa propre patrie.
– Et toi tu... tu as des proches ? risqua-t-elle. Des personnes à qui tu tiens ? A Eriarh je veux dire.
Comme à chaque fois qu’elle abordait le thème de sa vie personnelle, il sembla de prime abord se murer dans un silence pudique. Pourtant, cette fois-ci, après quelques secondes de flottement il daigna lui répondre laconiquement :
– Je n’ai pas de famille qui m’attend si telle est ta question.
– Oh... Je suis désolée...
– Ne le sois pas. Mes parents m’ont abandonné alors que je n’étais qu’un enfant. Je ne sais même pas qui ils sont ni même s’ils sont encore en vie. J’ai grandi dans un pensionnat militaire près de Rokvirh, la capitale d’Eriarh. Je n’y ai pas vraiment d’attache.
A la fois surprise et touchée qu’il s’ouvre enfin à elle, elle commenta :
– Ca n’a pas dû être facile pour un enfant. L’ambiance militaire stricte, tout ça...
– On s’y fait, conclut-il dans un sourire.
Eldria sentit qu’il ne souhaitait pas en dire davantage, aussi n’insista-t-elle pas.
Il leur fallut trois jours de voyage supplémentaires pour sortir des montagnes, sans incident notable. Le temps était resté au beau fixe et la neige avait fini par fondre, du moins à moyenne et basse altitude. Parfois il faisait même tellement doux en milieu de journée qu’ils se permettaient d’ôter quelques couches de vêtements.
Pour toute nourriture, ils se contentaient des quelques rations militaires qu’ils avaient "empruntées" à leurs récents agresseurs, des animaux que Dan chassait et de quelques baies sauvages qui fleurissaient courageusement ici et là. Les nuits, ils les passaient à l’abris dans diverses grottes ou excavations sur lesquelles ils tombaient au fil du chemin, heureusement fréquentes dans cette région rocailleuse.
Ce fut dans le milieu de l’après-midi de la septième journée de voyage, alors qu’ils approchaient enfin des derniers vallonnements des montagnes du Solstice, qu’ils arrivèrent à l’orée d’une immense forêt brumeuse qui s’étendait à perte de vue.
– D’après sa taille, je dirais que c’est la Forêt des Oublis, commenta Eldria alors qu’ils faisaient une pause au niveau d’un promontoire naturel pour observer au loin. Elle jouxte Soufflechamps, mais c’est encore à au moins dix lieues au sud. On a fait un sacré détours !
Dan lui lança un regard surpris.
– Je ne te savais pas amatrice de géographie régionale, dit-il avec un sourire.
– J’ai passé une bonne partie de mon enfance à dévorer la bibliothèque de mon oncle. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, et les études topographiques en faisaient partie. D’ailleurs ça me manque un bon livre devant un doux feu de cheminée.
– Eh bien ! Je ne savais pas que je parlais à quelqu’un d’instruit. Moi qui te voyais plutôt comme une...
Il sembla chercher ses mots.
– ... Une simple fille de ferme ? compléta Eldria en prenant l’air offusqué. Qui sait bien cultiver la terre mais qui reste un peu bébête sur les bords, c’est ça ?
– Heu... Non je...
– T’en fais pas je te fais marcher, conclut-elle avec un clin d’œil.
– Très drôle. Alors puisque tu es si érudite, pourquoi la forêt qu’on s’apprête à traverser s’appelle la Forêt des Oublis ?
– Facile, tout le monde sait ça chez nous. On raconte que quiconque s’y aventure trop longuement finit par s’y perdre et n’en ressort jamais. Il paraîtrait qu’on peut y croiser les âmes errantes de tous ceux suffisamment braves – ou fous – qui auraient un jour tenté leur chance sans jamais pouvoir en réchapper....
Dan leva un sourcil circonspect.
– Voilà qui est rassurant. Et tu crois à ces histoires ?
– Ce ne sont que des légendes locales. Même si je ne suis jamais allée très loin, j’y suis déjà entrée sans jamais rien voir de particulier. Ce n’est qu’une forêt... Et puis la contourner nous prendrait encore au moins une semaine, alors qu’en la traversant on peut atteindre la ferme en moins de quarante-huit heures.
Dan continua de la fixer d’une expression impassible.
– Quoi ? demanda-t-elle
– La plupart des filles que j’ai connues auraient eu une peur bleue à l’idée de s’aventurer dans une forêt voilée de mystère comme ça...
– Et bien la plupart des filles que tu as connues devaient être des trouillardes, rétorqua Eldria sur le ton de l’humour.
Elle ne le lui dit pas, mais le fait de le savoir qu’elle ferait la traversée à ses côtés la rassurait tout de même quelque peu...
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