Chapitre 5

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Malgré l’hiver, c’était une forêt aux grands arbres touffus et à la canopée si dense qu’elle masquait presque entièrement la lumière du jour. Eldria avait beau ne pas être superstitieuse, elle dut tout de même reconnaître qu’il y régnait une atmosphère lugubre, presque inquiétante. Toujours assise derrière Dan sur le dos de Perce-Neige, elle eut un frisson.

– Brrr... Il fait si froid. Je crois que je préférais les montagnes finalement. Au moins on était au soleil... L’autre côté de la forêt est un peu plus accueillant heureusement !

– Je comprends pourquoi les gens du coin l’évitent cette forêt, renchérit Dan. On n’y voit pas à dix mètres !

Ils avancèrent ainsi au pas pendant deux bonnes heures, se frayant tant bien que mal un chemin entre les arbres les plus clairsemés, s’orientant autant que faire se peut à l’aide de la position du soleil lorsqu’il était visible.

Avant que celui-ci ne commence à se coucher, ils se mirent en quête d’un endroit où passer leur première nuit. Ils tombèrent rapidement sur une petite clairière fleurie, dépourvue de toute pierre et autres racines peu propices à y installer une paillasse.

– Je pense que ça ne vaut pas la peine de monter la tente, dit Dan en posant un pied à terre. Il faudrait tailler des branches de bonne taille pour la maintenir en place et ça nous prendrait des heures. Il fait beau, que dirais-tu d’une nuit à la belle étoile ?

– Heu...

– Quoi ? Tu as peur de te faire attaquer par un fantôme pendant la nuit ?

Eldria leva les yeux au ciel.

– Je vais chercher du bois, éluda-t-elle.

Maintenant qu’ils commençaient à être rodés, le camp fut monté en une demi-heure à peine. La nuit commençait à doucement s’abattre sur eux tandis que Dan venait d’allumer le feu qui aurait la lourde tâche de les maintenir au chaud et d’éloigner les éventuelles bêtes sauvages un peu trop curieuses.

– Quelque chose me tracasse un peu... commença Eldria, le regard perdu dans le vague, alors qu’ils partageaient un nouveau repas improvisé.

Elle n’arrivait pas à se sortir ses états d’âme de l’esprit et ressentait le besoin d’en parler.

– Concernant Salini... Au moins une semaine avant notre évasion, elle a disparu. Elle n’a pas eu le temps de m’expliquer ce qu’ils lui ont fait, mais ça m’inquiète. Et puis Dricielle, enfin je veux dire... Dricelys a eu l’air de sous-entendre qu’elle n’avait rien à faire dans la grotte sous la prison avec nous, comme si elle aurait dû être ailleurs... Je me fais peut-être des idées pour rien, mais ça m’obsède.

Dan, assis non loin, demeura silencieux. Elle lui demanda :

– Est-ce que... Par hasard tu aurais vu ou entendu quelque chose ? Est-ce que c’était commun que des captives disparaissent comme ça pendant plusieurs jours ?

Il termina de mâcher sa cuisse de lapin – chassé le matin même – puis se tourna vers elle, compatissant.

– Je ne suis sûr de rien. Ce ne sont que des bruits de couloirs mais... Il se disait qu’une des prisonnières serait bientôt "donnée" contre une grosse somme d’argent à...

Il se tut subitement, comme si ce qu’il s’apprêtait à dire serait trop dur à entendre.

– ... A ? l’encouragea Eldria.

– A un riche et puissant chef de clan Adaïque.

Le sang d’Eldria se glaça. L’Adaï... Un immense continent principalement désertique au sud du Val-de-Lune et d’Eriarh. Les Adaïques n’avaient que peu d’échanges avec leurs voisins du Nord, mais d’après ce qu’Eldria savait sur eux, il s’agissait d’un peuple réputé pour sa violence et ses pratiques dégradantes, notamment sexuelles.

– Oh... dit-elle, soudainement inquiète. Tu... Tu es sûr de toi ?

– Ce n’étaient que des rumeurs. Mais connaissant nos têtes pensantes et les horreurs qu’ils sont maintenant capables de commettre, c’est bien possible que ce soit vrai. Je suis désolé.

Eldria baissa les yeux.

– Rien n’indique qu’il s’agirait de Salini par contre, reprit-il comme pour se rattraper.

– Je l’espère...

Leur repas repris dans un silence quasi-religieux, jusqu’à ce qu’Eldria le brise de nouveau :

– Est-ce que tu crois en la magie ?

Dan lui lança un regard interrogateur.

– Tu me demandes ça par rapport à ce que tu m’as raconté l’autre jour c’est ça ? Quand elle a changé d’apparence devant toi et Salini ?

Elle fit un timide oui du chef.

– Je n’arrive pas à me sortir ces images de la tête. C’était si... étrange.

Dan sembla une nouvelle fois chercher ses mots.

– Et bien... Il y a des légendes, des on-dit. Il est délicat de déterminer quelle valeur leur accorder. Si tu veux mon avis : il ne faut croire que ce que l’on voit, et ce à quoi tu as assisté n’était peut-être qu’un tour de passe-passe, une illusion.

Elle avait effectivement des difficultés à se remémorer précisément ce qu’elle avait vu ce jour-là. Et puis il faisait sombre dans ces sinistres souterrains. Malgré tout, elle n’avait pas pu tout inventer.

– Je ne sais plus vraiment comment ça s’est déroulé, mais je ne suis pas folle. Ce qui s’est passé là-bas n’était pas naturel du tout.

– Tant que nous n’en saurons pas plus sur cette femme il faut être prêts à tout. En attendant, tu ne devrais pas te torturer l’esprit avec ça.

Il posa une main chaleureuse sur son épaule.

– Nous devrions dormir, ajouta-t-il. Une autre longue journée nous attend demain.

Et c’est ce qu’ils firent sans tarder – chacun de leur côté...

Eldria ne sut pas si c’était dû aux inquiétants bruits de la forêt nocturne ou bien à la perspective de savoir Salini au mains de personnes encore plus dangereuses que les Eriarhi, mais elle eut une nuit des plus agitées. Elle rêva de son amie, retenue captive dans des cellules encore plus sombres et crasseuses que celles qu’elles avaient connues, abusée continuellement et en groupe par des hommes à la peau mat, grands et à la musculature imposante. Ce fut un songe érotique qui, pour une fois, n’avait absolument rien d’excitant...

– Eldria, ça va ?

Dan, penché au-dessus d’elle, lui passa la main sur le front. Elle ouvrit les paupières avec difficulté. C’était déjà le petit matin. La nuit avait été courte. Malgré la fraîcheur ambiante, elle eut la désagréable sensation de se sentir toute fiévreuse et transpirante sous son épaisse couverture.

– Ça va, s’empressa-t-elle de répondre en se redressant, les cheveux ébouriffés et les yeux encore mi-clos.

– Je t’ai laissée un peu dormir mais tu avais le sommeil agité. Il y a un petit bassin par-là, à cinq minutes d’ici. L’eau y est propre, si tu veux te rafraîchir...

Se sentant pégueuse, elle ne se fit pas prier.

– Merci. Je n’en ai pas pour longtemps.

Le soleil s’était déjà levé et le ciel resplendissait d’un bleu immaculé. Heureusement pour eux, il faisait déjà un temps printanier alors que ce n’était que le début du mois de Février. A quoi donc aurait ressemblé leur périple s’ils avaient dû affronter la neige tout du long ?

Eldria ne tarda pas à trouver le modeste étang dont lui avait parlé Dan. Alimenté par un petit ruisseau en provenance directe des montagnes, il était limpide comme de l’eau de roche. Elle en profita pour se désaltérer goulument et remplir sa gourde à ras bord.

Puis, se retournant machinalement pour s’assurer qu’il n’y avait personne alentours même si elle savait que cela était futile, elle ôta un à un ses vêtements imbibés de sueur et les accrocha soigneusement à une branche en plein soleil pour qu’ils sèchent. Malgré le beau temps, l’hiver se rappela tout de même sournoisement à son bon souvenir en venant lui caresser froidement l’épiderme.

Cela ne l’empêcha pas de s’engager tranquillement dans le bassin jusqu’aux environs des genoux, là où la sensation de l’eau glacée était encore supportable. Elle dut en revanche prendre sur elle pour se nettoyer le reste du corps autant que faire se peut, préférant en effet cent fois endurer la sensation de l’eau froide sur sa peau quelques minutes durant plutôt que de passer le reste de la journée à sentir de sous les aisselles. Surtout à cheval et collée contre Dan...

Soudain, elle entendit un craquement caractéristique dans son dos, non loin de l’endroit où elle avait laissé ses affaires, comme si quelque chose – ou quelqu’un – venait de marcher derrière les arbres. Elle se retourna en un éclair.

– Dan, c’est toi ? lança-t-elle sans attendre d’une voix peu assurée en se protégeant de ses bras joints.

Aucune réponse. Elle se sentit soudainement vulnérable à se trouver ainsi, nue, à la vue d’un quelconque – bien qu’improbable – voyageur à tendance voyeuriste. Elle demeura malgré tout immobile quelques secondes, attentive au moindre bruit suspect.

– Il y a quelqu’un ? appela-t-elle une nouvelle fois.

Toujours rien. Pourtant elle en était certaine : ce qu’elle avait entendu ne pouvait être autre chose que des bruits de pas. Mais malheureusement – ou heureusement – pour elle, seul le gazouillis des oiseaux lui donna la réplique. Elle haussa finalement les épaules en se disant qu’un sanglier un peu trop curieux avait probablement eu l’insigne honneur d’admirer la raie de ses fesses... Néanmoins, cela ne l’empêcha pas d’achever de s’humidifier et de se rhabiller en hâte.

De retour au campement, elle préféra ne pas en parler à Dan. Après tout, ce n’était probablement rien. Il leur restait encore un peu plus d’un jour de marche avant d’attendre Soufflechamps, aussi repartirent-ils sans s’attarder.

– Plus on s’enfonce dans cette forêt et plus j’ai l’impression que la température se radoucit, dit Dan vers le milieu de la journée.

Eldria partageait effectivement ce sentiment.

– Oui, c’est comme s’il y avait une sorte de microclimat, remarqua-t-elle, pensive. Après tout on ne va pas s’en plaindre vu qu’on va encore passer une nuit dehors.

Des arbres, des arbres, et encore des arbres. Eldria n’en avait jamais vu autant de toute sa vie. Des grands, des moyens, des petits. Des feuilles vertes, jaunes, ocres, marrons...

– Comment on va faire pour retrouver Soufflechamps quand on aura traversé tout ça ? demanda-t-elle alors qu’ils abordaient une pente descendante un peu escarpée.

– Pour l’instant on se dirige plein sud. Ensuite quand on aura atteint le bout de la forêt, on la longera jusqu’à tomber sur ta ferme. Avec un peu de chance on n’arrivera pas trop loin, et puis tu devrais rapidement reconnaître autour de chez toi.

Comme la veille, ils établirent leur campement dans une clairière à peine plus petite que la précédente. L’herbe y était abondante, ce qui fit le plaisir de Perce-Neige et ferait certainement celui de leur dos quand il s’agirait de s’allonger dessus.

– Bonne nuit, lança Dan après un rapide repas en s’étendant de tout son long sur le côté, à quelques mètres d’Eldria, dos à elle.

– Bonne nuit Dan.

Plus les jours passaient et, compte-tenu de leur passif intime, plus elle se serait attendue à ce qu’il retente une approche avec elle. Ou au moins qu’il y fasse allusion, même subrepticement... Mais non. Elle pourrait aussi bien être sa sœur que son attitude envers elle n’en serait pas différente. Etait-ce à elle d’en reparler ? Etait-ce le bon moment ? Et surtout : pour lui dire quoi ?

Ce fut avec ces questions embarrassantes qu’elle se fit sans s’en rendre compte happer par le monde des songes.

Un hululement proche lui fit doucement rouvrir les yeux. Elle était confortablement installée et se serait bien volontiers rendormie sur le champs. Pourtant, elle fut rapidement prise d’une envie pressante et se vit contrainte de s’extirper à contrecœur de la tiédeur de son lit de fortune.

Au vue de la position de la lune dans le ciel, ce devait être le milieu de la nuit. Dan ronflait paisiblement. Leur feu de camp crépitait encore avec vivacité au milieu de la clairière qu’ils avaient investie. A pas feutrés, elle passa devant Perce-Neige qui lui accorda un regard distrait, puis se dirigea vers l’orée des arbres, là où la lumière des flammes peinait à combattre l’obscurité.

Elle se soulagea rapidement au pied d’un tronc et s’apprêta à reboutonner son pantalon quand tout à coup son regard fut attiré par quelque chose d’étrange un peu plus loin. Plissant les yeux, elle remarqua une étrange forme qui se détachait dans la pénombre. Elle paraissait parfaitement immobile mais semblait... humaine ?

Les poils sur la nuque d’Eldria se hérissèrent soudain. A mesure que ses pupilles s’habituaient au manque de luminosité, elle crut distinguer dans le noir deux reflets brillants au niveau de là où se serait situé le visage de la forme si c’était une personne.

Des yeux.

Pointés droit sur elle...

Alors qu’elle n’osait le croire, soudainement paralysée par la peur, la forme se mit à avancer d’un pas lent mais déterminé dans sa direction. Etait-ce un homme ? Une femme ? Ou bien... autre chose ?

Eldria ne cria pas. Elle n’en fut pas capable. D’instinct, elle recula doucement, sans quitter du regard ce nouveau danger aussi inconnu que terrifiant. Elle sentit les palpitations de son cœur qui la bombardait soudainement d’oxygène pour qu’elle puisse prendre la fuite à tout instant en cas de nécessité. Elle continua de reculer en haletant, avec cette horrible impression d’être en plein cauchemar. Mais non, tout ceci était bien réel...

Trop concentrée sur ce qu’il se passait devant elle, elle ne fit pas attention à ce qu’il y avait dans son dos. Soudain, elle heurta quelque chose. Il y eut un bruit qui la fit sursauter : un hennissement sonore. Sans s’en rendre compte, elle venait de heurter Perce-Neige. L’animal, qui avait certainement lui aussi remarqué que quelque chose clochait, cabra tout à coup violement, affolé à son tour.

Soufflée par cet évènement inattendu qui vint biser brutalement la quiétude de la nuit, Eldria tomba à la renverse en poussant elle aussi un cri de panique. L’espace d’un instant, elle perdit de vue la menace dans les ténèbres. Lorsqu’elle tenta de se concentrer de nouveau sur l’endroit où elle avait vu celle-ci pour la dernière fois, elle réalisa avec stupeur qu’elle avait... disparu !

Puis presque aussitôt, alors qu’elle balayait nerveusement les arbres de gauche à droite pour retrouver la trace de celui ou celle qui se tapissait dans l’ombre, elle sentit une main se poser sur son épaule. Elle sursauta en hurlant comme jamais elle ne l’avait fait dans sa vie.

– Eldria, c’est moi ! lança Dan, sa dague dans une main, l’autre paume vers l’avant comme pour la rassurer. Qu’est-ce qu’il y a ?

– L-Là, il y a quelqu’un dans la forêt ! bredouilla-t-elle d’une voix effrayée en pointant du doigt droit devant elle.

– Quoi ? Comment ça quelqu’un ?

– J-Je te jure ! J’ai vu quelqu’un qui marchait vers moi !

Sans se départir de l’assurance qui le caractérisait, il se mit à scruter les environs.

– Attends-moi ici.

Il disparut alors dans l’obscurité, l’arme au clair. De son côté, Eldria recula jusqu’aux abords réconfortants du feu de camp. Perce-Neige, quant à lui, s’était finalement calmé.

Dan réapparut cinq minutes plus tard.

– Je n’ai vu personne, dit-il. Que s’est-il passé exactement ?

Recroquevillée, les jambes rabattues contre elle, elle lui expliqua en détail sa mauvaise rencontre.

– Et tu es sûre de ne pas avoir rêvé ou halluciné ?

– J’en suis certaine, affirma-t-elle avec tout l’aplomb dont elle était encore capable.

Il prit l’air pensif.

– Bon, rendors-toi. Dans le doute je vais monter la garde jusqu’au lever du soleil.

– Tu es sûr ?

– Mieux vaut prévenir que guérir.

Avec une appréhension certaine, Eldria regagna sa couche. Le fait de savoir Dan veillant au grain à ses côtés la rassurait grandement. Malgré tout, elle ne parvint pas à fermer l’œil de la nuit. Il se tramait vraiment quelque chose d’anormal dans cette étrange forêt des Oublis...

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