Chapitre 6

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Des cernes sous les yeux, ils firent leurs paquetages dès l’aube. Plus rien ne laissait à penser que quelqu’un rôdait autour du camp, mais Dan préférait malgré tout faire preuve de prudence :

– Je me dis que tu as probablement vu une bête sauvage, avait-il avancé en se hissant à cheval. Mais nous ne devons prendre aucun risque.

Même si elle se voyait rassurée qu’il ait tendance à la croire, Eldria savait qu’elle n’avait pas eu affaire à un animal. La forme était bipède, de taille humaine et se déplaçait sans un bruit... Elle n’osa pas l’exprimer à voix haute, mais se pourrait-il que les légendes soient vraies ? Qu’elle ait fait la rencontre... de l’âme errante d’un voyageur perdu ? Elle frissonna à cette idée.

Au fil de la journée, le temps devint maussade et l’atmosphère se refroidit de plus en plus, signe qu’ils s’éloignaient du cœur de la forêt et qu’ils se rapprochaient donc, de fait, de son extrémité sud. Si leurs calculs étaient justes, ils devraient atteindre celle-ci dans la courant de l’après-midi.

A mesure que l’échéance de regagner les terres verdoyantes de sa ferme approchait, l’appréhension d’Eldria grandissait en conséquence. Qu’allait-elle y retrouver ? Bien entendu si, comme elle l’espérait, Eriarh ne s’y était pas encore montré, elle ne pourrait malgré tout pas reprendre sa vie de fermière comme si de rien n’était. Il était inenvisageable en effet qu’elle s’éternise à Soufflechamps plus de quelques heures. Nul espoir de retrouver son lit douillet, sa chambre ensoleillée, le confort de sa maison érigée par son oncle et sa tante alors qu’elle n’était qu’un bébé... Tout au plus aurait-elle le temps de glaner quelques affaires et quelques vivres avant de convaincre tout le monde d’abandonner les lieux. Du moins temporairement...

Alors qu’ils chevauchaient depuis deux ou trois heures, elle s’écria soudain :

– Stop ! Je reconnais cet endroit !

Elle mit immédiatement pied à terre pour inspecter les lieux.

– Ce rocher, ces arbres...

Cela ne faisait aucun doute, elle se rappela distinctement être déjà venue ici avec Jarim lors d’une partie de chasse, alors qu’ils n’avaient tous deux que quinze ou seize ans.

– La ferme est par-là ! lança-t-elle en se précipitant, extatique, dans la végétation drue.

– Eldria, attends ! appela Dan, toujours à cheval, en la voyant disparaître derrière les branches.

– Suis-moi, je sais où c’est !

Pressée, elle n’attendit pas de réponse. Elle coupa plutôt à travers les arbres en faisait de son mieux pour se souvenir du chemin qu’elle avait emprunté quelques années auparavant. Heureusement, elle s’en sortit avec brio car après seulement une poignée de minutes, elle arriva en vue d’une petite colline qu’elle connaissait bien pour être celle qui surplombait la ferme et annonçait la fin de cette maudite forêt.

– C’est là... enfin... souffla-t-elle difficilement sans se soucier de la présence ou non de Dan, un désagréable point de côté lui lacérant le flanc.

Elle n’en revenait pas. Après tout ce temps, toutes ces épreuves subies, dans quelques secondes à peine elle serait de retour chez elle !

Arrivée au sommet du léger promontoire, elle se tint les côtes quelques instants puis, enfin, leva les yeux vers son chez-soi qui lui avait tant manqué.

Ce qu’elle vit alors lui glaça le sang.

Au milieu de la brume grisâtre se dressaient effectivement la dizaine de bâtiments que comportait la ferme. Ou du moins ce qu’il en restait... Tous, en effet, semblaient avoir plus ou moins été en proie à un violent incendie. Celui-ci devait être tout récent car une épaisse fumée noirâtre s’échappait encore des structures calcinées de ce qui avait jadis été la grange, l’enclos des chevaux, sa maison...

Ce ne fut pourtant pas cette vision d’horreur qui l’effraya le plus. Au milieu de la grande cour qu’elle connaissait par cœur pour y être passée tous les jours de sa vie avant son enlèvement, entre les bâtiments à deux ou trois-cents mètres d’elle se dressait une structure qu’elle n’osa reconnaître.

Une grande arche en bois sommairement taillé...

Des cordes...

Accrochés à ces cordes, plusieurs corps inanimés...

– Non... Non c’est impossible...

Elle venait de rentrer dans une sorte d’état second, ne voulant décemment pas croire ce qui pourtant s’imposait à sa vue. Ses pires cauchemars s’étaient réalisés, mais elle ne pouvait l’accepter.

Doucement mais surement, il se mit à pleuvoir. Les gouttes de pluie se mêlèrent aux larmes sur ses joues. Prise par l’émotion qui la submergea tout à coup comme un raz-de-marée qui anéantirait un château de sable, oubliant subitement tous les dangers qui la guettaient et même Dan qui était passé elle ne savait où, elle courut vers l’échafaud improvisé sans le quitter des yeux. Ces corps qui se balançaient... Non, c’était inconcevable... Elle devait lever cette illusion. Il ne pouvait en être autrement.

Mise à part la potence, la cour était déserte. Soufflechamps paraissait tristement calme, comme un village fantôme au sein duquel même les esprits se seraient tus. Seul le grondement sourd d’un orage de moins en moins lointain vint subrepticement briser le silence de mort.

Eldria se rua sur l’échafaud, malheureusement bien réel. La dizaine de personnes suspendues était de dos, aussi ne reconnut-elle personne de prime abord. Quelqu’un, n’importe-qui, était peut-être encore en vie. Elle n’avait pas une seconde à perdre.

Ce fut alors que, en pleine détresse émotionnelle, elle reconnut une robe. Cette couleur saumon, ces motifs à fleur... Aucun doute possible, c’était bien celle de quelqu’un qu’elle ne connaissait que trop bien mais qu’elle aurait préféré ne pas retrouver ici : sa tante Dona.

Le souffle coupé, la poitrine serrée, prête à imploser de chagrin, elle tendit la main vers celle qui l’avait élevée pour la retourner et voir son visage. Elle n’avait plus vraiment d’espoir.

Elle poussa tout à coup un cri de surprise mêlé d’angoisse. Elle se serait attendue à découvrir avec effroi un visage boursoufflé, sans vie, ayant perdu toutes ses couleurs. Mais non... En réalité, il n’y avait aucun visage ! Au lieu de cela, elle se retrouva, pantelante, face à une sorte de baluchon rempli de foin auquel on aurait vaguement donné forme avant d’étrangement lui enfiler des vêtements. Et effectivement, à mieux y regarder, les autres "corps" autour n’en étaient en réalité pas vraiment ! Quelle était donc cette mascarade ? Où étaient les habitants de Soufflechamps ?!

Elle n’eut pas le temps de s’étonner davantage. Dans son dos, elle entendit des bruits de pas. Peut-être Dan ? En se retournant, elle eut un nouveau haut-le-cœur.

Six soldats Eriarhi lui faisaient maintenant face, comme s’ils l’avaient attendue à dessein. L’un d’eux – le plus proche – ne lui laissa aucunement le temps de réagir. En un éclair, il leva son épée et frappa violemment du pommeau la tempe d’Eldria. Celle-ci poussa un gémissement effaré et s’effondra dans la boue, sonnée.

– Capitaine, c’est elle ? demanda l’un des hommes.

– Oui c’est bien elle, répondit l’intéressé, dont la voix rappela vaguement quelque chose à Eldria.

– Ah ah, elle s’est pointée finalement !

La pluie commença à s’intensifier au point qu’Eldria la sentit couler sur ses cheveux en même temps que son propre sang le long de son front. Son agresseur n’y était vraiment pas allé de main morte... Elle leva les yeux vers lui. Ses pupilles fatiguées firent avec difficulté le point sur son crâne luisant et sur l’imposante cicatrice ornant sa joue. Elle reconnut rapidement l’homme qui avait déjà croisé sa route à deux reprises : c’était le capitaine qui les avaient persécutées, elle et Salini, tout d’abord lors de leur arrivée en prison, mais aussi quelques jours auparavant dans la grotte dont elle avait provoqué l’effondrement. Le bougre s’en était apparemment sorti, comme elle, Dan et peut-être Salini, sans séquelle...

– Où... sont... ils ? parvint-elle difficilement à articuler alors que la tête commençait à lui tourner.

Il se pencha au-dessus d’elle et la toisa avec dédain.

– Mon petit appât t’a plu ? Hein ? T’en fais pas pour tes proches, il sont bien plus utiles là où ils sont maintenant.

Sans crier gare, il lui asséna alors un puissant coup de pied dans l’abdomen. Eldria gémit encore misérablement et se recroquevilla de douleur.

– Sale putain... Tu ne croyais tout de même pas qu’on allait gâcher de la bonne main d’œuvre juste pour tes beaux yeux ?

Il siffla et fit signe à ses hommes.

– L’orage approche, on ne va pas pouvoir repartir tout de suite. Emmenez-la dans la planque et préparez-la. On va lui faire passer l’envie de pratiquer la pyrotechnie...

Trois hommes s’approchèrent à leur tour, tout sourire. Eldria était trop hébétée pour réagir.

Soudain, l’un deux s’écria :

– Capitaine ! Là-bas !

Il pointait du doigt la petite colline d’où Eldria était venue. Un cavalier solitaire sur son cheval blanc, l’arme au clair, était en train de la dévaler à toute allure, dans leur direction.

– Qu’est-ce que... C’est lui, c’est le déserteur ! Il est encore avec elle !

Les six soldats firent alors volte-face, prêts à en découdre.

– Il a juste une dague, ne vous laissez pas surprendre et tout se passera bien !

Espacés d’un mètre le uns des autres, ils formèrent rapidement une sorte de cordon de sécurité entre Eldria et Dan. Pourtant, cela ne sembla en aucune manière intimider ce dernier. Au galop sur Perce-Neige, il fonçait sans hésitation sur ses anciens compatriotes. Il ne lui restait plus qu’une cinquantaine de mètres avant de les atteindre.

– Tenez-vous prêts ! beugla le capitaine.

Trente mètres. Vingt mètres. Dix mètres...

Alors qu’il s’apprêtait à les percuter de plein fouet, s’exposant par la même occasion à leur épées acérées, Dan donna contre toute attente un intense coup de bride. Perce-Neige se décala alors en un éclair et le jeune homme en profita immédiatement pour se pencher sur le côté de l’animal, pratiquement à l’horizontal. Passant sous la garde d’un des Eriarhi surpris, il lui trancha la carotide d’un coup de dague mortellement millimétré avant que le militaire ne puisse réagir à cette improbable manœuvre. Puis, se remettant en selle avec une souplesse surprenante, il s’élança de nouveau.

– Et merde, arrêtez-le !

Alors que leur camarade convulsait encore piteusement au sol en se tenant inutilement la gorge, les soldats restants se dispersèrent dans la cour de façon à pouvoir attaquer le cavalier de tous les côtés lorsqu’il devrait s’arrêter.

Mais Dan était toujours en pleine course et la tâche n’était pas aisée. Il fit une large boucle de façon à se remettre face à ses adversaires, se ruant sur le plus proche. Celui-ci se positionna cette fois-ci en garde basse, prêt à esquiver toute attaque, fusse-t-elle aussi sournoise que la précédente.

Pourtant, une fois qu’il fut à seulement deux ou trois mètres de son nouvel opposant, Dan adopta une autre stratégie : il lui expédia avec agilité et en pleine tête sa dague à la pointe affutée. La petite arme se planta pile entre les deux yeux qu’elle rencontra. Le corps soudainement sans vie du soldat bascula presque théâtralement en arrière, propulsant par la même occasion son épée dans les airs, que Dan attrapa au vol avec aisance. Dans le prolongement de son mouvement savamment orchestré, il abattit son arme nouvellement acquise sur un autre homme non loin, qui s’effondra à son tour de tout son long.

Il ne restait désormais contre lui et contre toute attente plus que trois soldats, dont le capitaine au crâne rasé. Ceux-ci se rassemblèrent finalement épaule contre épaule, non loin de l’endroit où Eldria était restée étalée, le visage ensanglanté.

– Tu vas payer sale chien ! vociféra le gradé. Approche !

Le jeune homme stoppa net Perce-Neige. Lui et ses ennemis se jaugèrent quelques instants au travers de l’épais rideau de pluie qui s’abattait désormais sur la région. Un éclair illumina le ciel gris – pratiquement noir – scellant symboliquement le point d’orgue d’un affrontement qui s’annonçait intense.

Puis, enfin, sa monture nacrée cabra en poussant un hennissement sonore, avant de se jeter à toute vitesse sur le petit groupe prêt à en découdre. Dan, le visage impassible, avait l’air sûr de lui.

Tout à coup, un sifflement se fit entendre, suivi d’un terrible bruit de chair transpercée. L’expression neutre sur le visage de Dan s’était, en l’espace d’un battement de cil, transformée en un rictus de douleur. La seconde d’après, il perdit le contrôle de Perce-Neige et tomba lourdement à terre, sur le ventre. Un impressionnant carreau lui dépassait d’entre les omoplates. Sa monture, paniquée, continua sur sa lancée et disparut derrière les bâtiments proches encore debout.

Eldria, restée prostrée au sol, voulut hurler mais elle n’y parvint pas. Sa douleur au crâne devenait de plus en plus insupportable et elle peinait à garder conscience de son environnement immédiat.

– Bien visé ! félicita le capitaine en ricanant.

De l’autre côté de cet espace dégagé transformé en champ de bataille, un quatrième soldat Eriarhi, dissimulé jusque-là, fit irruption, une imposante arbalète à la main, depuis l’une des maisons qui avait échappé aux flammes. Ce nouveau venu s’avança d’un pas assuré vers celui qu’il venait d’abattre froidement et le retourna d’un coup de botte nonchalant. Dan, mal en point, refréna un cri de douleur lorsque le long carreau en bois fiché dans son dos se brisa entre le sol et lui. Une flaque de sang se mit bientôt à s’étendre sous lui, teintant d’une inquiétante nuance rougeâtre l’eau de pluie de plus en plus abondante.

– Achève-le, ordonna sèchement le capitaine. Il ne nous le faut pas vivant. Je m’occupe de ligoter la fille.

L’arbalétrier acquiesça du chef. Il chargea sans attendre un autre carreau dans son instrument de mort et le pointa droit sur Dan. Ce fut à ce moment qu’Eldria put entrapercevoir le visage de cet homme, dont la lâcheté manifeste n’avait d’égal que la proéminence disgracieuse des boursoufflures sur son visage.

– Tu te souviens de moi ? cracha-t-il à sa victime d’un ton sadique. Regarde ce que tu m’as fait.

Elle le reconnut comme étant celui qui les avait poursuivis quelques jours plus tôt dans la neige. Pour se débarrasser de lui, Dan lui avait jeté leur lampe à huile en pleine figure, ce qui s’était de toute évidence avéré efficace. Malheureusement pour eux, les rôles étaient désormais inversés et il était certain que le militaire ne ferait preuve d’aucune clémence. Il mit Dan en joug, s’apprêtant à appuyer sur la détente.

Un nouveau sifflement se mêla à la pluie, ainsi qu’un nouveau et terrible bruit de chair. Abasourdi, l’arbalétrier fixa, plantée dans sa propre poitrine, le bout de la flèche qui venait de le transpercer. Il tomba ensuite à la renverse, rejoignant bien malgré lui ses collègues déjà à terre.

Les trois hommes restants avaient remarqué cette attaque aussi surprenante que létale et se mirent soudainement sur leur garde.

– C’est quoi ce bordel ? s’égosilla le capitaine. Planquez-vous vite et trouvez-moi d’où ça v-

Un autre sifflement caractéristique le coupa net. A son tour, une mystérieuse flèche l’avait atteint en plein cœur. Il s’effondra de toute son imposante masse, raide comme un piquet, sur Eldria.

Les deux flèches suivantes réglèrent tout aussi rapidement et efficacement leur compte aux deux derniers soldats encore debout.

Puis ce fut le silence.

Eldria, le visage recouvert de sang, se sentant sur le point de s’évanouir, dut déployer des efforts inimaginable pour s’extirper de sous le corps imposant de son ancien bourreau.

– Dan... émit-elle faiblement en poussant de toutes ses forces.

Complètement dépassée par ce qu’il venait de se produire, elle parvint à se dégager de sous le cadavre encore chaud et rampa tant bien que mal dans la boue sous la pluie battante jusqu’à atteindre son compagnon de route, étendu à quelques mètres. Elle n’avait aucune idée d’où provenaient les flèches qui venaient de les sauver et elle s’en fichait presque. Pour l’heure, tout ce qui comptait à ses yeux c’était la survie de son ami.

Elle se redressa à ses côtés, anéantie de le voir en si mauvaise posture. Son visage était devenu livide et il la fixait d’un regard pratiquement absent.

– Ca va... aller, lui murmura-t-elle en luttant pour garder les yeux ouverts. Je vais... te... sortir de là...

Mais à son plus grand désarroi, Dan perdit connaissance avant d’avoir pu prononcer le moindre son. Ses yeux prunes, après avoir vaillamment lutté, se refermèrent et sa tête tomba sur le côté.

– N-Non... S’il te... plaît...

Sa voix était pratiquement devenue inaudible, même pour elle. Elle ne voulut pas abandonner, mais son corps la trahit. Elle aussi avait perdu bien trop de sang...

Finalement, après quelques secondes d’une résistance perdue d’avance, elle sombra dans l’inconscience à son tour.

Un nouvel éclair embrasa les cieux, projetant sur leurs corps étendus une lumière aussi étincelante qu’éphémère.

Elle n’avait pas lâché la main de Dan.

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