Chapitre 7

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Elle se trouvait dans un long corridor sombre. Derrière elle, le néant. Devant elle, une unique porte noire à peine entrouverte. Elle pouvait entendre des voix familières émaner de derrière cette porte, bien qu’elle ne sut pas en identifier le timbre. Une partie d’elle-même avait envie de s’avancer dans ce lugubre couloir jusqu’à cette sinistre ouverture. Elle ne pouvait pas vraiment se l’expliquer mais ce qui se cachait de l’autre côté l’intéressait, comme si c’était ce qu’elle avait toujours cherché. Pourtant, une autre part de sa personnalité était tétanisée à l’idée de ne serait-ce que faire un pas vers l’avant. Quelque chose n’allait pas, elle n’avait rien à faire ici.

Doucement, luttant de toutes ses forces, elle glissa légèrement. Elle devait se dépêcher, la porte était en train de se refermer. Dans l’entrebâillement, elle pouvait apercevoir des mouvements. Quiconque était de l’autre côté pourrait peut-être l’aider à comprendre ce qu’elle faisait ici. Pourtant, malgré tous ses efforts, la partie la plus craintive d’elle-même tenait en otage ses propres membres et l’empêchait d’avancer, si bien qu’après quelques instants la porte claqua dans un fracas assourdissant, la plongeant soudainement dans les ténèbres.

Eldria cria de peur de se retrouver piégée. Dans le même temps, d’un mouvement rapide, elle se redressa, les yeux grands ouverts. Son cœur battait à tout rompre et sa respiration était saccadée, comme si elle venait de courir le cent mètres. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle n’était pas dans le noir complet et qu’elle était en fait à moitié allongée dans un lit. Ce n’était qu’un rêve, bien qu’il ait paru tout ce qu’il y avait de plus réel.

Reprenant tant bien que mal son souffle, elle regarda autour d’elle. Il faisait nuit, mais elle pouvait malgré tout apercevoir des contours de mobilier qu’elle ne connaissait pas. Elle se trouvait vraisemblablement dans une chambre dont elle ignorait tout. Encore. Au dehors, de fines gouttelettes de pluie venaient tranquillement épouser les carreaux de deux grandes fenêtres dans un clapotis constant et régulier.

Comment avait-elle atterri ici ? Que lui était-il arrivée ? Elle porta rapidement la main sur son crâne et constata qu’un épais bandage faisait le tour de son front. En passant les doigts sur sa tempe, elle sentit une vive douleur. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle se rappela du violent coup qu’elle avait reçu à la tête. Et de ce qui avait suivi.

Dan ? lança-t-elle d’une voix si faible qu’un murmure aurait probablement été plus bruyant.

Elle s’éclaircit la gorge et appela cette fois-ci avec plus de conviction.

– Dan ?!

Pas de réponse. Ni une ni deux, elle sauta du lit à baldaquin avant de devoir précipitamment s’appuyer contre l’un de poteaux de celui-ci tant la tête se mit à lui tourner. Puis, en titubant, elle se dirigea vers l’une des fenêtres. Elle reconnut rapidement en contrebas la grande cour de Soufflechamps, celle-là même où elle avait vu Dan – en très mauvaise posture – pour la dernière fois. Elle plissa les yeux mais en vain, la pluie n’aidant pas. Il faisait de toute façon trop sombre pour distinguer qui que ce soit...

Elle était donc encore bien à Soufflechamps, visiblement dans l’une des rares bâtisses encore intactes. D’après ce qu’elle voyait de l’extérieur, elle conclut qu’il s’agissait de celle depuis laquelle le soldat à l’arbalète était sournoisement sorti avant de décocher son carreau vers Dan. Ce devait être le quartier général provisoire du petit détachement qui l’avait lâchement agressée. Aux dernières nouvelles avant tout ça, il s’agissait de la demeure de Madame Tingles, la doyenne de la ferme.

Le cœur battant, elle se précipita dans le couloir. La porte de sa chambre n’était même pas fermée.

– Il y a quelqu’un ? appela-t-elle.

Seul le grondement d’un orage très lointain lui répondit. Dans cette atmosphère pesante et peu rassurante c’était comme si tout semblait irréel.

Soudain, elle remarqua sur sa droite une infime rai de lumière filtrant par l’embrasure d’une chambre concomitante à la sienne. C’était une lueur dansante et orangée faisant penser à celle émise par un feu de cheminée. Sans attendre et sur la pointe des pieds, elle s’approcha et colla son oreille contre la porte close. Pas un bruit. Tout aussi silencieusement, elle l’entrouvrit pour jeter un œil. Lorsqu’elle vit ce qui se cachait derrière, elle se rua à l’intérieur.

Dan était allongé de tout son long sur un petit lit dépouillé de toute couverture. Ses yeux étaient clos et son teint livide malgré les couleurs chaudes que dessinait l’âtre sur sa peau. Ce fut un immense soulagement pour Eldria quand, plaçant la joue près de sa bouche, elle constata que son ami respirait encore.

Il ne portait pas de chemise et son torse était recouvert d’un large bandage à l’endroit de sa blessure. De toute évidence, quelqu’un les avaient tous deux sortis de la boue, les avaient conduits jusqu’ici et leur avait prodigué des soins salvateurs. Mais qui ? Etait-ce la même personne qui avait abattu à distance le détachement Eriarhi ? Et surtout : où était donc passé cet énigmatique sauveur ?

Elle s’accroupit près de Dan et lui prit la main. Il paraissait si paisible, presque comme s’il dormait. Pourtant, il ne réagit pas quand elle lui secoua doucement les épaules. Après tout ce sang perdu, il allait sûrement avoir besoin de beaucoup de temps pour récupérer... Elle resta ainsi près de lui quelques minutes, à se demander ce qu’elle devait faire. Etaient-ils en danger ? La personne qui les avait soignés était-elle encore dans les parages ?

Tout à coup, elle fut sortie de ses pensées troublées par un nouveau son qui se détachait du bruit de fond pluvieux. C’était une sorte de claquement métallique, froid et régulier. Elle crut d’abord qu’il provenait de l’extérieur tant il paraissait étouffé, mais elle conclut rapidement que ce bruit semblait plutôt émaner de sous leurs pieds. De quoi cela pouvait-il bien agir ? Peut-être du vent qui faisait claquer une fenêtre au rez-de-chaussée ? Difficile à dire, mais cela n’était pas pour la rassurer. Pourtant, elle avait besoin de réponses. Elle trouva rapidement un bougeoir qu’elle alluma grâce aux faibles flammes dans l’âtre, prit son courage à deux mains, puis partit en exploration.

Un frisson lui parcourut l’échine alors que la lumière de sa bougie faisait naître des ombres difformes dans le grand escalier en colimaçon qui menait au rez-de-chaussée. Elle ne croyait pas aux fantômes, mais son imagination semblait malgré tout prendre à malin plaisir à lui faire figurer des menaces tapies dans l’obscurité, prêtes à lui sauter dessus dès qu’elle aurait le dos tourné. Depuis la frayeur qu’elle avait eue dans la forêt des Oublis, elle n’était plus sereine seule dans le noir.

Au pied des escaliers, elle tendit l’oreille. Le bruit semblait venir d’encore plus bas. Peut-être de la cave ? Jamais dans sa vie elle ne s’était sentie si vulnérable. Et si c’était un nouveau piège tendu par Eriarh pour la capturer ? N’aurait-elle pas meilleur compte de se barricader avec Dan à l’étage et d’attendre que le jour se lève ? D’un autre côté, si quelqu’un de la ferme était encore présent ici et avait besoin d’aide, ne devait-elle pas tout faire pour l’aider ?

Dans une pièce attenante qui semblait être le séjour, elle marcha sur quelque chose de mou : des couvertures et des paillasses, heureusement toutes vides. Il y en avait plusieurs, disposées les une près des autres. Autour, tout avait été saccagé, comme si des pillards avaient visité la maison récemment. C’était vraisemblablement ici que le détachement Eriarhi devait passer le plus clair de son temps, tapis derrière une fenêtre donnant sur la potence au milieu de la cour. Ne s’attardant pas davantage, elle trouva assez vite une petite porte en bois vermoulu entrouverte qui semblait mener à une cave plongée dans les ténèbres. Pas de doute, les tintement métalliques venaient d’en bas.

Prenant une nouvelle inspiration, elle poussa la vieille porte dans un grincement aigu dont elle se serait bien passé et qui lui glaça le sang. Elle s’immobilisa sur l’instant. Le bruit métallique s’était arrêté, comme en réaction à ce crissement de gonds non anticipé. Elle tenta de se convaincre que ce n’était certainement qu’une coïncidence et descendit à pas feutrés l’escalier vétuste, prête à faire machine arrière à tout instant en cas de danger.

Il n’en fut heureusement rien. Après une quinzaine de marches, elle posa le pied sur le sol poussiéreux de la cave. Une désagréable odeur d’humidité lui fit retrousser les narines. La petite flamme de sa bougie peinait à éclairer toute la pièce, aussi la leva-t-elle au-dessus de sa tête et plissa les yeux. Elle eut soudainement un mouvement de recul.

A quelques mètres devant elle, elle distingua les contours de quelque chose attaché au plafond. Ou plutôt quelqu’un. Approchant prudemment sa source de lumière, elle reconnut une forme féminine, de dos. Elle plaqua la main devant sa bouche, choquée. Une femme à la chevelure semi-bouclée, les deux bras en l’air retenus par une chaîne, était forcée de se tenir pratiquement sur la pointe des pieds du fait de ses liens de métal. Elle était entièrement nue et on pouvait deviner bleus et contusions sur son dos. Elle tremblait.

Sans attendre une seconde, Eldria se précipita vers la malheureuse. Celle-ci tourna la tête et poussa un petit gémissement apeuré.

– Non je ne veux pas, laissez-moi ! lança-t-elle en détournant les yeux.

– Tout va bien, lui dit Eldria d’une voix douce. Je ne... Oh.

Elle venait de se rendre compte qu’elle connaissait ce visage.

– ... Beth ?!

Elle n’en revenait pas, il s’agissait bel et bien d’une habitante de Soufflechamps prénommée Beth, d’environ dix ans son aînée et qui vivait avec son mari, avant qu’il ne parte à la guerre, dans une maison en face de celle-ci. Eldria et elle avaient toujours entretenu des relations très cordiales même si, avant la guerre, elles ne se voyaient pas souvent.

Pourtant aujourd’hui, la jeune femme aux cheveux châtains était bien mal en point. Elle qui était d’ordinaire toujours tirée à quatre épingles paraissait aujourd’hui plus crasseuse encore que les pensionnaires du fort de la Rose-Epine avant un bain. Divers endroits de son corps étaient en effet émaillés de signes de maltraitance et, point culminant des affres que la pauvre hère avait dû subir, on pouvait lire sur et entre ses seins rebondis les lettres "C A T I N" apparemment marquées au fer rouge. Eldria manqua de tomber à la renverse devant tant de cruauté.

– Beth, ça... ça va aller, lui murmura-t-elle en tentant une approche, les larmes aux yeux.

– Non ! Laissez-moi !

Beth n’avait pas l’air de la reconnaître et s’agitait en tous sens, aussi Eldria se vit contrainte de faire un pas en arrière.

– Je veux simplement te détacher, tout va bien.

Malgré la bienveillance dont elle tentait de faire montre, la panique se lisait au fond des yeux bruns de son interlocutrice. Prenant un peu de recul, Eldria remarqua que la chaîne lui maintenant les poignets liés faisait une boucle par-dessus une grande barre de fer au plafond, puis descendait jusqu’à un accroche au mur. C’était sans doute ce mécanisme d’attache rudimentaire qui, alors que la pauvre captive devait s’agiter, avait provoqué le bruit régulier qui avait attiré Eldria jusqu’ici. Sans attendre, elle défit la chaîne du mur ce qui libéra l’infortunée prisonnière. Celle-ci s’effondra de tout son poids sans même chercher à se rattraper. L’instant d’après, elle rampa misérablement jusqu’à un recoin du sous-sol.

– Pitié, pas ça... gémit-elle encore.

Eldria tenta une nouvelle fois de la rassurer sur ses intentions, mais sa compatriote ne l’écoutait pas, vraisemblablement persuadée que quelqu’un lui voulait encore du mal. Pour Eldria, c’était comme se revoir elle-même lors de ses premiers instants en prison. De toute évidence le capitaine Eriarhi, ce sombre personnage, avait fait une nouvelle victime en la personne de Beth. La voyant tremblante, Eldria se dirigea en hâte vers le rez-de-chaussée.

– Je reviens tout de suite, la rassura-t-elle en l’abandonnant brièvement dans la pénombre. Tu ne crains rien.

Il ne lui fallut que trente secondes pour retourner dans le séjour, attraper une des couvertures qu’elle avait vues au sol cinq minutes plus tôt, puis accourir de nouveau auprès d’elle et l’emmitoufler sous l’épais tissu pour la réchauffer et recouvrir sa nudité. La jeune femme paraissait totalement perdue. Ses traits étaient tirés, ses yeux grands ouverts et traumatisés s’agitaient en tous sens autour d’elle sans jamais se poser sur Eldria.

– Où sont les autres ? tenta cette dernière. Tu es seule ici ?

Pour toute réponse, Beth se contenta de sangloter :

– Ils vont revenir... Ils reviennent toujours...

Un bruit sourd les fit soudainement toutes deux sursauter.

– Ce n’est que l’orage, dit Eldria pour la rassurer et se rassurer elle-même.

Ils fallait qu’elles sortent de cette cave lugubre dans laquelle, sachant ce dont l’armée Eriarhi était capable, elle n’osait imaginer les affres que Beth avaient subis. Elle la prit donc par les épaules et la guida difficilement vers la sortie.

– Allez viens, il faut qu’on parte d’ici. Ils sont partis.

Les jambes de Beth tremblaient et elle peinait à ne serait-ce que rester debout, mais fort heureusement elles se laissa faire. Eldria la soutint difficilement jusque dans les escaliers en bois menant au séjour, puis jusqu’à ceux en pierre menant à l’étage. « Ils vont revenir, ils vous revenir... », ne cessait de répéter Beth alors qu’elle mettait péniblement un pied devant l’autre.

Arrivées jusqu’à la chambre dans laquelle Eldria s’était réveillée un peu plus tôt dans la nuit, elle assit sa compatriote sur le lit.

– Ne bouge pas d’ici, lui intima-t-elle. Tu es en sécurité. Je vais te chercher des vêtements.

Elle ne savait pas si Beth comprenait le moindre mot qu’elle prononçait. La pauvre femme semblait avoir totalement perdu la raison...

Elle fouilla en hâte les commodes de la chambre mais ne trouva rien d’autres que quelques chaussettes solitaires ou encore un tiroir remplir de chapeaux. Tout semblait avoir été vidé à la hâte. Peut-être par Mme Tingles. Où les habitants avaient-ils bien pu tous aller ?

Heureusement, dans une troisième chambre, dans une très vieille armoire dont elle dut tirer de toutes ses forces sur la porte pour l’ouvrir, elle mit la main sur quelques culottes ainsi qu’une robe à manches longues dévorée par les mites par endroit. Cela ferait bien l’affaire en attendant mieux... De retour auprès de Beth, Eldria trouva celle-ci allongée en boule sur le lit qu’elle occupait quelques dizaines de minutes plus tôt. La jeune femme était tombée de fatigue, et ce n’était d’ailleurs peut-être pas plus mal. Dieu sait depuis quand elle n’avait pas pu se reposer convenablement... Eldria la recouvrit de la couverture pour ne pas qu’elle attrape froid, puis déposa les vêtements qu’elle avait dénichés sur la table de chevet.

Elle resta ainsi debout de longues minutes, ne sachant pas comment elle était arrivée là, terrifiée à l’idée que le danger pouvait rôder non loin. Mais dans ces conditions – Dan dans ce qui semblait être une sorte de coma et Beth épuisée autant mentalement que physiquement – ils ne pouvaient pas partir, qui plus est avec l’orage qui battait son plein au-dehors. La décision la plus sage était sûrement de laisser passer la nuit et d’aviser demain.

Elle se rendit une dernière fois au chevet de Dan. Le jeune homme n’avait pas bougé d’un pouce. Avec le sentiment de jouer le rôle d’une infirmière dans un sinistre hospice, elle le borda lui aussi avant de retourner auprès de Beth. Ereintée elle aussi, elle s’assit sur un vieux fauteuil en rotin. Sa détermination de rester sur le qui-vive en cas de danger fut bien vite anéantie et les affres du sommeil la happèrent en leur royaume.

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