Chapitre 8

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Une sensation de douce chaleur sur sa peau réveilla Eldria. Au travers des carreaux humides de la fenêtre, les réconfortants rayons du soleils venaient embrasser délicatement ses joues, ce qui la sortit de sa torpeur matinale. Elle s’était endormie malgré elle et ses paupières portaient encore le lourd poids de la courte nuit écoulée. Sa récente blessure ne devait pas y être étrangère. Son corps devait en effet avoir besoin de repos à en juger par la position inconfortable dans laquelle elle avait réussi à sombrer, installée sur sa sommaire chaise en bois.

Soudain, elle ouvrit grand les yeux, réalisant qu’elle avait baissé sa garde malgré la précarité de leur situation. Elle constata avec stupeur que Beth n’était plus dans son lit.

– Beth ? appela-t-elle en se relevant brusquement.

Comme au cours de la nuit écoulée, aucune réponse. Où avait-elle bien pu aller ? Dans son état, il n’était probablement pas souhaitable de la laisser sans surveillance. Se maudissant elle-même, Eldria bondit dans le couloir.

– Beth ? répéta-t-elle vainement en regardant de droite à gauche.

Elle passa la tête dans la chambre de Dan et fut quelque peu soulagée de voir qu’il n’avait pas bougé. Pourtant, toujours aucune trace de la fermière. Et si, dans un moment de folie passagère, elle était partie sur les routes, nue comme un ver ? Et si elle y faisait une mauvaise rencontre ? Eldria préféra ne pas penser à cette éventualité et dévala les escaliers en colimaçon.

Heureusement, il n’en était rien. Beth était là, debout dans le salon, à fixer d’un œil vitreux les paillasses laissées en vrac par les Eriarhi. Elle n’avait même pas pris la peine de s’habiller et lorsqu’Eldria l’appela une nouvelle fois, elle ne se retourna même pas. Elle était plantée au milieu des couvertures et des sacs, la mine basse, et Eldria se figura avec horreur les atrocités qu’elle avait peut-être subies ici-même.

Elle se rapprocha doucement et lui posa une main sur l’épaule, ce qui la fit tressaillir.

– Allez, viens, lui dit-elle. Tu ne peux pas rester comme ça...

Elle se tourna sans un mot, puis consentit finalement à suivre Eldria d’un pas mal assuré qui obligea celle-ci à la soutenir jusqu’à l’étage. Une fois qu’elle fut assise sur son lit, l’air absent, ce fut avec la désagréable mais nécessaire sensation de violer son intimité qu’Eldria l’aida à s’habiller, comme elle l’aurait fait avec une enfant. Cela lui fit un affreux pincement au cœur de voir son ainée, pourtant encore dans la fleur de l’âge, ainsi réduite autant physiquement que psychologiquement.

La peau de la jeune femme était recouverte de terre par endroits. Par respect pour sa dignité, Eldria aurait bien voulu prendre le temps de lui préparer un bain chaud – dont elle aurait d’ailleurs elle-même volontiers profité étant donné son propre état – mais elle ne pouvait leur offrir ce luxe. Chaque minute passée ici faisait en effet croître le risque d’être découverts par l’ennemi. De plus, leur mystérieux sauveur, qui qu’il soit et quel que soit son but, pouvait revenir à tout instant.

Alors qu’elle lui soulevait délicatement la jambe pour lui passer une culotte, Beth prononça contre toute attente son premier mot depuis la veille :

– Eldria, murmura-t-elle d’une toute petite voix.

L’intéressée, surprise d’entendre son nom, leva immédiatement la tête. Pendant un instant fugace, elle crut reconnaître une lueur de raison se refléter dans les pupille brunes de Beth, comme si la jeune femme qu’elle connaissait était là, quelque part derrière ce masque de turpitude.

– Oui Beth c’est moi, je suis là.

Elle remarqua que des embryons de larmes étaient en train de naître dans le creux de ses paupières, mais les traits fins de son visage demeuraient pourtant désespérément neutres et distants. Ses yeux s’étaient posés dans le vague, quelque part entre le regard d’Eldria et le dessus de son épaule.

– Ils... Ils...

– « Ils »... ? répéta doucement Eldria pour l’encourager.

– Ils sont venus à la ferme... Ils ont emmené tout le monde...

Sa voix était monocorde, comme si les chocs qu’elle avait subis s’étaient imprégnés si profondément en elle que son âme-même en était troublée.

– Où les ont-ils emmenés ? demanda Eldria avec insistance tout en faisant son possible pour conserver un ton calme afin de ne pas la brusquer et risquer de la perdre à nouveau.

– Ils sont... partis par le sud. Je... rien pu faire...

– Il y a combien de temps ? Beth ?

Mais Eldria eut beau la prendre par les épaules et la fixer droit dans les yeux, après ce bref moment de lucidité Beth semblait être retombée dans sa léthargie habituelle, comme si son esprit s’éteignait pour la protéger du souvenir des traumatismes passés. Résignée, Eldria la relâcha et acheva de lui faire revêtir la robe dénichée la veille. Elle ne put s’empêcher de lancer un dernier regard affligé aux horribles lettres violemment marquées sur sa poitrine. Comment la pauvre femme pourrait-elle jamais se reconstruire après ça ?

Partis par le sud... C’était vague, mais au moins elle avait une piste qu’elle ne pouvait pas se permettre de négliger. Il y avait justement une petite ville au sud d’ici, à quelques heures de marche. Les habitants de Soufflechamps avaient pour habitude de s’y rendre régulièrement pour les approvisionnements divers, ou pour certains jours de marchés. Peut-être pourrait-elle y recueillir d’avantages d’informations sur ce qu’il était advenu d’eux ? De toute façon, ils ne pouvaient pas rester ici.

– Beth, je reviens. En attendant allonge-toi et repose-toi. Tu ne risques plus rien ici.

Sans surprise, Beth ne réagit pas. Elle restait assise sur le lit, immobile. Eldria la laissa donc, en espérant qu’elle arriverait à s’endormir. De son côté, elle devait se presser. Elle fut heureuse de trouver la clé de la chambre et, pour éviter toute nouvelle escapade impromptue de sa nouvelle protégée, elle enferma cette dernière pour sa propre protection. Ensuite, elle sortit de la bâtisse pour les préparatifs. Il faudrait un cheval et si possible une charrette en état de rouler, ce qui n’était pas gagné étant donné l’état de l’exploitation...

A l’extérieur, le sol encore boueux reflétait les rayons disparates d’un soleil un peu timide, mais néanmoins bienvenu. En s’avançant, Eldria constata que les corps sans vie des sept soldats Eriarhi étaient encore étendus à l’endroit exact où ils avaient rendu leur dernier souffle. Celui qui les avaient achevés n’avait visiblement pas pris la peine de les déplacer et s’était contenté de mettre Dan et Eldria à l’abri avant de se volatiliser. Pour la première fois de sa vie, Eldria ne put s’empêcher de ressentir une certaine forme de satisfaction teintée de sadisme à voir ces monstres ainsi mordre la poussière. « Qu’ils pourrissent en enfer pour leurs actes », se surprit-t-elle à penser. Avant, jamais elle n’aurait souhaité la mort de qui que ce soit, mais il fallait croire que la cruauté de la guerre avait fini par déteindre sur elle...

Après de longues minutes à scruter les champs environnants, elle fut soulagée d’apercevoir Perce-Neige, occupé à paître tranquillement. Fort heureusement, l’animal n’avait pas été blessé et ne s’était pas enfui bien loin. Elle put l’approcher sans qu’il ne prenne peur afin de le ramener vers le ferme.

Sur le chemin du retour, elle passa devant l’endroit qui avait un jour été sa maison. Ou plutôt ce qu’il en restait. Le bâtiment calciné s’était en effet à moitié effondré sous la chaleur des flammes. Sa chambre, celle de sa tante et de son oncle, toutes les pièces où elle avait grandi et au sein desquelles elle avait forgé des souvenirs heureux : tout était parti en fumée, probablement en l’espace de quelques minutes à peine. Les larmes aux yeux, elle serra les poings en se jurant de faire payer à Eriarh tout le mal dont ils étaient le chantre.

Soudain, un violent bruit de verre brisé la sortit de ses pensées vengeresses. Pas de doute possible, le bruit provenait de la maison de Mme Tingles ! Un intrus essaierait-il de rentrer par effraction ? Elle n’était pas armée, mais ni une ni deux elle accourut vers la vieille bâtisse. Elle devait à tout prix protéger Dan et Beth !

Se précipitant dans le hall, elle tendit l’oreille, prête à faire face à tout danger, mais elle ne put percevoir que le faible souffle du vent au dehors. L’intrus était peut-être déjà à l’étage ? Elle s’élança dans l’escalier sans perdre une seconde. La porte qui menait à la chambre de Beth était toujours fermée. Elle n’avait pourtant pas rêvé, il s’était forcément passé quelque chose. Elle déverrouilla et entra. Ce qu’elle vit alors resterait à jamais gravée dans sa mémoire.

Beth était là, à genoux sur le plancher. En face d’elle, les carreaux de la fenêtre donnant sur la cour avaient été brisés et des morceaux de verre s’étaient répandus tout autour. Ses bras étaient posés sur ses cuisses, paumes vers le haut. Et puis il y avait du sang... Du sang en quantité abondante, qui s’écoulait de ses poignets.

– Non ! s’écria Eldria.

Alors qu’elle se jetait sur elle, la jeune femme tomba en arrière pour finir dans ses bras. Son teint était déjà devenu livide.

– Non, Beth... sanglota Eldria. Ce... Ce n’est rien je vais t’aider...

Elle regarda en vain autour d’elle à la recherche d’une idée, n’importe quoi, mais c’était déjà peine perdue. Au sol, elle remarqua l’imposant morceau de verre dont son infortunée amie s’était vraisemblablement servi pour s’ouvrir les veines...

Vite, elle n’avait pas de temps à perdre. Il fallait lui faire un garrot immédiatement sans quoi...

Mais contre toute attente, pour la première fois depuis qu’elle l’avait trouvée attachée tel un animal dans cette lugubre cave hier, les yeux de Beth se plantèrent dans ceux d’Eldria. Toujours pour la première fois, elle semblait presque apaisée malgré son état désespéré. Un faible sourire se dessina sur ses lèvres en train de virer au bleu.

– Eldria, dit-elle faiblement.

Celle-ci, en train de déboutonner sa propre chemise dans l’espoir de s’en servir pour stopper le saignement, s’interrompit.

– Dis à Minnlho... que je l’aime.

Eldria, bouleversée, dépassée, ne sachant pas quoi faire, lui passa une main délicate dans les cheveux.

– Je le lui dirai, je te le promets...

L’instant d’après, ses paupières se fermèrent puis, inévitablement, sa respiration cessa. C’était trop tard. Ainsi s’éteignit Beth, nouvelle victime innocente de la guerre, qui, désespérée, préféra mettre fin à ses jours plutôt que de se battre pour survivre.

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