Chapitre 9
C’était le mois de Février et le fond de l’air était encore frais, pourtant Eldria suait à grosses gouttes. Cela faisait en effet deux bonnes heures que, déterminée, elle avait pris pelle et pioche afin de creuser la terre au milieu du petit espace funéraire aménagé tout près de la forêt, à quelques minutes de marche de la ferme. C’était à cet endroit que les habitants de Soufflechamps avaient pour habitude d’enterrer leurs défunts.
Elle avait allongé Beth non loin, sur un petit coin d’herbe encore non attaqué par les taupes. Dans une forme de respect envers la jeune femme aimante et souriante qu’elle avait autrefois été, Eldria avait pris soin de panser ses plaies, comme pour lui éviter tout jugement dans l’éternité de l’Au-Delà. Elle l’avait également recouverte d’un linceul, comme il était d’usage. Certes, seule, elle ne serait pas en mesure de lui offrir la vibrante et émouvante cérémonie qu’elle aurait méritée, mais elle tenait malgré tout à faire tout son possible pour l’accompagner dignement dans son dernier voyage.
Ce fut les yeux embuées de larmes que, le plus délicatement du monde, elle déposa son corps inanimé au fond du trou qu’elle lui avait creusé à la seule force de ses bras. Puis, difficilement, ignorant la fatigue et la douleur, elle commença à la recouvrir de terre, songeant au fait que Minnlho, son mari, ainsi que tous ses proches ne la reverraient plus jamais, et qu’elle devrait à jamais porter sur ses épaules le poids de ne pas avoir été suffisamment forte pour lui empêcher le pire.
Finalement, après avoir versé les dernières onces de terre et de larmes, elle déposa une fleur solitaire sur la tombe au préalable consciencieusement entourée de petits cailloux. C’était une amaryllis qui, malgré sa robe rouge chatoyante, parut bien triste ainsi isolée.
Si ce n’était de Dan, elle se l’avoua à elle-même, Eldria aurait peut-être abandonné ici-même. A quoi bon continuer dans un monde perverti où tout semblait vouloir l’emmener vers des déserts infinis de souffrance. Ses amis étaient morts ou disparus, sa famille aussi, et son pays tout entier sombrait peu à peu dans une occupation dont elle n’espérait plus de sortie heureuse... De plus, elle était activement recherchée et elle ne connaissait que trop bien les horreurs qui lui seraient réservées si d’aventure elle venait à être capturée. Pourrait-elle seulement les supporter, ou bien deviendrait-elle comme Beth, traumatisée au point de ne plus avoir le goût de vivre ?
Pourtant, il y avait Dan, vulnérable, qui avait besoin d’elle. Et puis il y avait aussi Salini, qu’elle ne pouvait décemment pas laisser entre les mains de leurs anciens bourreaux. Et sa tante Dona, et son oncle Daris, et tous les autres... Et Jarim...
Non, définitivement non. Elle devait être forte et se battre jusqu’à son dernier souffle. Pas pour elle, mais pour les personnes qu’elle aimait et qui comptaient sur elle. C’était son devoir, en tant qu’amie, en tant que femme, en tant que citoyenne du Val-de-Lune.
Elle avait fini par trouver une petite charrette en plutôt bon état, sans laquelle elle aurait de toute façon été bien incapable de transporter la dépouille de Beth jusqu’au cimetière. Elle retourna donc dans la maison de Mme Tingles et se prépara au départ. Avant d’aller chercher Dan toujours en convalescence sur son lit, elle se rendit dans la salle de bain et se regarda dans le miroir. Ses yeux étaient bouffis par le chagrin mais son regard affichait une détermination empreinte de dureté. Son visage et ses mains étaient recouverts de terre et elle entreprit de se nettoyer un minimum. Puis, délicatement, elle déplia l’épais bandage qui lui enserrait encore le crâne. Sous son cuir chevelu, elle repéra l’imposante plaie bossue infligé par le capitaine Eriarhi. La plaie avait fini par cicatriser, mais lui fit encore mal au toucher. Elle ignora la douleur et lava le sang coagulé qui lui entachait le front. Enfin, elle prit entre ses doigts une paire de ciseaux rangée non loin et, la mine résolue, entreprit de se couper les cheveux. Elle avait besoin de marquer ce changement. Et puis, ainsi, elle serait peut-être reconnue moins facilement. Eldria, l’enfant et l’adolescente qui avait toujours eu les cheveux longs, laissait maintenant place à une autre Eldria aux cheveux plus courts, plus adulte, plus mature mais aussi plus écorchée par la vie.
Ce fut un véritable calvaire pour descendre Dan jusqu’au rez-de-chaussée sans prendre le risque de le blesser davantage. Le jeune homme n’était pas particulièrement grand, mais il était malgré tout assez musclé et loin d’être léger. Plusieurs fois entre le lit, les escaliers et la charrette, elle dut s’arrêter pour souffler difficilement tant ses muscles à elle lui faisaient défaut. Vraiment, elle allait devoir faire quelque chose à ce sujet...
Une fois qu’elle l’eut installé de tout son long dans le petit véhicule en bois qu’elle avait harnaché à Perce-Neige, elle dut retarder encore un peu leur départ pour refaire son bandage car le déplacement pour le moins chaotique avait déclenché un nouveau saignement au niveau de l’entaille béante dans son dos. C’était de sa faute s’il était dans cet état et il était donc de son devoir absolu de prendre consciencieusement soin de lui. Elle rougit au moment de toucher son torse et ses abdominaux sculptés alors que des flashs de leur première nuit ensemble lui revenaient à l’esprit, mais elle se ressaisit rapidement : ce n’était pas le moment de penser à ça !
Ce fut le cœur lourd qu’elle monta Perce-Neige et qu’elle se lança dans l’inconnu, vers le sud. Elle jeta un dernier regard nostalgique vers sa ferme, à moitié détruite, ne sachant pas si elle aurait la chance d’y remettre les pieds un jour. Très vite, le dernier bâtiment disparut derrière une colline. A n’en pas douter, sa vie d’avant était vraiment bien loin derrière elle, et ne la rattraperait probablement jamais...
Il fallait normalement environ deux heures pour atteindre la petite ville de Brillétoile par la route principale, mais Eldria n’était pas bête : les patrouilles d’Eriarh seraient probablement fréquentes dans la région et ce serait du suicide que de l’emprunter, d’autant que dans leur situation il ne serait pas possible de s’enfuir en cas de mauvaise rencontre. Elle prit donc la décision de couper à travers champs, arpentant plaines, forêts et collines disparates sur son chemin. L’avancée de la charrette dans ces terrains peu praticables était rendue d’autant plus difficile par la boue causée par l’orage de la nuit précédente. Au lieu de deux heures, il leur faudrait probablement toute une journée de voyage, mais au moins ils étaient en relative sécurité.
A la tombée de la nuit, elle fit halte dans une petite clairière dans un forêt isolée au flanc d’une falaise, tout près d’un petit bassin. Si elle ne s’était pas trompé, d’ici la ville n’était plus qu’à une petite vingtaine de minutes de marche à l’est. Elle pourrait probablement s’y rendre le lendemain, même si elle n’avait pas vraiment de plan précis. Il lui faudrait surement trouver un Sélénien disposé à l’aider malgré la menace que devait représenter l’armée, ce qui ne serait pas chose aisée. De plus, elle devait dénicher des herbes médicinales pour s’assurer que la blessure de Dan ne s’infecte pas, le tout sans le moindre sou car malgré tous ses efforts, elle n’avait pas retrouvé la bourse que Dan portait ordinairement à la ceinture. Peut-être l’avait-il perdue lors de sa récente échauffourée... Mais en attendant, elle devait préparer le campement et s’assurer que l’intéressé resterait au chaud. La nuit allait être courte...
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