Chapitre 10

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La mine exténuée, ce fut après une longue marche qu’Eldria arriva en vue de la bourgade de Brillétoile. La petite ville, adossée à une colline, était traversée par une grande rivière prenant sa source dans les montagnes. Ses bâtiments en chaux à l’allure modeste contrastaient avec la pierre blanche des murs de son église, joyaux de la cité, dont la tour de nacre surplombant les toits semblait surveiller d’un regard protecteur les plaines et les forêts alentours.

Eldria, tout comme son oncle et sa tante, n’avait jamais été très croyante. Sélénia, Celle-Des-Origines, n’avait jamais vraiment fait partie de sa vie et après dix-huit ans en ce monde, les fois où elle s’était rendue à un office religieux dans cette église se comptaient sur les doigts d’une main. Ce fut même avec colère qu’elle eut une pensée pour la prétendue déesse, censée veiller sur les faibles et les démunis. Où était-elle passée ces derniers mois ? Qu’avait-elle fait pour protéger toutes ces femmes en détresse, victimes de la guerre et dont l’honneur était en ce moment-même bafoué ? Pourtant, elle devait se rendre à l’évidence, elle ne pouvait négliger aucune option et ce serait peut-être dans cet imposant bâtiment religieux qu’elle pourrait aller quérir de l’aide.

De là où elle était, nichée derrière un buisson, Eldria pouvait voir sans être vue. Comme elle l’avait redouté, ils étaient là, dans leur uniforme rouge caractéristiques. Des patrouilles Eriarhi, la main sur le fourreau, arpentaient les ruelles de la ville et surveillaient d’un œil menaçant les quelques habitants qui marchaient d’un pas pressé dans les rues, probablement peu enclins à flâner nonchalamment en pleine période d’occupation militaire. Rentrer dans Brillétoile, c’était prendre un gros risque. Pourtant, avec la sensation d’être un agneau s’apprêtant à se jeter dans la gueule du loup, Eldria rabattit sa capuche sur sa tête de sorte à masquer autant que possible son visage puis se rapprocha de l’entrée de la ville. Elle n’avait pas d’autre choix. La nuit dernière la plaie de Dan s’était en effet rouverte et sans soins il risquait la septicémie.

Heureusement, les deux gardes aux portes de la cité la laissèrent passer sans lui accorder un regard, tout comme pour les rares autres voyageurs dont elle avait pris le temps d’observer les allers et venues ces dernières minutes. Elle prit tout de même soin de serrer davantage son manteau autour d’elle afin de masquer autant que possible ses formes féminines. Dans le contexte actuel, il n’était en effet probablement pas prudent pour une femme de son âge de trop se faire remarquer...

Elle connaissait plutôt bien Brillétoile pour y être allée plusieurs fois au cours de son enfance et de son adolescence, en des temps encore de paix et de prospérité. Elle se rappelait de la joyeuse activité qui régnait alors dans ses ruelles, du brouhaha animé des foules qui se pressaient sur la place du marché, des fêtes endiablées qui avaient lieu chaque été et où se rassemblaient jongleurs de rue, cracheurs de feux et autres saltimbanques aux atours bariolés, qui chantaient et dansaient jusqu’au bout de la nuit, quand la ville n’avait jamais aussi bien porté son nom qu’en ces temps-là. Pourtant, en ce jour, le contraste avec cette période plus faste était saisissant. Les allées étaient pratiquement désertes et les badauds arboraient des mines sombres, presque graves, à l’image du temps maussade qui enveloppait les environs dans une ambiance grisâtre et pesante. Les diverses boutiques, qui étalaient d’ordinaire leurs opulents articles jusque sur les pavés de la route, étaient aujourd’hui pratiquement toutes tristement fermées. Seuls quelques rares courageux avaient apparemment maintenu leur activité sous l’égide stricte, à n’en pas douter, des nouvelles autorités.

Avançant rapidement mais pas trop non plus pour ne pas éveiller les soupçons, Eldria se dirigeait vers l’échoppe du vieil herboriste chez qui elle avait déjà accompagné sa tante une ou deux fois lorsqu’il s’agissait de refaire les stocks d’herbes médicinales de la ferme. Par chance, elle avait déjà étudié la guérison des plaies dans un livre et elle se souvenait que l’aloe avait un effet cicatrisant efficace. De plus, elle se souvenait de l’herboriste comme d’un vieil homme souriant et inspirant la confiance. Peut-être saurait-il la renseigner sur la disparition des habitants de Soufflechamps ?

Ce fut donc pleine d’espoir qu’elle poussa la porte du petit magasin, heureusement toujours ouvert. L’intérieur était comme dans son souvenir, sombre et à l’atmosphère humide, environnement sans doute propice à la conservation des diverses plantes et autres herbes aromatiques étalées sur les diverses étagères. Cependant, contrairement à sa dernière visite, quand l’endroit débordait encore de choix, cette fois-ci les étales paraissaient bien dégarnis. De toute évidence, la demande était bien moins élevée qu’auparavant.

Il y avait un seul autre client devant le comptoir, aussi Eldria préféra-t-elle faire profil bas en gardant sa capuche et en faisant mine de s’intéresser aux divers articles qu’elle croisait alors qu’un seul l’intéressait : les feuilles d’aloe. Tandis qu’elle s’avançait vers l’endroit où elle pensait en trouver, elle jeta un bref coup d’œil vers le comptoir et la personne qui se tenait derrière. Ce n’était pas l’herboriste dont elle avait le souvenir. Au lieu de cela, c’était une femme d’un certain âge à la bouche retroussée et à l’allure sèche. D’une certaine manière, elle lui fit penser à la vieille Martone, ce qui ne fut pas pour la rassurer. Peut-être était-ce l’épouse du propriétaire ? Elle tendit l’oreille pour glaner des bribes de la conversation animée qu’elle entretenait avec le client, un homme bien bâti au crâne rasé.

– ... ont bien raison de patrouiller comme ça dans les rues. Ces racailles de Séléniens sont tous des voleurs. Si vous voulez mon avis, on devrait tous les déporter et rester entre nous.

– Vous avez raison, répondit le client. Mais il faut leur reconnaître que c’est une bien jolie boutique qu’ils vous ont gentiment laissée.

– Ah ça... C’est une ville charmante effectivement. Un peu pittoresque mais nous l’adapterons bien vite à nos traditions.

– Oui, à commencer par cette horrible église qui gâche le paysage et qu’il faudrait démolir au plus vite.

– A qui le dites-vous...

Eldria, non loin, serra les poings sous ses manches. Ainsi donc ce n’était pas la femme de l’herboriste avec un de ses fidèles clients, mais des Eriarhi ouvertement xénophobes venus reprendre son activité. Comment pouvaient-ils tenir de tels propos ? Ils n’étaient pas chez eux ici et semblaient s’approprier ces terres comme si elles leur avaient toujours appartenues. Et dire quelle avait failli leur demander de l’aide... Grand mal lui en aurait pris !

Peu encline à rester plus longtemps dans les parages elle voulut se diriger vers la sortie, mais avant cela elle devait se résoudre à faire quelque chose qu’elle n’avait jamais eu à faire : voler. Il n’y avait pas d’autre mot. D’ordinaire elle aurait eu à s’arranger longuement avec sa conscience pour un tel acte, mais dans ces conditions elle n’avait pas tellement de scrupule. Cette nouvelle gérante venue d’Eriarh ne méritait aucun égard !

Essayant d’être discrète, elle tendit la main et attrapa un sachet en tissu rempli d’herbes médicinales diverses qu’elle s’empressa de dissimuler sous ses vêtements.

Parfait ! Maintenant elle n’avait plus qu’à partir sans demander son reste.

– Eh, vous là ! s’écria soudain la gérante.

Le sang d’Eldria se glaça. Mince, cette vieille pie s’était-elle rendue compte de quelque chose ?

– Que faites-vous ?

Eldria, dont le visage était toujours dissimulé sous sa capuche, n’eut d’autre choix que de se retourner, priant pour que l’excroissance formée par le sachet volé sous sa tunique ne serait pas trop visible.

– On ne vous a jamais appris la politesse ? reprit la femme. C’est très irrespectueux et de surcroît suspect de garder son couvre-chef en intérieur.

L’homme avec elle s’était tourné également et regardait la scène d’un œil méfiant, comme s’il était prêt à intervenir. Ne voulant pas faire d’esclandre, Eldria ôta sa capuche.

– Bien jeune fille, approuva la vieille femme. Je ne t’ai jamais vue ici. Que tiens-tu là ?

Mince ! Elle était suspicieuse. Eldria n’avait plus le choix, elle devait sortir les mains de sous son manteau en espérant que son larcin ne tomberait pas au sol.

– Rien, mentit-elle en montrant ses paumes et en essayer de rester naturelle. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais et j’allais m’en aller. Si vous voulez bien m’excuser.

Elle entama un pas un arrière mais dut se résoudre à glisser de nouveau un bras sous la pochette calée contre son ventre, qui menaçait de tomber à tout instant.

– Une seconde !

Eldria s’interrompit une nouvelle fois.

– Montre-moi tes mains encore une fois.

Priant pour ne pas se faire démasquer, elle obéit. Malheureusement, cela ne se passa pas comme prévu. Le sachet qu’elle avait volé glissa de sous sa tunique et tomba au sol, sous le regard médusé de la gérante et du client.

– J’en étais sûre ! Encore une petite voleuse de Sélénienne.

Dans un premier temps, Eldria resta figée par la terreur.

– Qu’est-ce que tu as caché d’autre sous tes vêtements sale petite peste ? Déshabille-toi !

– Je... Je...

Elle ne savait plus quoi faire. Le client la toisait maintenant d’un regard mauvais, un sourire en coin. Elle réfléchit quelques instants. Comment tout avait-il pu basculer de la sorte si rapidement ?

– Déshabille-toi entièrement ou bien j’appelle la garde ! renchérit la vieille femme.

Malheureusement, Eldria n’avait pas le choix... Elle prit une profonde inspiration puis, d’un mouvement lent, elle déboutonna le bas de sa chemise avant de défaire le cran de sa ceinture. Enfin, tout aussi lentement, elle se pencha un avant.

– J’enlève mes chaussures, indiqua-t-elle.

Mais alors que ses deux interlocuteurs l’observaient sans mot dire, légèrement surpris de la voir si coopérative, d’un geste vif elle ramassa le sachet d’herbes tombé à ses pieds et se redressa d’un bond avant de foncer vers la porte, bien décidée à s’enfuir avant que les choses ne dégénèrent. Malheureusement au moment où elle arriva à son niveau, celle-ci s’ouvrit un grand et manqua de lui écraser le nez. De l’autre côté, un soldat Eriarhi en uniforme apparemment désireux de faire ses emplettes la regarda sans comprendre.

– Arrêtez-la ! s’écria la gérante à l’attention du nouveau venu. C’est une voleuse !

Mais instinctivement, Eldria avait déjà fait demi-tour pour se diriger vers le comptoir derrière lequel elle avait repéré une porte qui devait probablement mener au stock. Avec un peu de chance, il y aurait une sortie par-là, sinon... elle préférait ne pas y penser. Malheureusement pour elle, le client au crâne rasé qui était resté passif jusque-là se décida à s’interposer. Les bras écartés pour mieux l’attraper, il s’approcha d’elle doucement. Eldria, telle une petite souris encerclée par deux gros chats, fit un détour entre les étales pour perdre ses poursuivants. Le client mordit à l’hameçon et tenta de la suivre. Sans se poser de question, elle profita de l’occasion qui se présentait pour pousser une imposante étagères remplie de poteries et de divers ustensiles afin qu’elle s’écrase sur lui. L’homme poussa un cri de stupeur et tomba à la renverse sous le poids du meuble.

Maintenant que la voie était temporairement dégagée, elle courut vers le comptoir et sauta par-dessus celui-ci, mue par une vivacité dont elle était étonnée de se découvrir capable. La vieille femme aux allures de Madame Martone tenta de s’interposer mais avec l’élan elle n’eut aucun mal à la repousser elle aussi. Et tant pis pour le respect dans anciens...

– Sale petite... cracha-t-elle.

Mais Eldria n’eut pas le loisir d’apprécier la suite de ces mots doux car elle avait déjà forcé la porte de l’arrière-boutique. Pour se donner quelques secondes de répit, elle fit tomber une autre étagère en bois devant l’entrée de sorte à la bloquer. Cela ne tiendrait pas longtemps mais lui octroierait peut-être un peu d’avance. Dans sa poitrine, son cœur battait à tout rompre tout comme pour le jour où elle s’était échappée de prison en compagnie de Salini et Dan.

Exaltée par l’adrénaline, elle se rua dans un escalier qui descendait tandis que les Eriarhi tambourinaient déjà à la porte qu’elle venait de franchir. « Pourvu que ce soit pas un cul-de-sac, pourvu que ce soit pas un cul-de-sac », se répétait-elle en pensée.

Fort heureusement, ce n’en était pas un. Elle fit irruption sur une sorte de quai de chargement, tout proche de la rivière qui scindait la ville en deux. Elle n’eut cependant pas le loisir de profiter du paysage car, déjà, un soldat ennemi était sur elle, le même que celui qui était malencontreusement entré dans la boutique quelques instants plus tôt. Il avait apparemment eu la bonne idée de faire le tour plutôt que de la suivre par l’intérieur.

– Arrête-toi ! lui intima-t-elle.

Elle l’ignora et s’élança sur les pavés, ne sachant pas vraiment comment elle allait pouvoir se sortir de cette situation. Elle savait qu’elle ne devait en aucun cas se faire prendre, mais pour la première fois elle fut surprise de réaliser que ce n’était pas tant pour elle qu’elle courrait comme elle n’avait jamais couru, mais plutôt pour Dan. S’ils la capturaient et la faisaient en effet prisonnière, qui veillerait sur lui ? A cette simple pensée, elle puisa dans des forces jusqu’alors profondément enfouies en elle et accéléra davantage.

« Au voleur ! », « Arrêtez-la ! » entendit-elle tout autour. Dans peu de temps, toute la ville serait au courant du grabuge qu’elle avait provoqué... Cela ne tarda d’ailleurs pas car, au détour d’un chemin, d’autres gardes se lancèrent à sa poursuite. Il allait probablement falloir qu’elle batte un record de vitesse si elle voulait les distancer. Ou bien qu’elle apprenne à voler...

Soudain, elle eut une idée. Sur sa droite, elle s’engagea sur l’un des trois ponts de la ville, le plus grand des trois. Dans son dos plusieurs gardes la suivirent et formèrent un cordon de sécurité afin qu’elle ne puisse pas faire demi-tour. En face, d’autres soldats qui avaient été attirés par les cris firent de même.

– Tu es prise au piège, lança l’un d’eux. On va se charger de te faire passer l’envie de voler sale chienne de Sélénienne !

Eldria s’arrêta au milieu du pont et regarda d’un côté et de l’autre. La course s’arrêtait effectivement là pour elle... Les militaires s’approchaient dangereusement. Avant qu’ils n’aient le temps de réagir, elle bondit sur le rebord du pont et regarda les flots agités plusieurs mètres en contrebas. En cette période de l’année, le courant était assez fort...

– Non ! s’écria le soldat en se jetant sur elle accompagné de ses collègues.

Mais Eldria avait déjà pris sa décision. Elle était toujours sujette au vertige mais avait déjà fait bien pire. Sereine, elle se jeta en avant alors que plusieurs mains prestes frôlaient ses vêtements flottant au vent.

Cette fois-ci, Dan n’était plus là pour lui tenir la main...

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