Chapitre 18
En l'espace d'une seconde, leur sort était déjà scellé. Dan avait beau avoir prouvé à maintes reprises ses compétences martiales, le nombre d'adversaires conjugué à l'effet de surprise eurent raison de lui. Avant même d'avoir pu lever son arme, il fut projeté au sol par non moins que trois tirs d'arbalètes simultanés. Heureusement, les munitions qui venaient de l'atteindre n'étaient pas de mortels carreaux mais de simples bolas, sortes de grosses et lourdes boules de cuir reliées entre elles par une cordelette et destinées à immobiliser l'adversaire en l'enserrant.
Eldria poussa un cri de terreur en tentant de se précipiter vers son compagnon mais ce fut peine perdue. Deux hommes armés étaient déjà sur elle. Sans qu'elle puisse réagir davantage, ils se saisirent d'elle et l'un d'eux lui plaqua avec force une main devant la bouche. Réduite au silence, elle sentit la lame menaçante d'un couteau se poser sous sa carotide.
Derrière, Lélia dut composer avec trois autres brigands qui s'en prirent à elle dans le même temps. De toute évidence cette attaque avait été minutieusement orchestrée. L'habile guerrière parvint à esquiver un premier brigand avec un grâce quasi féline. Le deuxième, elle le repoussa d'un prodigieux coup de coude dans la mâchoire alors qu'il lui arrivait dans le dos. Miraculeusement toujours libre de ses mouvements, elle se déroba enfin au troisième en bondissant avec célérité vers son arc posé contre une grosse racine non loin du feu. Elle s'en saisit d'un geste véloce, encocha une flèche en un battement de cil et mit un joug l'un de leurs assaillants. Malheureusement, malgré cette courte résistance héroïque sous le regard implorant d'Eldria, le miracle n'eut pas lieu. Un homme à la carrure impressionnante sortit en effet de l'obscurité juste avant que la flèche potentiellement salvatrice ne soit décochée. Il fondit sur elle et la bouscula de tout son poids, l'envoyant mordre la poussière aux pieds des autres coupe-jarrets restés bredouilles qui s'empressèrent de saisir cette ouverture pour la désarmer et la priver de ses mouvements.
Le calme revint dans le campement de fortune aussi vite qu'il s'en était allé. Eldria, une lame effilée sous la gorge, sentit son heure venir et pria pour que ces agresseurs, qui qu'ils soient, leur accordent une mort rapide et sans douleur et, si ce n'était pas leur intention, qu'ils n'aient pas les mêmes penchants malsains que les déserteurs séléniens qui l'avaient violentée trois semaines plus tôt.
– Ma main à couper que celui-là est Eriarhi, dit un des hommes armés en pointant son épée vers Dan tandis que d'autres de ses collègues le maintenaient au sol pour l'empêcher de se débattre. Ce sont surement des espions, on devrait se débarrasser d'eux.
– Les deux filles aussi ? lui répondit un autre.
Il désigna Lélia.
– Celle-là sait se battre mais n'a pas l'air d'être une nordique. Quant à celle-ci...
Il pointa cette fois-ci Eldria du doigt.
– Je ne vois pas ce qu'elle ferait ici avec ces deux-là. Surtout dans cette tenue.
Les débats continuèrent quelques instants en ignorant les protestations étouffées de leurs prises.
– Attachons-les et ramenons-les au camp, trancha finalement celui que les autres semblaient le plus écouter, un homme de moins de trente ans au visage émacié. Si on les laisse partir, ils pourraient révéler notre position. Nous déciderons ensuite de leur sort là-bas. Assommez-les pour qu'ils ne se débattent pas.
Soudain, Eldria remarqua sur le poitrail en cuir de celui qui venait de décider de leur sort un détail qu'elle n'avait jusque-là pas décelé. Il y était imprimé un symbole qu'elle connaissait bien : une demi-lune derrière un nuage, l'emblème du Val-de-Lune. Ce n'étaient pas des bandits de grands chemins, mais nulle autre que la résistance ! Ils les avaient enfin trouvés ! La situation était cependant critique car ses inespérés compatriotes la prenaient pour une ennemie et, toujours sous la menace d'un couteau, ne lui laisseraient probablement pas le temps de s'expliquer !
Obéissant aux ordres, les soldats qui les maintenaient chacun en respect levèrent simultanément le pommeau de leurs épées, s'apprêtant à leur asséner sur le crâne un coup qui ne serait probablement pas agréable. Eldria se crispa et ferma les yeux pour se préparer au choc en priant pour qu'ils ne cognent pas trop fort.
– Une minute ! s'écria soudain un autre soldat resté jusque-là hors de vue.
Cette voix...
Lâchez-la !
Après un instant de flottement, elle fut contre toute attente libérée et en profita pour reprendre son souffle.
– Eldria ?
L'intéressée se retourna vers son insoupçonné bienfaiteur et écarquilla grand les yeux.
– ... Minnlho ?
Le jeune homme de dix ans son aîné, de taille moyenne mais bien bâti, les cheveux dégarnis et les yeux amandes, la fixait avec bienveillance malgré une mine fatiguée. Elle manqua de s'effondrer. Depuis tous ces terribles mois, après tout ce temps à s'inquiéter, à douter puis à se faire une raison, c'était la première fois qu'elle revoyait un des hommes de Soufflechamps partis vaillamment à la guerre un an et demi plus tôt et dont celles et ceux restés à la ferme n'avaient plus jamais eu de nouvelles. Il y avait donc encore de l'espoir !
La joie la gagna tout d'abord, puis fut bien vite éclipsée par une intense et profonde tristesse. Minnlho ne le savait pas encore, mais Eldria avait enterré Beth, sa jeune épouse victime des pires atrocités, à peine deux mois plus tôt.
– Tu la connais ? demanda celui qui quelques secondes auparavant ordonnait de cogner les captifs jusqu'à ce qu'ils perdent connaissance.
Il s'agissait vraisemblablement du plus haut gradé du détachement. C'était peut-être une fausse impression, mais le ton qu'il employa laissait transparaître une sorte de déception que l'exécution de son ordre un peu brutal n'ait pas pu aboutir.
– Je connais effectivement cette jeune fille, capitaine. Son nom est Eldria Calann et elle vivait avec moi et une dizaine d'autres familles dans une modeste ferme appelée Soufflechamps près de Brillétoile, non loin de la frontière nord. Je ne l'avais pas revue, comme toutes les femmes et les hommes qui n'ont pas été enrôlés, depuis le début de la guerre. Je peux certifier sur mon honneur que ce n'est pas une espionne. Désolé Eldria, avec cette coupe de cheveux je ne t'ai pas reconnue plus tôt.
Il désigna ensuite Dan et Lélia du chef.
– Je n'avais en revanche jamais vu ses compagnons mais je suis sûr qu'elle va nous donner une explication. Pas vrai Eldria ?
Tous les regards, dont celui du capitaine à l'air sévère, se posèrent sur elle.
– Très bien nous t'écoutons, adjura-t-il.
Eldria se tourna vers ses deux amis encore en mauvaise posture puis prit une profonde inspiration. Cette fois-ci c'était à elle de les sauver. Ils comptaient sur elle. Prenant son courage à deux mains pour reprendre la maîtrise de soi, elle leur expliqua que tous trois fuyaient les Eriarhi depuis plusieurs semaines déjà, à la recherche de la résistance Sélénienne. Elle ajouta que toute la partie nord du pays était passée aux mains de l'ennemi. Sans rentrer dans les terribles détails, elle conclut en évoquant les atrocités qui y étaient commises par l'envahisseur. Tous l'écoutèrent sans l'interrompre, la mine sombre à l'évocation, même sommaire, desdits méfaits. Seul le capitaine arborait un air toujours dubitatif.
Interrompant momentanément son exposé porteur de sinistres nouvelles, des murmures anxieux et désordonnés s'élevèrent dans sa curieuse assemblée : « Les rumeurs sont donc vraies ? », « Est-ce que mon village a pu être touché ? », « On n'aurait pas dû écouter l'état-major et riposter plus tôt », « On les a abandonnés », « J'espère que ma femme et mes enfants sont en sécurité » ...
– Silence ! ordonna le capitaine pour restaurer le calme avant de se tourner vers Eldria. Tu as donc été témoin de ce qui est fait dans ces... prisons ? Même si ce que tu dis est vrai, comment as-tu pu entrer dans l'un de ces établissements ?
Elle soutint son regard perçant.
– Car j'ai moi-même été capturée, séquestrée et abusée dans l'une de ces forteresses.
Une clameur sidérée se répandit parmi le groupe de soldats.
– Et j'y ai vu des dizaines d'autres femmes subir un sort pire encore que le mien. J'ai eu la chance de m'échapper à l'aide de ce garçon, qui a trahi sa nation pour moi et que vous êtes en train d'écraser par terre alors que cela fait des semaines que nous vous cherchons désespérément pour ne pas rester les bras croisés face à ces atrocités. Qu'allez-vous faire ? Continuer à nous menacer, moi et mes amis, ou bien allez-vous enfin comprendre que la situation est critique et que vos familles, vos proches, ont désespérément besoin de vous comme moi j'aurais eu besoin des miens ?
Elle avait les poings serrés et les larmes aux yeux mais, le menton relevé dignement, sa voix n'avait pas flanché. Minnlho, de son côté, avait baissé la tête. Il posa une main affectueuse sur son épaule :
– Eldria, je... Je suis navré, nous avons essayé de revenir... Je suis sincèrement ravi que tu sois saine et sauve mais je dois te poser une question... As-tu des nouvelles de me femme ? As-tu des nouvelles de Beth ? Est-elle en sécurité comme toi ?
Elle le regarda droit dans les yeux. Seul une infime et désespérée lueur d'espoir brillait encore au fond de ses pupilles ambrées. Lueur qu'elle s'apprêtait, résignée, à éteindre à tout jamais :
– Je suis désolée Minnlho, dit-elle doucement en posant à son tour la paume sur son épaulière.
Elle n'eut pas besoin d'en dire davantage car, immédiatement, elle comprit qu'il avait compris.
– Je vois, conclut-il pudiquement d'un air absent.
Après un instant de silence il tourna les talons et, sous le regard confondu de toutes et tous, s'éloigna en direction des bois, préférant probablement se retrouver seul. Eldria aurait voulu lui demander à son tour ce qu'il était advenu de son oncle, de Jarim et de tous les autres, mais ce n'était clairement pas le moment. Elle n'eut de toute façon pas le loisir de tergiverser car, déjà, elle était assaillie de questions : « Est-ce que tu as vu ma femme et ma fille aussi ? Elles sont grandes, les cheveux longs... », « On est sûrs que toutes les femmes ont été emprisonnées ? », « Vous êtes passés par la ville de Clairéclat ? Est-elle passée à l'ennemi ? » ...
Heureusement, leur supérieur les incita une nouvelle fois au calme avant qu'Eldria ne soit submergée malgré eux. Elle fut heureuse de constater que, dans la cohue générée par ses révélations, les soldats ayant lancé l'attaque avaient relâché Dan et Lélia. Ces derniers s'étaient relevés et s'appliquaient à dépoussiérer leurs tuniques d'un geste contrarié.
– Messieurs, je vous prie de garder votre sang-froid. Nous allons rentrer au camp et laisser passer la nuit. Nos invités doivent être affamés et épuisés. Nous aurons ensuite tout loisir de discuter. En route.
Ils pensaient trouver la résistance du Pic-Ridas, c'était finalement l'inverse qui s'était produit.
C'est ainsi que, sans plus de cérémonie, ils se mirent en marche vers la montagne après que Dan, Lélia et Eldria eurent rassemblé en hâte leurs affaires. Ils durent en revanche abandonner leur charrette sur les conseils des Séléniens car, selon eux, le chemin serait trop escarpé. Au moins, Perce-Neige n'aurait plus à se fatiguer à la tirer pour rien.
Dan profita du mouvement un peu désordonné pour se faufiler jusqu'à Eldria alors que la nuit était définitivement tombée.
– Ça va ? Ils ne t'ont pas blessée ?
Elle lui lança un maigre sourire, soulagée qu'ils ne soient pas tombés sur une patrouille Eriarhi à la place.
– Ça va. Je me suis surtout inquiétée pour Lélia et pour toi.
Elle se sentit rougir mais la lumière vacillante des torches n'était pas suffisante pour que quiconque le remarque. Et dire qu'à peine une trentaine de minutes plus tôt son projet pour la soirée avec lui était tout autre... Elle était bien sûr heureuse d'avoir atteint inopinément leur objectif plus tôt qu'attendu mais ne pouvait s'empêcher d'imaginer l'activité tant espérée qu'elle serait peut-être en train de pratiquer en ce moment-même si les évènements s'étaient passés comme prévu.
Elle frissonna. Ils avaient beau être au printemps, le fond de l'air du soir était encore frais. Pour ne rien arranger, elle n'avait pas prévu que sa tenue censée attirer le regard de Dan soit portée toute la nuit, encore moins durant un trek improvisé dans la forêt. Une simple tunique bras et dos nus lui tombant jusqu'au milieu des cuisses, sous laquelle elle portait une délicate culotte en dentelles... Si tout s'était déroulé selon le plan, une certaine personne de sa connaissance aurait dû la lui retirer dans la tente pour mieux la réchauffer d'une toute autre façon...
– Tu as bien parlé, reprit l'objet initial de ses désirs, la forçant à s'extirper de ses rêveries à tendances coquines. Tiens.
Il défit son veston et le lui passa sur les épaules dans un geste qui acheva de la faire fondre. Finalement ce n'était peut-être pas si terrible qu'il fasse froid, cela l'aidait en fait à évacuer toute cette chaleur émanant de son bas-ventre.
– M-Merci.
– Tu aurais peut-être dû mettre ta tenue habituelle car il fait froid ce soir, ajouta-t-il, très terre-à-terre.
Elle leva discrètement les yeux au ciel. Vraiment, elle avait dû rêver cette nuit dans la grotte avec lui, il n'y avait pas d'autre explication possible...
Lélia ne tarda pas à les rejoindre pour participer à leurs messes-basses :
– Bravo Eldria. Sans toi on aurait probablement fait ce trajet les pieds devants avec une grosse bosse sur la tête.
– Il faut les comprendre, répondit Eldria qui, passée la désagréable surprise de se faire prendre en otage au crépuscule, avait été touchée par l'inquiétude légitime de ses compatriotes vis-à-vis de leurs proches. Ils sont sur les nerfs et doivent eux aussi vivre sous la menace constante d'Eriarh.
– Nous devrions malgré tout nous méfier du capitaine, leur fit part Dan toujours à voix basse. Il ne nous a pas quittés des yeux depuis tout à l'heure, je pense qu'il ne nous fait pas confiance.
– Il finira par changer d'avis, nous n'avons rien à cacher. Nous allons pouvoir nous expliquer et peut-être même obtenir les renseignements et l'aide qu'il nous faut pour retrouver Salini. Le reste du groupe semble déjà m'avoir crue. Regarde, nous sommes libres.
Effectivement, la tension était petit à petit retombée et chacun, à l'exception du capitaine, avait retrouvé un semblant de sourire. Même si les nouvelles qu'elle rapportait n'étaient pas bonnes, Eldria représentait pour chacun des soldats ici présents l'espoir de revoir en bonne santé celles et ceux laissés au front, dans un contexte où la résignation semblait plutôt s'être profondément enracinée. Elle eut une pensée émue pour Minnlho qui n'était pas réapparu, bien que cela ne semblait pas inquiéter ses camarades. En temps voulu, il saurait sans nul doute retrouver le campement vers lequel ils se dirigeaient.
– En parlant de liberté, enchaina Lélia, maintenant que les choses ont été tirées au clair je m'occuperais bien de remonter personnellement le moral de certains ici... D'autant que j'ai un coup de coude dans la mâchoire à me faire pardonner. Salut !
Sur ces mots, elle s'éclipsa pour rattraper d'un pas léger le petit groupe de cinq hommes qui ouvraient la marche quelques mètres plus loin. Ils accueillirent la jeune femme tout d'abord dubitativement, mais après quelques minutes à les aguicher ouvertement, les regards méfiants se murent en sourires francs et autres coups d'œil intéressés.
– Elle m'étonnera toujours, souffla Eldria, espérant susciter une quelconque réaction de la part de son compagnon de route resté à ses côtés, mais celui-ci se contenta de lever un sourcil sans faire de commentaire.
Il leur fallut une heure de marche pour atteindre le tant recherché camp retranché de Pic-Ridas, perdu loin des regards dans un renfoncement au creux de la montagne. Il était ceinturé par d'imposants mais néanmoins vieillissants troncs taillés en pointe faisant office de palissade improvisée, émaillée de quelques miradors en bois dont certains semblaient notablement à moitié effondrés. Le camp en lui-même n'était pas gigantesque, tout au plus accueillait-il une quarantaine de tentes malmenées par les intempéries, pour une capacité d'accueil totale qu'Eldria estima au doigt mouillé à un peu plus d'une centaine d'hommes. On était loin d'une supposée impressionnante démonstration de force de la digne et puissante armée du Val-de-Lune, mais ce camp retranché avait au moins le mérite d'être un tant soit peu défendable face à l'indubitable supériorité militaire ennemie.
Les portes bringuebalantes s'ouvrirent à l'approche du détachement et ils furent accueillis par une dizaine d'hommes restés en retrait pour garder les lieux. Alors qu'ils s'enfonçaient à l'intérieur de l'enceinte, de nouveaux regards méfiants se posèrent sur Eldria et ses compagnons. De toute évidence, cela faisait longtemps qu'aucun étranger au camp n'avait mis les pieds ici et cela se ressentait. Même si elle avait peu d'espoir, c'est tout de même le cœur battant qu'elle balayait les lieux du regard. En effet si Minnlho avait pu se retrouver affecté ici il en allait de même pour son oncle Daris, Jarim, ou même Yorden, le père de Salini. Malheureusement, tout paraissait bien vide, même après l'arrivée de leur groupe de plus de quinze personnes.
La soirée était déjà bien entamée quand ils furent conduits, de même que le reste des troupes, à l'intérieur d'une grande tente aménagée en cantine. Il y régnait une agréable odeur de soupe qui émanait d'une grande marmite devant laquelle un jeune commis s'affairait. Affamée, Eldria s'assit au bout d'une table et Dan prit place en face d'elle, se retrouvant tous deux à l'opposé du capitaine qui, de temps à autre, continuait de leur jeter des regards soupçonneux.
Lélia, quant à elle, n'avait pas quitté le petit groupe de prétendants qui s'était naturellement formé autour d'elle. Nonchalamment, elle avait même laissé retomber une bretelle jusqu'au creux de son coude, mettant de ce fait davantage en valeur son décolleté dont les seins semblaient vouloir jaillir à chaque instant. Ses intentions pour la nuit à venir étaient clairement affichées.
Mis à part les discussions enjouées qui découlaient de cette situation à fort potentiel d'intéressement pour des hommes isolés depuis si longtemps, l'ambiance s'avérait plutôt morose. Tous les soldats sans exception arboraient en effet des traits plus qu'éreintés, comme si cette interminable guerre avait tracé sur les visages accablés d'indélébiles sillons. Pourtant, Eldria se fit la remarque que tous semblaient bien jeunes pour des militaires isolés. Même le capitaine devait être à peine plus âgé que Dan. Où étaient les officiers haut-gradés ? Où étaient les charismatiques vétérans de l'Ancienne Guerre que l'on s'attendrait pourtant à trouver dans ce genre de corps d'armée ? On aurait presque pu croire que cette petite communauté était livrée à elle-même.
Au moment où la soupe fut servie et sans crier gare, deux soldats bien bâtis à l'air peu commodes – les deux qui avaient cloué Dan au sol plus tôt dans la soirée – s'assirent de chaque côté de leur ancienne victime, sans doute pour le tenir en respect. Le jeune Eriarhi avait beau avoir déserté, il n'en restait pas moins un ressortissant de la nation ennemie aux yeux du Val-de-Lune. L'intéressé ne broncha cependant pas, probablement conscient que sa présence ici était un facteur de risque pour leurs hôtes malgré l'histoire romanesque rapportée par Eldria.
Vint justement prendre place à côté de celle-ci un autres des combattants les ayant "attaqués" par mégarde, un jeune garçon dans la tranche d'âge de sa nouvelle voisine de tablée.
– Encore désolé, dit-il en s'adressant à elle et Dan. Si on avait su que vous étiez des nôtres...
– Il n'y a pas de mal. Ravie de croiser un visage amical après tout ce temps passé en cavale. Je ne vois Minnlho nulle part, je suis un peu inquiète pour lui depuis que je lui ai annoncé la très mauvaise nouvelle au sujet de sa conjointe.
– Oh je ne m'en ferais pas pour lui, Minnlho est un gars solide et il saura rentrer au camp tout seul en temps voulu.
– Je l'espère.
Eldria regarda une fois de plus attentivement tout autour d'elle sans pour autant identifier de visage connu.
– Tout votre régiment est ici, ou bien reste-t-il d'autres personnes ?
– Eh bien, hm oui, en grande partie je dirais. Mis à part peut-être un ou deux détachements en reconnaissance, le compte doit y être. On était bien plus nombreux à une époque, mais beaucoup sont morts au combat. D'autres ont même déserté et ont préféré rallier l'ennemi, les traîtres !
– Oh, je vois... Et est-ce que... par hasard, quand il est arrivé dans ce camp Minnlho était accompagné d'autres personnes qui...
Elle n'eut pas le temps de finir sa question car elle fut interrompue par un bruit de chaise raclant le sol en bois et des appels au silence. Le capitaine s'était levé pour prononcer un discours :
– Mes amis, ce jour est un jour spécial. Nous accueillons parmi nous une compatriote Sélénienne.
Tous les regards se tournèrent vers Eldria. On y lisait à la fois la surprise, l'espoir, mais aussi la résignation. Nul doute que son récit avait déjà été largement rapporté et avait eu le temps de se répandre comme une traînée de poudre dans la petite communauté retranchée.
– Vous le savez tous déjà, les rumeurs sur notre ennemi sembleraient donc vraies. L'état-major nous avait donné pour ordre de tenir la région, mais la guerre s'enlise de plus en plus et l'espoir de revoir nos proches restés au nord s'amenuise chaque jour qui passe. Ma première action ce soir a été de dépêcher un messager pour avertir nos forces et trouver une solution dans les plus brefs délais.
Tous l'écoutaient religieusement dans un silence pesant. Eldria fut rassurée d'être prise aussi rapidement au sérieux. Grâce à elle et à sa quête pour retrouver les siens, les choses allaient peut-être enfin bouger.
Le capitaine termina son discours de bien belle manière aux yeux de ses camarades car il les invita à ouvrir exceptionnellement les réserves de vins pour reprendre des forces avant les batailles à venir. La proposition fut bien évidemment accueillie dans la liesse générale et l'ambiance se fit soudainement moins morose.
La soupe fut finie d'être servie au même moment et, bien que relativement basique, le breuvage réchauffa Eldria d'une façon plus que bienvenue. Alors qu'elle abaissait son bol après en avoir bu les dernières revigorantes gorgées, elle lança un regard séducteur à Dan en face d'elle et lui sourit. Toujours engoncé entre les deux gaillards qui le gardaient à l'œil il terminait aussi son potage et, pas inquiété le moins du monde par cette surveillance envahissante, le lui rendit en haussant un sourcil interrogateur.
Eldria était soulagée de le savoir en vie et toujours près d'elle, même si elle avait enfin retrouvé ses compatriotes. Prise d'un soudain accès de bonne humeur, elle se saisit de deux choppes et profita qu'un tonnelet de vin passait non loin pour les remplir généreusement. Elle en tendit un à son compagnon du nord et leva l'autre devant elle. Ils les burent cul sec sans se quitter des yeux. Elle n'aimait toujours pas le goût de l'alcool mais l'ivresse qui allait de pair avec n'était cependant pas de refus. La soirée n'était peut-être pas totalement perdue tout compte fait.
Pour Lélia en tous cas, elle ne l'était clairement pas. A quelques tablées de ses camarades, l'alcool coulait également à flot et la belle demoiselle des plaines du sud semblait être totalement dans son élément. Les cinq séléniens sur lesquels elle avait jeté son dévolu étaient rassemblés tout autour d'elle, riant avec elle à gorge déployée, buvant et arrosant la jeune femme de spiritueux selon ses propres directives, qu'elle laissait sciemment couler sur son décolleté grand ouvert en invitant les chanceux à venir lui laper le liquide directement sur la peau, juste à la jonction de ses seins. Le tout se déroulait sous le regard contrarié du capitaine qui ne fit pourtant aucune remarque, préférant probablement laisser ses hommes s'amuser un peu avant de devoir, probablement sous peu, repartir à la guerre.
La soirée allait déjà bon train quand le petit groupe s'éclipsa finalement sous l'impulsion de Lélia. Cette dernière échangea un dernier regard complice avec Eldria et toutes deux se firent un clin d'œil comme pour se dire mutuellement : « Passe du bon temps ».
Eldria, l'esprit embrumé par le vin, termina justement de siroter sa troisième choppe et, déterminée, la reposa bruyamment sur la table. Elle se leva ensuite et, avec un équilibre précaire, se faufila jusqu'à Dan pour le saisir par le bras.
– Viens.
Surpris, il se tourna vers elle.
– Qu'est-ce qu'il y a ? Tu veux aller te coucher ?
– Ouais c'est ça.
Il termina rapidement son vin et se leva également, tiré par Eldria qui l'aida à se sortir d'entre ses deux gardes du corps imposés. Les concernés, bien avinés eux aussi, firent mine de se lever à leur suite en bougonnant de devoir si rapidement quitter cette beuverie mais c'était trop tard, Eldria avait déjà subtilisé sa conquête et s'était enfuie en dehors du mess en le pressant derrière elle.
– Hé, doucement !
Elle ne l'écoutait pas. Au dehors il faisait frais mais l'alcool lui donnait chaud. A moins que ce soit autre chose... Elle l'entraîna sans un mot jusqu'à leur tente de bivouac habituel, qu'ils avaient rapidement montée avant le repas aux côtés d'autres tentes à l'aspect plus militaire, tout près du mur d'enceinte.
Dan finit par se dégager.
– On y est, dit-il en se massant le poignet. Tu étais si pressée que ça ?
– Oui.
Elle défit la veste qu'il lui avait chevaleresquement prêtée en début de nuit et la lui tendit, se trouvant de nouveau en tenue légère et, elle l'espère, suffisamment aguichante.
– Je vais plus avoir besoin de ça.
– Heu, merci, dit-il en prenant le vêtement et en le rangeant dans un sac. Bon, je propose que tu prennes un peu de repos car la journée de demain risque d'être chargée. Je vais rester dehors pour monter la garde. Je n'ai pas encore totalement confiance.
Elle se colla contre lui.
– Détends-toi, on est parmi les miens, on est en sécurité.
Il s'assit pourtant par terre sans prêter attention à ce qu'elle venait de dire, l'air préoccupé.
– Il, heu... Tu sais il y a de la place pour deux dans la... Dans la tente.
Il lui rendit un sourire aimable.
– Merci mais je n'ai pas sommeil.
Eldria hésita une seconde, puis repensa à Lélia et à l'assurance dont elle aurait fait preuve dans cette situation.
– On... n'est pas obligés de dormir, fit-elle d'une voix qu'elle voulut volontairement emplie de sous-entendu.
Il soutint son regard quelques instants, le visage impassible. Derrière eux sur le chemin, des bruits de pas se firent entendre ce qui accapara malheureusement l'attention de l'ex-soldat Eriarhi. C'étaient les deux séléniens chargés de sa surveillance. Satisfaits d'avoir retrouvé l'objet de leur mission, ils s'assirent sur deux tabourets à bonne distance, de sorte à le garder à l'œil et le tenir en respect.
– Bonne nuit Eldria, conclut-il d'un ton ferme en s'employant à allumer un feu.
Déçue et résignée, Eldria baissa la tête et s'engouffra dans la tente, désespérément seule.
– Bonne nuit, fit-elle en tirant à regret le tissu qui l'isolerait de l'extérieur.
Un peu d'aide pour se réchauffer à l'intérieur n'aurait vraiment, vraiment pas été de refu
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