Chapitre 19
Elle sentit une main se poser sur sa jambe, par-dessus l'épaisse couverture sous laquelle elle était emmitouflée. Dans le même temps, un filet d'air glacé vint lui caresser la joue ce qui acheva de la sortir de sa torpeur nocturne. Il y avait du mouvement dans la tente.
– Dan ? balbutia-t-elle en ouvrant difficilement les yeux.
Elle avait l'impression qu'on lui avait attaché un seau sur la tête tellement sa nuque était lourde et que son crâne lui paraissait enserré. Peut-être aurait-elle dû un peu limiter sa consommation d'alcool.
– Dan ? répéta-t-elle en se redressant à contrecœur.
Elle était contrariée d'être réveillée alors qu'elle dormait comme un bébé, mais ne serait tout de même pas mécontente que l'objet de ses désirs du jour la rejoigne enfin. Mieux valait tard que jamais après tout.
Malheureusement pour elle, ce fut une autre voix masculine qui lui répondit.
– Eldria c'est ça ? fit l'inconnu qui l'avait réveillée, accroupi à l'extérieur de la tente. Le capitaine voudrait te parler, il faut que tu me suives.
Elle se frotta les yeux, déçue encore une fois et d'autant plus agacée qu'on la sorte d'un sommeil réparateur comme elle n'en avait pas eu depuis des mois.
– Maintenant ? C'est le milieu de la nuit...
– Oui. C'est au sujet des proches que tu recherches. Le capitaine a des informations importantes.
Eldria avait la conscience encore embrumée mais ces paroles agirent comme une soudaine injection d'adrénaline. C'était effectivement important, elle n'avait pas une minute à perdre.
– Je m'habille et j'arrive, répondit-elle en recouvrant enfin tant bien que mal ses esprits.
Le sélénien acquiesça et l'attendit à l'extérieur.
– Où est Dan ? demanda-t-elle quelques secondes plus tard en constatant que son camarade n'était plus là et que le feu était éteint.
– Il est déjà là-bas, c'est lui qui nous a demandé de te réveiller. Suis-moi.
– Très bien.
Elle resserra son veston autour de son cou et emboîta le pas de son nouveau guide. Il devait être très tard dans la nuit, au moins quatre ou cinq heures car il régnait un silence absolu dans le camp retranché dans les montagnes. Après la fête arrosée de la veille, tout le monde avait fini par regagner son lit. Tout le monde ou presque visiblement.
Sur une petite butte surélevée par rapport au reste des tentes, celle du capitaine se dressa bientôt fièrement devant eux, à la lumière des étoiles. Il y faisait heureusement une température bien plus agréable qu'à l'extérieur grâce aux quelques torches qui y flamboyaient encore malgré l'heure tardive. Le capitaine était là, faisant les cents pas sur un tapis, seul. Etrangement, il portait toujours son plastron et ses épaulières rembourrées, comme s'il s'apprêtait déjà à partir en expédition avant l'aube.
– Ah, fit-il en les voyant entrer. Merci lieutenant.
Ledit lieutenant, sa tâche accomplie, se posta docilement non loin, les mains dans le dos.
– Eldria c'est bien cela ? reprit le capitaine. Quelle chance nous avons eu de vous avoir trouvés hier soir. Cela faisait des mois que nous n'avions pas eu des nouvelles fraîches de ce qui se tramait plus au nord. Les Eriarhi filtrent tout.
Elle lui sourit poliment, attendant de voir ce qu'il attendait d'elle. Le silence reprit pourtant ses droits et l'homme se remit à faire les cents pas. Surprise mais curieuse de la raison qui avait poussé à ce qu'elle soit réveillée en pleine nuit, elle s'enquit de plus d'informations :
– Vous... hem... On m'a dit que vous aviez des informations au sujet de mes proches ? C'est Minnlho qui vous en a parlé ?
Le responsable du camp semblait perdu dans ses pensées, comme si quelque chose le préoccupait. Il ne semblait même pas l'avoir entendue, aussi fit-elle un signe de la main devant son visage pour attirer son attention.
– Hé ho ?
– Hein ? Heu, ah oui, oui bien sûr.
Il reprit enfin contenance et daigna la regarder de bas en haut.
– Asseyez-vous, proposa-t-il en désignant une chaise solitaire.
De plus en plus impatiente qu'on lui communique enfin la raison de sa présence ici, Eldria s'exécuta.
– Et Dan ? L'Eriarhi que... vous faites surveiller. Il n'est pas là ? Je vous assure, ce n'est pas espion, vous pouvez les laisser tr-
– Il est sorti, éluda simplement son interlocuteur.
Nouveau silence.
– Bon... Très bien. Et donc ? Qu'est-ce que vous vouliez me dire.
Dans l'incompréhension la plus totale, elle observa le capitaine qui semblait embarrassé, presque gêné, à la façon de quelqu'un qui chercherait quoi dire ou quoi faire. Quelque chose ne tournait pas rond et Eldria ne s'en inquiéta que trop tard.
A court d'explications, le capitaine fit un signe de tête en direction du lieutenant. Celui-ci comprit immédiatement ce qui était maintenant attendu de lui comme si tout avait été planifié depuis le début, aussi sans crier gare il bondit soudain sur Eldria, lui serrant violement les mains dans le dos en la forçant à se redresser. Elle voulut pousser un cri de protestation mais, comme la veille quand un de ses collègues l'avait prise à tort pour une espionne, il lui colla la main devant la bouche. Que se passait-il encore ? Ne l'avaient-ils finalement pas crue ?
– Attache-la au poteau.
– Oui capitaine.
Le lieutenant obéit et la poussa manu-militari jusqu'à l'épais pilier solidement planté dans le sol et qui maintenait la toile de tente suspendue. Eldria se débattit comme elle le put mais son bourreau sortit une lame de sa ceinture.
– Hé ! Du calme.
Apeurée, elle se figea. Il put ainsi la plaquer face contre le poteau et lui attacher solidement chevilles et bras, ces derniers maintenus en l'air à l'aide d'un crochet supposé soutenir une torche, pas une femme. Il termina en la bâillonnant à l'aide d'un linge torsadé qu'il enfonça dans sa mâchoire au point de lui faire mal.
– Bien, reprit le capitaine. Maintenant va voir où en sont les autres, je vais rester ici.
Le sous-fifre s'exécuta et Eldria se retrouva seule dans la tente avec cet homme qui avait trahi sa confiance. Un de plus, se fit-elle la macabre réflexion. Elle tremblait et voulut pleurer mais ne s'y résigna pas, préférant lui jeter un regard noir de défi comme il passait devant elle. Qui était-il ? Encore un traître ? Un déserteur comme les autres ? Mais pourquoi diable alors portait-il encore les emblèmes de sa nation ? Le camp tout entier était-il corrompu ? C'était impossible, elle connaissait bien Minnlho et savait que c'était un homme intègre qui aurait préféré mourir plutôt que de trahir sa patrie. Les inquiétudes légitimes pour leurs familles de ses autres camarades ne pouvaient guère non plus être feintes. Non... Il était clair que le capitaine agissait seul avec quelques complices, dans le dos de ses propres troupes. Mais à quelle fin ?
Le malotru s'approcha d'elle et lui passa une main délicate sur la joue, replaçant consciencieusement une de ses mèches châtains rebelles derrière son oreille.
– Je suis vraiment désolé de devoir te traiter comme ça, fit-il d'une voix rassurante. Je ne te veux aucun mal, crois-moi. Mais je n'ai pas le choix.
Il se déplaça derrière elle et se mit, cette fois-ci, à faire glisser des doigts baladeurs le long de son dos et sur ses hanches. Eldria retint un sanglot en comprenant ses intentions. Elle ne se laissa pourtant pas sombrer, elle devait rester forte et, par-dessus tout, digne. Elle en avait vu d'autres.
Comme elle le redoutait, maintenant qu'elle était à sa merci le capitaine se laissa aller à ses plus bas instincts comme tant d'autres avant lui quand il s'agissait de l'exploiter sexuellement. Il lui souleva la tunique, enfilée en hâte dans la tente plus tôt, afin d'atteindre le haut de son pantalon pourtant ample, supposé dissimuler ses formes. Il le baissa sans plus de cérémonie, exposant ses fesses à l'air libre. Le malotru les lui palpa longuement sans dire un mot, comme s'il découvrait ou redécouvrait le corps d'une femme.
Dans le même temps, alors qu'elle avait fermé les yeux en attendant que ce terrible moment passe, elle l'entendit avec horreur défaire sa ceinture.
– Hmm... Oui, pourquoi pas... marmonna-t-il finalement plus pour lui-même que pour elle comme si un débat faisait rage dans son esprit torturé. Pourquoi pas... Après tout ils en ont bien profité, c'est un juste retour de choses que j'y ai droit moi aussi après l'avoir sauvée... Je vais pas les laisser lui faire de mal, non non non...
Sur ces paroles mystérieusement inquiétantes, Eldria sentit une forme chaude et allongée venir se frotter contre son sillon interfessier. Une vague d'effroi la submergea mais elle tenta de maîtriser sa respiration par le nez. Repensant à Lélia et à ses enseignements, elle se focalisa sur sa vision du sexe prônant plus de liberté et désacralisant l'acte :
« Contrairement à vous, dans ma culture le sexe est une pratique courante même entre illustres inconnus », lui avait-elle expliqué quelques jours auparavant lors de l'un de leurs moments privilégiés entre filles. « Les femmes et les hommes de mon peuple ont parfois plusieurs rapports par jour, selon leur bon vouloir et souvent avec des partenaires différents. C'est une pratique presque aussi banale que, par exemple, lorsque vous vous serrez la main entre gens du nord. »
« Ah oui ? Mais vous n'y mettez donc aucune notion d'amour ? » s'était étonnée Eldria pour qui ces mœurs paraissaient proprement inconcevables.
« C'est différent. Lorsque la femme se sent prête à enfanter et qu'elle a trouvé le bon partenaire pour la féconder, le couple s'isole durant toute une nuit afin de procréer. L'acte dure alors plusieurs heures dont une bonne partie est consacrée à la mise en conditions des deux partenaires. Cela se fait par des caresses appuyées, des baisers, des stimulations manuelles et orales mutuelles... Il faut parfois toute une soirée avant que l'un et l'autre se sentent prêts. Puis, une fois stimulés et durant les multiples pénétrations qui s'ensuivent, il est de bon ton que l'homme partage sa semence au moins trois fois au cour de l'accouplement afin de maximiser les chances de procréation. Chacune et chacun se doit d'être d'une infinie tendresse avec l'autre. Ce sont les seuls moments dans la vie d'un ou d'une adaïque où nous connaissons réellement l'amour. Cela n'arrive qu'une poignée de fois dans toute une vie. »
Dans son dos, le pantalon lui aussi baissé, le capitaine la pénétra. Pour la deuxième fois, elle sentit un gland pulsant de vie écarter peu à peu les parois de son innocent vagin dissimulé entre ses jambes jointes. Comme l'insertion s'avérait compliquée car Eldria n'était pas naturellement lubrifiée, l'agresseur se retira l'espace de quelques instants afin de recouvrir sa verge de salive fraîche, puis il repartit à l'assaut de ces cuisses offertes et, cette fois-ci, fit disparaître son membre dans l'orifice pourtant serré et peu accessible de sa captive.
Celle-ci, le visage contrit et les dents serrées, continuait ses exercices de respiration afin de ne pas se laisser envahir par la panique. Elle ne ressentait rien, heureusement ni de plaisir, ni de douleur. Elle sentait pourtant le corps étranger avancer et reculer en elle tandis que son propriétaire l'avait saisie par les hanches pour mieux faire son funeste office. Etonnement dissociée de son propre corps, c'était plutôt comme si elle observait les sensations plutôt qu'elle les vivait vraiment. Elle s'entendait même haleter mais c'était plus une conséquence physique des coups de bassins réguliers qui lui étaient administrés plutôt qu'un signe de plaisir refoulé. Déconnectée de la dure réalité, comme dans un cocon protecteur, elle perdit la notion du temps mais eu tout de même le sentiment qu'il ne s'était finalement pas déroulé longtemps avant que son violeur ne finisse par se retirer une ultime fois et, dans un grognement rauque, lui éjacule sur le bas du dos ainsi que sur son fessier rougissant.
– Hmmff... grommela-t-il en s'épongeant une dernière fois la verge contre sa raie souillée avant de la décramponner enfin, son affaire terminée pour de bon.
Eldria qui, jusque-là, avait raidit tous les muscules de son corps se relâcha. Ses membres ne lui permirent soudain plus de se maintenir debout et, sans les liens qui la maintenaient fermement attachée, elle se serait écroulée.
Derrière elle, elle entendit le capitaine reboucler sa ceinture tandis qu'il reprenait son souffle. Le bougre se saisit ensuite d'un tissu propre et, comme s'il cherchait à se faire pardonner – ou plus probablement à effacer ses traces – il s'en servit pour essuyer délicatement sa semence encore tiède et dégoulinante de la peau de sa victime impuissante.
– Contrairement à ce que tu dois penser je... Je ne suis pas un monstre tu sais, expliqua-t-il finalement en repassant devant elle comme s'il cherchait autant à se justifier auprès d'elle que de sa propre conscience.
Eldria, éteinte, les yeux perdus dans le vague, ne lui accorda pas un regard.
– On a tous des besoins et parfois il faut les assouvir, c'est plus fort que nous. Voyons cela comme une juste rétribution pour notre hospitalité, d'accord ?
Il lui passa une nouvelle main chaleureuse sur la joue en lui souriant, sans que cela ne provoque la moindre réaction chez sa prisonnière.
– Bon, je sors voir ce que font les autres mais je repasse te chercher dans très peu de temps. N'aie crainte, je reviens, ce ne sera pas long.
Sur ces mots, il sortit comme si rien ne s'était jamais passé, la laissant seule, attachée, encore à moitié nue. Elle se mit à sangloter doucement. Elle n'était pas dévastée, anéantie, brisée... Non... Elle s'y serait attendu mais c'était plus subtil que cela. Tout était allé si vite, sans même qu'elle l'intellectualise. En l'espace des quelques instants ça s'était fait, tout simplement, dans le calme assourdissant de la nuit. Elle avait été violée. Pour de bon cette fois. Non... Elle se sentait plutôt humiliée, fatiguée, épuisée, éreintée même. Ereintée par cette gent masculine qui n'a de cesse de vouloir s'accaparer son corps sans même demander son consentement. Certes, certains hommes avaient toujours été juste et bons envers elle mais, du haut de ses presque dix-neuf ans, elle découvrait la véritable nature bestiale, sans cœur, de l'autre sexe.
Comme un pied-de-nez que le destin lui aurait adressée en réponse à cette révélation qui la marquerait à jamais, ce fut pourtant un homme qui bientôt surgit devant elle. A quelques mètres en effet elle entendit le son feutré d'une toile que l'on transperce. Un couteau effilé s'employait à déchirer méthodiquement la tente de haut en bas depuis l'extérieur, au bord opposé à l'entrée. Dans un état second, elle distingua une forme qui se glissait au travers de l'entaille qu'elle venait de découper. Elle reconnut un visage familier.
« Minnlho » murmura-t-elle, les yeux embués de larmes, bien que seul le son « Mfffo » émana faiblement de ses cordes vocales.
– Eldria ! chuchota le nouveau venu en reconnaissant son ancienne voisine. Par Sélénia, qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
Il se précipita vers elle, l'air choqué de la découvrir en si mauvaise posture, attachée, les vêtements à demi défaits. D'un coup de lame précis il sectionna ses liens tout en défaisant son bâillon de l'autre main. Eldria lui tomba dans les bras. Consciencieux, il la réceptionna en douceur et, pour préserver sa pudeur, s'employa à lui remonter le pantalon tout en lui prêtant une épaule réconfortante.
– J'ai... J'ai entendu des bruits provenir d'ici en rentrant au camp et vu l'heure tardive j'ai voulu venir voir. J'ai perçu des pleurs, si j'avais su que c'était toi j'aurais moins hésité... Le capitaine est dehors avec un autre, ils manigancent quelque chose... Oh là là Eldria je ne comprends pas.
Avec une infinie tendresse il l'aida à tenir debout et lui prit le visage entre les mains.
– Tu peux marcher ?
Elle fit un timide oui du chef.
– Bien, il faut qu'on sorte d'ici et qu'on tire ça au cl-
Il s'interrompit et ses yeux s'écarquillèrent soudainement. Son teint devint livide, tandis qu'une giclée de sang sortait de sa bouche.
– Non... tenta de s'écrier Eldria d'une voix bien trop faible pour alerter qui que ce soit.
Une épée venait de transpercer le dos et le ventre de son compatriote de sauveur. Derrière lui, Eldria reconnut avec effroi l'un des soldats chargés de la surveillance de Dan la veille. L'homme, bien que déterminé, paraissait lui-même dépité d'avoir commis un tel acte. Eldria, désemparée, observa la vie quitter définitivement les yeux paniqués et implorant du compagnon de Beth, qui s'en alla la rejoindre en l'espace d'un soupir. Jusqu'où irait la folie des tortionnaires qui tenaient cet endroit ?
Dans le même temps, derrière Eldria, le capitaine refit irruption.
– Mais bordel qu'est-ce qui s'est passé ici ? vociféra-t-il à voix basse. Kaidan, qu'est-ce que t'as foutu putain ?
– J'ai pas eu le choix capitaine ! Je l'ai vu faire un trou dans la tente là-bas et entrer, alors je l'ai suivi. Il a tout vu et probablement tout entendu, s'il donnait l'alerte on était morts !
– Fait chier !
On l'entendit de nouveau faire les cents pas, signe qu'il était sous pression et qu'il réfléchissait.
– Bon, débarrasse-toi du corps, on aura qu'à dire qu'il est jamais rentré et on croira qu'il a été bouffé par les loups.
– Et pour la fille ? Elle a tout vu aussi.
– La fille ne posera pas de problème.
– Bien capitaine.
Dans un état second, alors que l'assassin de son ancien voisin exécutait les basses besognes qui venaient de lui être ordonnées, Eldria fut saisie par son récent agresseur.
– Allez suis-moi, tout est prêt on y va.
Personne ne prit la peine de la bâillonner de nouveau mais c'était inutile, Eldria avait complètement perdu pied avec la réalité et ne faisait que subir le monde qui l'entourait et qui s'agitait autour d'elle.
Dehors, ils retrouvèrent le lieutenant ainsi que le compère baraqué du meurtrier de Minnlho, tous deux montés à cheval. Solidement harnachés à l'arrière de chacun de ceux-ci : les corps inanimés de Dan et Lélia. Eldria se remit à pleurer.
– Qu'est-ce qui vous a pris tant de temps putain ? jura de nouveau le capitaine en s'adressant en messes-basses aux deux cavaliers.
– Pour le nordique ça a été, le somnifère glissé dans son vin a fait effet rapidement. Pour la sudiste en revanche, j'ai dû m'assurer que tout le monde était bien KO, la luronne était en pleine orgie et j'ai dû la ramasser à poil au milieu de nos gars. Ces cons ont tous bu dans sa choppe. J'lui ai remis quelques fringues histoire qu'elle cane pas de froid. Et sinon là-dedans, c'était quoi tout ce raffut ?
– T'occupe, on est déjà en retard. En route, aidez-moi juste avec la fille.
De nouvelles mains se saisirent d'Eldria pour l'attacher, comme ses camarades et tels des ballots de paille, à l'arrière du canasson du capitaine.
Elle vit les portes du camp s'ouvrir et se refermer derrière eux puis de nouveaux paysages escarpés défilèrent devant ses pupilles effacées. Il faisait toujours nuit même si l'on commençait tout doucement à voir poindre au loin les prémices des toutes premières lueurs du jour derrière les hauteurs à l'est. Ils descendirent ainsi vers les plaines plusieurs dizaines de minutes durant. Eldria, qui avait fini de pleurer les dernières larmes que ses yeux avaient à offrir, se ressaisissait petit à petit. Où allaient-ils comme ça, si secrètement ?
Sur le ventre, privée de ses mouvements dans une position plus qu'inconfortable, elle se contorsionna pour pouvoir voir le cheval qui trottait à côté de celui sur lequel elle était bringuebalée. Dan ne bougeait pas mais, fort heureusement, il respirait. Elle tenta de faire un bruit discret pour attirer son attention mais cela ne servait à rien, il ne l'entendait pas. Une fois de plus, la situation lui échappait, peut-être pour de bon cette fois. S'ils étaient capables de tuer un des leurs, ils étaient aussi capables de les abattre froidement eux aussi, loin de tout regard indiscret.
– On y est, finit par indiquer son cavalier. Restez en retrait et n'intervenez qu'à mon signal.
Il mit pied à terre et détacha Eldria qui, les jambes tremblantes, fit de son mieux pour tenir debout. Elle ne voulait surtout pas lui donner la satisfaction de la traîner pour, peut-être, ses derniers instants. Elle sentit la pointe menaçante d'une dague la piquer entre les lombaires tandis que le capitaine, une torche à la main, la forçait à marcher en direction d'une petite clairière au pied d'un flan de colline rocheux.
Alors qu’ils s'avançaient, plusieurs autres torches s'illuminèrent à couvert des arbres en face. Six nouveaux cavaliers en sortirent et s'approchèrent, comme s'ils les attendaient. Avec effroi, Eldria reconnut les armoiries rouges de ses pires ennemis.
– Capitaine, comme c'est inattendu de vous revoir si vite. Je ne m'attendais pas à être réveillé en plein milieu de la nuit par un message de votre part et je suis assez grognon quand je manque de sommeil, j'espère donc que vous ne m'avez pas fait venir pour le seul plaisir d'admirer le lever de soleil.
Le militaire qui venait de prendre la parole chevauchait devant les autres cavaliers Eriarhi. Contrairement aux autres son cheval était caparaçonné et il portait une armure finement ouvragée. Derrière son casque doré se dissimulait un visage dur que les années n'avaient pas épargné. Le vétéran semblait être un haut gradé important.
– Général j'ai une proposition à vous faire, répondit le jeune capitaine sélénien, toujours collé à Eldria.
Ledit général parut circonspect.
– Je doute qu'elle soit à mon goût, je préfère les femmes avec des formes, aux mamelles généreuses et aux hanches larges. Celle-ci est toute fluette. Il va falloir faire mieux que votre livraison de la dernière fois capitaine.
– Nous avions un accord, l'ignora son homologue. Si à un moment quelconque nous rencontrions un Eriarhi déserteur, dans la vingtaine, accompagnant une jeune sélénienne brune en fin d'adolescence répondant au nom d'Eldria, je devais vous prévenir.
– Je vous écoute, lança finalement le gradé rival dont l'attention semblait soudainement avoir été piquée.
– Je veux que vous libériez ma femme et mon fils comme vous me l'aviez promis, après quoi vous nous laisserez tranquilles moi et mes hommes et nous pourrons reprendre nos affaires chacun de notre côté.
Le cavalier le toisa pendant quelques instants, la mine impassible, jaugeant les options qui s'offraient à lui.
– Marché conclu, finit-t-il par concéder. Je n'ai qu'une parole.
Eldria sentit que son kidnappeur se relâchait un peu. De toute évidence il avait aussi peur qu'elle ce qui, paradoxalement, n'était pas de nature à la tranquilliser.
– Amenez les prisonniers, héla-t-il aux deux autres restés en retrait.
Les deux complices séléniens émergèrent des fourrés et vinrent les rejoindre. Ils mirent pied à terre et s'employèrent alors à détacher leurs paquetages vivants qui n'étaient autres que Lélia et Dan, toujours inconscients. Ils les jetèrent à même le sol comme de vulgaires sacs devant le détachement Eriarhi intrigué. L'un d'eux s'avança et souleva le visage léthargique de son compatriote en le tenant par le col.
– Il correspond à la description chef.
– Eh bien eh bien, c'est un bien beau cadeau que vous me faites-là capitaine. Et j'imagine que la jeune fille qui vous accompagne est la Sélénienne en question ?
L'intéressé resserra son étreinte sur sa captive.
– C'est elle.
Il déglutit péniblement.
– Général... Cette jeune fille a beaucoup souffert, c'est l'une des nôtres et elle mérite une chance de rester parmi les siens. Je vous laisse repartir avec votre déserteur et, en signe de bonne entente et en contrepartie, je vous laisse également disposer de cette autre femme qui voyageait avec eux.
Il désigna Lélia du menton, étendue en tenue légère sur l'herbe que la rosée du matin rendait humide.
– Elle trouvera bien une place de choix dans l'un de vos établissements en remplacement de celle-ci. J'ai entendu dire que c'était une experte dans l'art de satisfaire les hommes.
Un sourire aux lèvr , l'air plus que satisfait, le général daigna descendre de sa monture et s'avança d'un pas serein.
– Capitaine, je dois dire que c'est du bon travail. Du très bon travail même. Le déserteur est en effet recherché pour haute trahison et sa capture me vaudra les honneurs de mes supérieurs. Quant à votre précieuse petite protégée que vous tenez-là...
Il fit une moue dédaigneuse.
– Vous pouvez la garder, elle ne m'intéresse pas. Vous avez quoiqu'il en soit été à la hauteur de mes attentes capitaine, je m'assurerai personnelle que votre famille soit libérée dès aujourd'hui.
Il lui tendit une main encourageante afin de sceller ce mutuellement fructueux accord d'une poignée virile. Les traits soulagé, le capitaine la lui saisit.
– Quel dommage pour votre famille, qui aurait surement tant espéré vous revoir en vie...
Sur ces paroles glaçantes, d'une geste vif le général dégaina son épée et, tirant brusquement son adversaire vers lui, la lui planta net dans les entrailles. La victime du deuxième meurtre de sang-froid dont était témoin Eldria ce jour se laissa tomba au sol et agonisa en quelques secondes à grand renforts de borborygmes insoutenables. Ses camarades, sous le choc et pris de court, dégainèrent à leur tour leurs épées mais c'était trop tard pour eux. Plusieurs carreaux d'arbalètes transpercèrent leurs plastrons avant même qu'ils aient eu le temps de lever leurs armes, laissant Eldria seule rescapée de ce bain de sang à ciel ouvert. Elle avait vécu l'horreur avec ses précédents ravisseurs, maintenant elle allait vivre l'enfer...
– Voilà qui est fait, faites-moi cramer les macchabées et embarquez les trois autres. Vous m'enverrez la fille basanée dans le circuit habituel, quant aux deux autres vous me les gardez sous haute surveillance sur le chemin jusqu'au QG, ils ne doivent pas s'échapper, surtout la fille. On se servira du traître pour la faire causer. On reviendra ensuite avec des troupes pour cramer leur camp ridicule dans les montagnes avant même qu'ils aient pu comprendre ce qui se passe. Ils ne me sont plus utiles.
– Bien mon général.
Eldria sentit d'autres mains dégoûtantes la saisir. Encore. Tout n'était qu'un éternel cycle de haine, de trahison, de déception. Elle pensait avoir vécu le pire mais en réalité son tourment n'était pas terminé. Il ne prendrait jamais fin. Pour la première fois, alors qu'elle les voyait sans vraiment les voir vociférer et cracher sur le corps de Dan, leur ancien compatriote, tout en fêtant à grands renforts de rires gras leur fructueuse prise de l'aube, elle désira être morte, pour enfin être libérée de cette crainte constante et étouffante, qui drainait peu à peu se force vitale comme le ferait une plaie béante dont s'écoulerait son sang.
Tout n'était qu'un cycle. Comme si tout tournait au ralenti autour d'elle, des flèches sifflantes virevoltèrent par-dessus sa tête. Le soldat qui s'était fermement emparée d'elle la lâcha avant même d'avoir pu faire un pas, s'effondrant à ses pieds. Elle perçut des hurlements mais ne les entendit pas.
Du feu et du sang, partout.
De la colline qui les surplombaient dévalaient maintenant de nouveaux visages.
Des coups et des cris, tout le temps.
Du métal s'entrechoquait, des corps tombaient. Le général, pourtant si fier, s'étala dans la boue, ses yeux auparavant perçants fixant désormais vainement les dernières étoiles tapissant la voute céleste.
– Y'en a un qui s'enfuit, là !
– Butez-le !
Une flèche siffla et on perçut derrière les arbres le son sourd de la chaire qui tombe lourdement au sol.
– C'était le dernier, c'est bon. Tu gères à l'arc ! Tout le monde va bien ?
– Thorsa est blessé à l'épaule mais ça va, il va s'en sortir. Heureusement qu'on a pu les prendre par surprise, ils étaient bien armés les enfoirés.
– Merde, c'est le capitaine ! Et Aron ! Et Ley ! Ils sont morts. Bon sang mais qu'est-ce qu'ils foutaient là ?
– Et la fille, c'est qui ? Elle a l'air d'être complètement paumée.
– Hé ho ? Tu m'entends ?
– Elle répond pas, elle est encore sous le choc. On l'embarque ?
– Attendez !
Le petit détachement de Séléniens, qui passait là par hasard et qui avait cheminé toute la nuit pour arriver au camp au petit matin après plusieurs jours de périple éreintant, se tut.
– Tu la connais ?
– C'est qui ? Ton amoureuse ? Tu les collectionnes ou quoi ?
– Vos gueules !
Une silhouette sombre se dessina dans son champ de vision.
– Eldria ?
C'était impossible, elle devait rêver. Son cerveau se déconnecta et elle tomba presque théâtralement à la renverse, sous les yeux impuissants de Jarim.
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