Chapitre 20
– Et tu dis que tu la connais d'où ?
– C'est mon amie d'enfance. Je ne l'avais pas revue depuis le début la guerre. C'est un miracle de la trouver ici, j'espère juste qu'elle va bien.
– La pauvre avait pas l'air d'être là où on l'a trouvée par gaité de cœur.
– Je sais... Je me rassure en me disant que si on était arrivés un peu plus tard elle serait tombée entre les griffes de l'ennemi.
– En parlant de ça, tu sais que le mec qu'on a descendu c'était le général des forces Eriarhi de toute la région sud ? Des gars à nous l'ont reconnu.
– Non !?
– Si si j'te jure ! Ça va foutre un sacré bordel c'est moi qui te l'dit. J'ai entendu le second lieutenant en parler tout à l'heure, il va probablement l'annoncer aux gars. Maintenant que le capitaine et le lieutenant sont morts, c'est lui qui prend la relève. Si tu veux mon avis ça ressemblait quand même pas mal à un acte de trahison cette histoire. On en saura peut-être plus quand ces trois-là se seront réveillés. Ah et aussi, Minnlho et Kaidan ont disparu pendant la nuit, on les a cherchés partout mais aucun signe d'eux.
– Punaise, il s'en est passé dans choses pendant ces quelques jours d'absence. En tous cas c'est gentil de me tenir compagnie pour rester à son chevet.
– Oh t'en fais pas, avec ma blessure à l'épaule ils m'ont dit de rester au repos donc j'ai du temps à tuer.
– Et sinon pour les deux autres, tu en sais plus à leur sujet ?
– Alors oui, le type est un gars du nord. Il paraît qu'il a déserté et qu'il voyageait avec ta copine quand nos gars les ont cueillis vers la vallée.
– C'est pas ma copine...
– Et la femme c'est une guerrière Adaïque qui était aussi avec eux. Tu veux rigoler ? Les cinq autres cons de l'ex-cinquième régiment là, tu vois ? Ben il paraît qu'on les a tous retrouvés la queue à l'air et la tête dans l'cul dans la même tente, comme si on les avait tous drogués. Aux dernières nouvelles ils passaient apparemment du bon temps avec la fille en question, mais tout le monde a bu et personne a rien entendu de la nuit. Eux-mêmes disent ne se souvenir de rien. Reste à expliquer comment ces trois-là se sont retrouvés à trois demi-lieues du camp seulement quelques heures plus tard.
– Je me le demande oui.
– Et donc, qu'est-ce que tu vas faire quand elle va se réveiller ?
– Je ne sais pas, je n'y ai pas réfléchi... Je ne sais même pas si elle accordera la moindre importance au fait de me revoir. Après tout je n'ai jamais cherché à retourner dans notre ferme alors que je savais que l'ennemi avançait. Elle a dû se sentir abandonnée...
– Jarim...
– Sans compter toutes les horreurs qu'elle dit avoir subies d'après ce qu'on m'a rapporté. J'aimerais trier le vrai du faux et lui poser la question moi-même.
– Jarim... regarde.
Jarim se retourna et son cœur loupa un battement. Eldria s'était levée du lit sur lequel il l'avait laissée, évanouie, deux heures plus tôt sans l'avoir quittée depuis. Elle était debout, les bras ballants, les cheveux ébouriffés, la mine fatiguée. Cela ne l'empêchait pas d'être plus belle encore que dans ses souvenirs.
– Heu... Eldria ? Est-ce que... ça va ?
De prime abord elle ne répondit pas. Elle regardait ses pieds et paraissait déboussolée, comme si elle ne savait pas trop ce qu'elle faisait ici. Des larmes se mirent alors à couler le long de ses joues délicates. L'instant d'après, sans prévenir, elle bondit dans ses bras et le serra de toutes ses forces contre elle, se blottissant dans le creux de son cou.
– Je suis tellement, tellement heureuse que tu ailles bien, murmura-t-elle difficilement d'une voix éreintée.
D'abord médusé, Jarim lui rendit son étreinte, se retenant de verser lui aussi des larmes de joie. Il l'enserra à son tour contre lui tout en lui caressant l'arrière des cheveux, qu'elle avait coupés depuis leur dernière entrevue et qui lui seyaient à merveille.
– Eldria je... Tu m'as tellement... Si j'avais su plus tôt...
– Tais-toi, lui intima-t-elle doucement comme pour lui faire comprendre que les mots étaient inutiles.
Leur étreinte durant ainsi une bonne minute dans le calme, sous le regard gêné de Thorsa le camarade de Jarim. C'était un homme de leur âge plutôt petit, le teint blafard, de ceux qui préfèrent les livres aux épées, les cheveux roux taillés courts et la bouille rondouillette. En fait l'exact opposé de son acolyte qui pour sa part était plutôt grand et bien bâti, la peau mate et les cheveux tressés. Il n'avait presque pas changé depuis la dernière fois qu'Eldria l'avait vu. Si, il était peut-être encore un peu plus musclé...
Ils finirent pourtant par cesser leurs embrassades de circonstance pour mieux s'admirer mutuellement.
– Waouh, fit Eldria en essuyant ses larmes, toute cette émotion ça va finir par me tuer.
– Et je ne laisserai pas faire ça, rétorqua Jarim avec humour.
Ils échangèrent un sourire complice et, gênés l'un comme l'autre, ne surent pas quoi ajouter. Jarim prit cependant les devants :
– Ecoute, il s'est passé énormément d'évènements et nous avons beaucoup de choses à nous dire. Sache cependant que tout le monde ici attendait ton réveil. Il paraît que tu as parlé avec certains ici, nous nous demandons si...
Elle le coupa soudain, comme si la mémoire lui revenait par bribes :
– Mon oncle ? Yorden ? Et tous les autres ? Et Dan ? Où est Dan ? Et Lélia ?
Jarim, voyant l'inquiétude de son amie grimper dangereusement, lui posa une main affectueuse sur l'épaule.
– Daris et Yorden ne sont pas là, j'ai été séparé d'eux peu de temps après notre départ à la guerre. J'ignore où ils sont à ce jour. De Soufflechamps, ici il ne reste que Minnlho et moi, mais il paraît qu'il est...
A l'évocation de ce nom Eldria fut soudainement assaillie par les souvenirs traumatisants de la nuit dernière, qui ressurgirent comme des aiguilles acérées venant se planter dans son esprit. Elle se prit les tempes entre les paumes à mesure que des images atroces lui revenaient en tête et commença à s'agiter d'avant en arrière.
– Non, non, il est mort, s'écria-t-elle en se remettant à sangloter. Il est mort à cause de moi ! C'est... ma faute.
Pris de court, Jarim tenta de la rassurer.
– Heu... quoi ? Qui est mort ? Non Eldria, du calme tu n'y es-
– C'est MA faute ! hurla-t-elle en se cognant le crâne du poing pour faire sortir ces visions non sollicitées de sa conscience.
Son ami d'enfance, ne sachant pas quoi faire devant cette crise inattendue, tenta de la prendre dans les bras pour l'empêcher de se faire elle-même du mal mais, en proie à une furie aussi soudaine qu'inexplicable elle se débattit en hurlant de plus belle.
– Non, non ! Lâchez-moi ! Ne me touchez pas ! LACHEZ-MOI !
Elle était si enragée qu'elle lui tapait sur le torse avec une force insoupçonnée qui fit lui presque lâcher prise mais Jarim tint bon, sans s'arrêter pour autant de chercher à la raisonner afin qu'elle retrouve son calme. Derrière eux, Thorsa était resté hébété.
Soudain, avec la célérité d'une rafale de vent, une ombre mouvante s'approcha d'eux et, dans une onde de choc prodigieuse, entra en collision avec Jarim. L'ex-fermier qui n'avait rien vu venir eut l'impression qu'un cheval lancé au galop venait de le percuter. Il fut projeté au sol si violement qu'il glissa sur plusieurs mètres en faisant dégringoler dans un grand fracas une pile de caisses entreposées dans le recoin de la tente. Le souffle tout bonnement coupé, les yeux écarquillés de stupeur, il eut à peine le temps de distinguer l'ombre qui lui resautait dessus alors qu'il n'avait même pas terminé son atterrissage forcé. Trop tard, l'assaillant impétueux était déjà sur lui et lui asséna un crochet du droit qui lui fit visiter les étoiles. Le coup suivant ne serait clairement pas plus doux.
Alertés par les cris aigus et le vacarme, des Séléniens firent irruption dans la tente qui faisait office d'infirmerie et dans laquelle il régnait d'ordinaire une ambiance reposante. La fille qui s'appelait Eldria était debout, sous le choc. A ses pieds, Jarim était au sol, en train d'être agressé par nul autre que l'Eriarhi qui était censé être inconscient. Thorsa tentait vainement d'aider son ami mais c'était comme si l'agresseur été mu par une force invisible qui décuplait ses prouesses physiques et qui le rendait pratiquement inamovible. Il s'apprêtait à frapper de nouveau sa victime au visage mais, avant que les soldats puissent intervenir pour faire cesser ce pugilat, une voix s'écria :
– Dan non !
Dan s'interrompit soudainement et se retourna brièvement.
– Par pitié, laisse-le !
C'était Eldria. Il n'en fallut pas plus à Jarim pour, après avoir craché un mollard de sang coagulé et profitant de cette ouverture inespérée, asséner à l'inconnu un puissant coup de tête qui le fit vaciller en se tenant le nez. Le jeune Sélénien ne lui laissa aucun répit et bondit sur lui pour, à son tour, le mettre au sol. Il était plus costaud que son adversaire et devait à tout prix se servir de son physique athlétique à son avantage pour prendre le dessus. L'inconnu reprit cependant bien vide ses esprits et ne se laissa bien évidemment pas faire, tentant de se dérober à cette prise immobilisante, aussi Jarim dut-il lui asséner de multiples coups de poings dans le ventre, que son adversaire tentait d'esquiver en se contorsionnant tel une panthère.
– STOP !
Eldria venait à nouveau de mugir d'une voix si vigoureuse que l'écho de son cri vibrant résonna dans les montagnes. Les deux hommes s'interrompirent soudain et les nouveaux venus en profitèrent pour les séparer, mettant Jarim à l'abris tandis que non moins de quatre d'entre eux ceinturaient Dan afin de le tenir en respect. Du sang s'écoulait de son nez mais il en allait de même pour l'agressé devenu agresseur qui avait la bouche inondée d'hémoglobine.
– Personne... ne fais... du mal... à l'autre ! vociféra Eldria entre trois pénibles respirations.
Son visage d'ordinaire si doux était déformé par la fureur, à tel point que personne parmi la dizaine d'hommes qui l'entouraient maintenant ne songea à émettre le moindre son. Elle pointa un doigt impérieux en direction de ceux qui retenaient Dan et qui semblaient avoir pour projet de lui démettre le bras afin de lui faire payer son insubordination et ainsi éviter qu'il ne recommence.
– Lâchez-le tout de suite, adjura-t-elle telle une lionne enragée qui protégerait sa meute.
Son regard, noir et impétueux, ne laissait place à aucune discussion. Les quatre gaillards, apeurés comme des gamins que leur mère aurait sermonnés, n'hésitèrent pas longtemps avant de s'exécuter. Libre, Dan se frotta le dessus des lèvres tout en jetant un coup d'œil mauvais en direction de Jarim, dont la subite montée d'adrénaline le faisait faire des aller-retours sur lui-même derrière le mur humain que formaient Thorsa et ses collègues entre eux, comme s'il était toujours prêt en découdre.
L'objet de leur querelle enfantine souffla un bon coup tout en essayant de se calmer elle-même afin d'apaiser tout le monde.
– Jarim, je te présente Dan. C'est grâce à lui que je suis saine et sauve ici, aujourd'hui. Dan, je te présente Jarim. C'est mon ami d'enfance le plus cher et je ne veux vraiment, vraiment pas que vous vous abimiez l'un l'autre.
Elle marqua une courte pause pour s'assurer que la baarre n'allait pas recommencer. Chacun lui adressa finalement, à contrecœur, un léger signe de tête en guise d'approbation muette.
– Bien. Aucun de vous deux ne me veut du mal, tout est déjà suffisamment difficile pour moi alors s'il vous plaît n'essayez pas à tout prix de me protéger quand j'en ai le moins besoin. Ce dont j'ai besoin, c'est de soutien. Je suis désolée d'avoir crié je... Je ne sais pas ce qui m'a prise. Je dois en revanche vous dire quelque chose. A tous. Minnlho est mort hier soir. Il a tenté de me venir en aide alors que votre capitaine cherchait à nous vendre aux Eriarhi. C'est l'un de vos collègues du camp qui l'a assassiné mais je ne suis pas sûre de connaître son nom, il était assis en face de moi hier soir à la cantine...
– Kaidan, témoigna quelqu'un. On est à sa recherche.
– C'est ça. Il est parti cacher son corps, nous devons les retrouver pour offrir un enterrement décent à Minnlho.
– Elle dit la vérité, confirma une autre voix en dehors de la tente.
Attiré par le grabuge, tout un attroupement s'était en effet formé autour de l'infirmerie.
– Lieutenant, enfin... Capitaine, lança révérencieusement quelqu'un d'autre.
C'était en effet, par la force des choses, le nouveau capitaine du campement qui venait de s'exprimer.
– Nous avons retrouvé une pelle plantée à côté d'un trou à moitié creusé et de la dépouille de Minnlho, un peu plus au nord d'ici. Nous n'avons pas mis la main sur Kaidan mais il se sera probablement enfui en nous entendant arriver. Peut-être a-t-il vu les corps de ses complices quand nous les avons rapatriés. Nous offrirons à Minnlho un enterrement décent, ainsi qu'à nos trois autres camarades qui ont été sauvagement assassinés par l'ennemi, sous nos yeux. Nous ignorons ce qu'ils manigançaient mais nous ne devons pas nous perdre en querelles intestines. Nous sommes tous des Séléniens et devons rester soudés. Quant à Kaidan, lorsque nous le retrouverons nous le jugerons afin qu'il réponde de ses actes devant un tribunal milliaire.
Il s'avança parmi ses compatriotes et un cercle se forma naturellement autour de lui pour mieux l'écouter. Celles et ceux qui étaient restés dans l'infirmerie se rassemblèrent à l'entrée de celle-ci pour participer au rassemblement improvisé.
Le nouveau Capitaine était un homme encore jeune comme tous ses semblables, aux traits fins et à la mine paisible. Il dégageait néanmoins de lui un calme et une sagacité qui semblaient forcer le respect de ses nouvelles troupes.
– Mes amis, l'heure est grave, nous avons abattu ce matin sans le savoir le général Korm ainsi que sa garde rapprochée.
Une rumeur consternée parcourut l'audience captivée, en soif d'explications.
– Personne d'autre que nous n'en a été témoin mais sa disparition ne restera pas inaperçue bien longtemps et des troupes ennemies partiront bientôt à sa recherche. Quand ils comprendront que ses traces ont disparu à moins d'une heure à cheval de Pic-Ridas, c'en sera fini. Nous n'avons que quelques heures devant nous, aussi je vous demande de rassembler vos paquetages dès maintenant, nous lèverons le camp dès ce soir. Nous rejoindrons la poche de résistance principale au sud enfin de coordonner nos efforts dans la reconquête du territoire. Je vous remercie et, par-dessus tout, je sais pouvoir compter sur votre indéfectible soutien à tous. Au travail.
Il s'éloigna aussi vite qu'il était arrivé, d'un pas résolu sous les acclamations enthousiastes de ses troupes.
– Je l'ai toujours dit, confia Thorsa à Jarim en applaudissant, ce gars a vraiment les épaules d'un meneur. Je suis pas peu fier que ce soit notre chef de brigade.
Galvanisés par ce discours rassembleur, tous se mirent à l'œuvre tant il y avait à faire. Thorsa fit une tape sur l'épaule de son ami en le laissant derrière lui.
– T'en fais pas je m'occupe de tes affaires. Toi tu as des histoires à régler.
Les autres sortirent à leur tour, laissant Jarim, Dan et Eldria dans la tente. Lélia, quant à elle, était toujours alitée plus loin, les yeux fermés, le visage paisible.
Les deux garçons se toisèrent un instant d'un air mauvais sous le regard impuissant de leur amie commune. Puis Dan, les traits tirés et le nez gonflé, se dirigea vers l'ouverture de la tente. Il passa devant Jarim sans lui prêter attention et ce dernier se raidit en le voyant passer, comme s'il s'attendait à être attaqué à tout moment.
– Dan, attends ! fit Eldria d'une petite voix en voyant son compagnon de route sortir d'un pas décidé.
Il l'ignora et s'éclipsa sans un mot.
– Et merde.
– Il frappe fort ton nouveau pote, marmonna Jarim et se massant la mâchoire et en continuant de cracher de la salive rougeoyante.
– Ne lui en veux pas, il croyait me défendre. Purée j'ai encore tout gâché...
– Mais non, ce n'est pas ta faute. Avec l'histoire de Minnlho et des Eriarhi... tu dois être sacrément sous le choc.
Il lui prit les mains au creux des siennes d'un geste affectueux et elle lui rendit un timide sourire.
– Allez viens, assied-toi. Toi aussi tu es bien amoché.
Il se laissa faire alors qu'elle le poussait sur le lit. Remise sur pied pour de bon, elle alla chercher une serviette qu'elle humidifia et désinfecta puis vint s'agenouiller sur le matelas auprès de lui afin de nettoyer les quelques contusions qui lui apparaissaient sur le visage.
– Aïe ! fit-il avec un mouvement de recul en sentant l'alcool le lancer.
– Roh si tu bouges ce sera pire ! Tu es un grand garçon alors serre les dents.
Nouveau silence gêné tandis qu'elle s'appliquait avec douceur à lui nettoyer le front.
– Eldria je...
– Alors tu...
Les deux amis d'enfance s'étaient coupé la parole au même moment.
– Ah ah ! Toi d'abord !
– Non toi !
– Mais non vas-y.
– Bon ok.
Eldria s'éclaircit la gorge.
– Alors ? Qu'est-ce qui s'est passé dans la vie de Jarim Oris pendant ces presque deux dernières années ?
L'intéressé pouffa comme pour signifier « Houlà je ne sais même pas par où commencer ! »
– Eh bien il y a tant à dire...
– Dans ce cas commence par le début.
– Très bien. Alors, le jour où on est partis de la ferme...
Tandis qu'elle continuait de lui prodiguer des soins, il commença à raconter leurs premiers jours de campagne, lorsque la guerre n'était encore qu'un lointain concept éthéré et que tout le monde avait l'espoir qu'elle ne durerait que quelques semaines pour que tout le monde puisse rentrer sain et sauf avant l'hiver. Les troupes Séléniennes s'étaient rassemblées à plusieurs jours de marche de Soufflechamps, près de la frontière nord avec Eriarh tandis que ceux-ci avaient déjà pris les premiers villages et les premières villes. Il lui décrit la fière armée du Val-de-Lune, bannières au vent et armures bleutées scintillant au soleil. Il se croyait alors invincible. Jamais il n'avait rien vu de tel, il paraissait impossible que cette force soit défaite par qui que ce soit. A cette époque, tout le monde était encore enthousiaste et confiant.
– Nous étions si bien organisés que rien ne semblait inaccessible. Les plus radicaux commençaient même déjà à parler de repousser l'ennemi chez eux et de les envahir à notre tour en représailles. Bien sûr j'espérais qu'on n'en arriverait pas à de telles extrémités car je n'avais pas envie de persécuter des innocents mais de défendre ma patrie pour retrouver les miens. Toujours est-il qu'on m'a donné un arc, une épée courte et un plastron en cuir. Comme j'étais chasseur ils m'ont mis en retrait, dans le corps des archers. C'est peut-être ça qui m'a sauvé la vie.
– Et mon oncle, Yorden, et les autres...
– Ils étaient devant... Pas en première ligne mais je sais qu'ils se sont battus. Nous étions si nombreux que... je ne les ai jamais revus. J'ignore encore aujourd'hui s'ils s'en sont sortis.
Il marqua une pause, les yeux perdus dans le vague avec le regard de ceux qui ont vécu un traumatisme, comme si les images de cette bataille réapparaissaient brusquement sur le tapis à ses pieds.
– Nous avons pris une correction monumentale ce jour-là. Je m'en souviendrai toute ma vie. Heureusement, notre général a rapidement sonné la retraite sans quoi nous serions tous morts, sans exception. L'ennemi était plus nombreux, mieux armé, davantage entraîné. Dans la débâcle nous avons été éparpillés. J'ai eu la chance de retrouver Minnlho par hasard parmi quelques centaines d'autres rescapés. Notre ancien voisin avait été affecté au ravitaillement et, comme moi, a pu éviter le gros du bain de sang. Je m'en veux encore parfois pour tous ceux qui étaient au front et qui n'ont pas eu notre chance. Bon sang, j'arrive pas à croire qu'il soit mort le bougre...
Jarim continua son récit, expliquant que les restes épars de l'armée avaient maintes fois tenté de s'organiser pour faire reculer l'envahisseur, menant des batailles éclairs qui tournaient pourtant systématiquement à l'avantage de ces derniers. Au fil des semaines et des mois ils avaient à contrecœur dû céder de plus en plain de terrain, abandonnant d'abord des villes puis des régions entières, jusqu'à ce que le reste de sa section se retranche dans ce vieux campement délabré datant de l'Ancienne guerre.
– Depuis, nous attendons vainement de nouveau ordres, cachés dans les montagnes, en espérant qu'Eriarh ne décidera pas de venir en nombre pour nous débusquer.
Tandis qu'Eldria avait terminé ses soins improvisés et qu'elle s'était assise à ses côté d'un air concerné, il se tourna vers elle pour la fixer droit dans les yeux.
– Pendant tout ce temps je n'ai pas cessé de penser à Soufflechamps à celles et ceux laissés en arrière, à ma mère... et à toi. J'ai prié tous les jours intérieurement pour qu'il ne vous soit rien arrivées. Tu ne peux pas imaginer à quel point je suis soulagé de te savoir en vie. Est-ce que... à tout hasard tu aurais des nouvelles de notre ferme ?
– Tout... a été brûlé, annonça Eldria d'une voix affligée. J'ai pu y retourner après que...
Elle hésita.
– Ce n'est pas important. J'y suis retourné et il n'en reste pas grand-chose. Mais je n'y ai pas retrouvé les autres. Ni ta mère, ni ma tante Dona, ni personne. Je sais qu'elles ont été capturées et je crois fermement qu'elles sont en vie, comme toutes les femmes et les anciens. Il y avait seulement Beth.
– Beth ? Seule ?
Choisissant soigneusement ses mots, elle lui raconta sommairement le décès tragique de l'épouse de feu Minnlho, omettant volontairement plusieurs détails qui ne feraient que l'inquiéter inutilement.
– C'est horrible mais, au moins ils sont peut-être plus heureux ensemble là où ils sont. Et quand tu dis que tu y es retournée... Ce que tu as raconté hier à mes compagnons ici-même, à quel point c'est vrai ?
Son visage trahissait son appréhension de découvrir la triste vérité sur le sort dramatique qui avait été réservé aux femmes de son âge en l'absence des hommes partis guerroyer, aussi fit-elle de son mieux pour lui épargner les détails les plus éprouvants. Elle lui raconta comment Salini et elle avaient été enfermées et lui fit croire qu'elles étaient simplement restées emprisonnées pendant un peu plus de trois mois. Comprenant la pudeur qui imprégnait ses paroles il ne chercha heureusement pas à obtenir plus de détails. Il lui posa simplement une main compatissante sur le haut de la cuisse pour lui faire comprendre autrement que par les mots qu'il partageait sa souffrance.
– C'est Dan qui m'a permis de m'échapper, au péril de sa propre vie. Il a trahi les siens en essayant de nous faire sortir, Salini et moi. C'est pour cela que nous sommes recherchés et que vous nous avez trouvés ce matin aux mains des Eriarhi, ils nous recherchent activement. Malheureusement Salini...
Elle retint un soupir honteux.
– Salini n'a pas eu ma chance. Elle a été envoyée en Adaï au sud pour... des choses horribles. Pendant tout ce temps en cavale nous avons cherché la résistance pour nous permettre d'organiser un sauvetage car par chance nous savons où elle est, contrairement au reste de nos proches.
Ses yeux à elle s'étaient à leur tour perdus dans le vague.
– Je ne peux pas imaginer une seconde l'abandonner après tout ce qu'elle a aussi fait pour moi.
Jarim profita que sa main y été stationnée pour lui masser doucement la cuisse, sans la quitter des yeux.
– Je comprends. Tu nous as trouvés maintenant, et je te promets de ne plus jamais te laisser seule. Je t'aiderai à la chercher.
– Merci Jarim.
Ils se tournèrent face à face et chacun soutint longuement le regard de l'autre sans rien ajouter. Après tout ce temps si éloignés, jamais leurs visages n'avaient été aussi proches. Leurs yeux humides, derrière un voile brillant de regrets et d'amertume, reflétaient pourtant sans avoir besoin de l'exprimer la joie simple et profonde qu'ils avaient de se retrouver enfin, cristallisée dans cet instant suspendu hors du temps. Alors que les quelques centimètres qui les séparaient encore comme un dernier obstacle à leurs retrouvailles semblaient étrangement s'amenuiser, Eldria se détourna.
– J'ai... Je devrais peut-être aller aider à rassembler nos affaires, fit-elle en s'éclaircissant la gorge et en se levant.
– Heu oui, tu as raison. On a beaucoup trop papoté, moi aussi je devrais aller faire ma part.
Avant de sortir, Eldria alla au chevet de Lélia qui avait dû malgré elle ingurgiter plus de somnifère que Dan. Elle réajusta consciencieusement sa couverture. Sa pauvre confidente n'avait certainement pas demandé à être droguée en pleine partie de jambes en l'air. Au moins, la jeune femme avait pu choisir ses partenaires et avait probablement sombré avec d'agréables sensations et images en tête. Tous trois avaient eu beaucoup chance.
– On se revoit tout à l'heure Jarim, dit-elle en le saluant d'un signe de la main. Ça m'a... vraiment fait plaisir ce moment avec toi. Je suis sincèrement contente que tu sois là.
– Moi aussi Eldria, répondit-il maladroitement alors qu'ils se séparaient.
Il la regarda s'éloigner et ce fut une nouvelle souffrance tant il ne désirait plus jamais la quitter, souffrance qu'il garda pourtant secrète. Néanmoins, il savait qu'elle avait aussi des choses à régler avec ce dénommé Dan. Peut-être devrait-il pour sa part prévoir de s'excuser car, sans ce garçon, la personne la plus importante au monde à ses yeux ne serait probablement plus là.
C'était le milieu de la journée et des nuages gris s'amoncelaient au-dessus des cimes des montages alentours. Le ciel était de plus en plus menaçant comme un reflet ironique de la situation des peuples insignifiants qui se querellaient à terre. Eldria marcha jusqu'au bout du campement. Autour d'elle on était en train de s'afférer à démonter les tentes et autres équipements et à charger les chevaux de trait. Toute cette agitation à cause d'elle... C'était à peine croyable.
Elle n'avait rien révélé à Jarim mais les dernières paroles de Dricelys – qu'elle avait connue sous le nom de Dricielle – lui tournoyaient sans cesse en tête : « Tu croyais que c’était à toi que je m’intéressais ? Non, tout ce qui m’intéresse chez toi, c’est que tu me mènes à ton oncle ». Après tout ce temps elle ne comprenait toujours pas. Cela signifiait cependant encore une chose à ce jour : si elle était encore autant recherchée comme elle seule en avait été témoin à l'aube de la bouche même du général qui avait voulu la capturer, c'est que son oncle Daris était toujours en vie, caché quelque part loin des griffes de l'ennemi. Elle ne pouvait rien pour lui mais cela ravivait en elle l'espoir qu'il se battait, de son côté, pour la libération des siens. Elle, elle devait se concentrer sur Salini.
Pensive, elle arriva jusqu'à leur éternelle tente dans laquelle elle avait été réveillée quelques heures plus tôt, loin de se douter qu'elle serait conduite dans un piège qui mènerait à toute cette succession d'évènements, dont certains plus traumatisants que d'autres. Elle préférait ne pas y penser et son esprit, pour la protéger, enfouit ce souvenir dans un recoin isolé et protégé de sa mémoire.
Dan était en train de rassembler ses affaires. Il arborait un air déterminé et ne semblait pas l'avoir entendue arriver.
– Dan, fit-elle d'une voix douce pour l'interpeler.
Il lui jeta un coup d'œil furtif mais ne s'interrompit pas dans ses préparatifs.
– Est-ce que... tout va bien depuis tout l'heure ? Ton nez ça va ?
– Tout va bien, répondit laconiquement le jeune homme.
– Ah tant mieux... Ecoute, pour ce qui s'est passé tout à l'heure, je suis désolée. C'est intégralement ma faute si vous vous êtes battus, tu as voulu me protéger et...
– Ne t'excuse pas Eldria, tu n'y es pour rien. Le problème c'est moi, je suis un Eriarhi et je dois assumer les conséquences des actions de mon peuple. Ici je ne suis pas le bienvenu et c'est normal, je ferais pareil si j'étais eux.
– Mais... Non, je leur ai dit que tu n'étais pas...
– Je te remercie pour ça mais cela ne change rien. Cette guerre nous dépasse tous les deux Eldria, et ni toi ni moi ne pouvons rien y changer. C'est comme ça.
Il termina d'ajuster les sangles de son sac et le mit en bandoulière sur son épaule. Il enfila ensuite sa ceinture à laquelle était accrochée son épée.
– Je sais maintenant que tu es en sécurité et que tu as rejoint des alliés qui pourront t'aider à retrouver ton amie. Pour ma part, à partir de maintenant je ne serai qu'un obstacle à la réussite de ton objectif de par ma simple nationalité, il est donc temps pour moi de partir.
Abasourdie, Eldria réceptionna ces quelques mots comme autant de couteaux plantés en pleine poitrine.
– Qu-... Quoi ?
– J'ai négocié avec le nouveau capitaine, c'est un homme intelligent et intègre. Nous avons tous deux conclu que ma présence parmi vous n'était pas souhaitable. Il a accepté de me laisser partir et de me donner un cheval. Je vais regagner le nord et m'éloigner de cette guerre. Je te promets de ne jamais rien révéler à ton sujet à qui que ce soit, tu as ma parole.
Eldria, la gorge nouée, demeura pantoise.
– Je te laisse Perceneige, je sais que tu tiens à lui. C'est une bonne monture. J'espère aussi que Lélia comprendra mon choix. C'est une bonne guerrière et je suis certain qu'elle te protégera. Quant à ton ami...
Il était déjà sur le chemin menant à la grande porte marquant l'entrée principale de campement.
– Il tient à toi, tu seras donc bien entourée. Adieu Eldria.
Il se détourna puis, d'une démarche résolue, s'éloigna. Eldria, les mains moites, tremblante, le souffle coupé, le regarda partir sans même qu'il ne lui accorde un dernier regard. Elle voulut crier, hurler même tant son cœur la faisait soudainement souffrir. Tout cela était si imprévu, si soudain... Après toutes ces semaines passées quotidiennement avec lui, toutes ces expériences vécues, ces moments de détresse mais aussi, parfois, de joie, c'était comme voir une partie de son âme la quitter. Comme si elle revivait ce fameux jour d'été de ses dix-sept ans. Un sentiment de déchirement indescriptible la gagna. Tout s'imposa alors à elle comme une évidence aussi pure que les gouttes de pluie qui commençaient à tomber doucement sur eux.
– Dan, non attends ! implora-t-elle en se ressaisissant dans un sursaut avant qu'il ne soit trop tard. Tu ne peux pas me... Je... Je...
Il s'interrompit sans se retourner pour l'écouter prononcer ces quelques derniers mots :
– Je t'aime. Ne m'abandonne pas.
Il resta immobile, longuement, tandis que celle qu'il avait sauvée et qui l'avait aussi sauvé restait suspendue à l'ultime espoir d'entendre l'unique réponse qu'elle escomptait tant mais qui n'arriverait pourtant jamais :
– Prends soin de toi Eldria.
Puis il partit pour de bon, la laissant seule, agenouillée, mélangeant malgré elle des larmes de détresse aux gouttes drues de l'ondée qui s'écoulaient sur ses joues désespérées.
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