Chapitre 1

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En haut de l’escalier, Guillaume consulta sa montre dans un froncement de sourcils, tourna à droite et emprunta le couloir. Il parcourut une dizaine de mètres avant de s’arrêter sur le seuil de la chambre. Il poussa alors un son étrange, quasi liquide. Sur le lit, un corps grisâtre était figé dans un mouvement anormal. Des coulures, d’un rouge presque noir, recouvraient le haut du crâne et descendaient jusqu’aux yeux exorbités. Malgré des globes oculaires opacifiés, le regard exprimait une colère violente, que la mort n’avait pas éteinte. La bouche, qui surplombait un menton contracté, recouvert d’écume séchée, était tordue par une étrange grimace et dévoilait une langue boursouflée. Malgré sa raideur, le cadavre semblait encore capable de bouger et les liens qui l’entravaient paraissaient presque l’empêcher de bondir. Guillaume sentit sa gorge brûler sous l’effet de l’acide remontant de son estomac. Il reconnut les nœuds marins réalisés autour des membres de son beau-père et recula. Il ne pouvait plus rien faire. Il recula encore, alors qu’il aurait pourtant dû avancer, il était médecin. Mais ce cadavre était monstrueux et il connaissait la victime, il était même venu la chercher. Il avait appelé, parcouru les pièces du bas et vérifié la présence de la voiture dans le garage. L’absence de son beau-père était évidemment inquiétante. Il n’avait jamais manqué un jour de travail, et encore moins un lundi matin dans son service de gynécologie. Les internes, agglutinés devant son bureau, avaient commencé à franchement s’agiter, tandis que des infirmières s’étaient mises à chuchoter. Peu à peu, le vent de panique qui s’était levé dans le service du Professeur François Mangin avait décidé Guillaume à se rendre chez son beau-père.

Il était entré, parcouru d’un frisson. Dans un silence de cathédrale, ses semelles de caoutchouc avaient produit des sortes de gémissements grotesques, au contact du sol ; elles avaient gémi jusqu’à atteindre la moquette épaisse de la chambre, jusqu’à être face à cette vérité dégueulasse qui prenait la forme d’un corps pétrifié, ressemblant à une chimère. Alors, dans un sanglot, Guillaume se précipita dans le couloir et dévala l’escalier, transformant les gémissements de ses semelles en une multitude de cris stridents.

***

Lise resta à la surface du sommeil quelques instants. Elle perçut la lumière étincelante du givre à travers ses cils puis referma complètement les yeux pour s’immerger sous la lueur orangée de ses paupières. Elle respirait lentement, bercée par les craquements du bois dans le poêle et les ronflements de Vlad. Posé sur ses genoux, son roman glissait imperceptiblement mais elle n’avait pas le courage de l’attraper. Lorsqu’il chuta, Vlad releva la tête vers elle puis, dans un soupir, la reposa sur ses pattes tachetées. Elle se pencha alors lentement vers son livre et le reposa sur la petite table d’appoint, avant de s’étirer et d’apprécier le silence durant quelques minutes. Sous ses doigts, elle sentit le bout de papier froissé qui lui servait de marque page. Elle le déplia lentement.

« Au milieu du chemin de ma vie, je me retrouvai par une forêt obscure, car la voie droite était perdue1. »

Un matin, je me suis assise face à mon médecin généraliste. J’ai pleuré. J’ai raconté mon angoisse profonde d’y retourner.

« Ah dire ce qu’elle était chose dure cette forêt féroce et âpre et forte qui ranime la peur dans la pensée ! »

Il m’a prescrit un anxiolytique, mais j’ai refusé ; j’ai préféré prendre mon chien et mes chaussures de marche. Face à l’urgence, je suis entrée dans la forêt.

« Elle est si amère que mort l’est à peine plus ; mais pour parler du bien que j’y trouvai, je dirai des autres choses que j’y ai vues. »

Il m’a incité à parler à quelqu’un. Alors, depuis huit mois, je m’allonge. Derrière moi, j’entends le « Je vous écoute » hebdomadaire, point de départ de circonvolutions étranges, de larmes, de regrets ou d’espoirs en volutes ; des mots qui montent vers le plafond. C’est la petite fumée de mes brûlis. « Nous allons nous arrêter là. » D’accord, au revoir. Parfois, la voix m’encourage d’un « prenez soin de vous », « Reposez-vous ». Est-ce qu’elle me guide, comme le fait Virgile pour Dante ? Quelle Béatrice me protège ? Je me sens morte.

Comment cela a-t-il pu m’arriver ?

« Je ne sais pas comment dire comment j’y entrai, tant j’étais plein de sommeil en ce point où j’abandonnai la voie vraie. »

J’ai découvert que la forêt n’est ni triste, ni sombre, ni nue. Même en hiver. Elle est merveilleusement délicate, se dresse dans un froufrou de roux, de noirs, de chocolats glacés. Elle sent les champignons. Elle fait un bruit d’amandes qui éclatent, de noix qui craquent et de papiers de Noël froissés. Elle est devenue mon trésor, un jeu d’ombres chinoises, un orchestre de vents piquetés de flûtes d’oiseaux. Les flaques d’eau m’ont ouvert des ciels sur le sol, que le chien trouble de ses grosses pattes tachetées. Le monde s’y brouille, fait de petites ondes, des bulles.

Lise replia son papier et le plaça dans son roman. Elle ajusta son plaid sur ses jambes et jeta un œil autour d’elle en bâillant. Depuis bientôt huit mois, elle était en arrêt maladie, peignait, lisait et marchait de longues heures en forêt avec son chien. Elle errait avec délice dans des vêtements amples et confortables, sans une once de maquillage et profitait du luxe consistant à laisser le temps s’étirer sans tenir compte d’autre chose que d’elle-même. Ici, tout était à elle, les odeurs, les bruits, le bazar, la vaisselle et même le silence. Après le départ de Pablo, elle avait bâti sa maison, acheté un fauteuil jaune safran, des draps bleus, des rideaux de soie violette puis déplacé vingt fois le canapé, cherchant longuement la bonne disposition des meubles. Elle avait ensuite entrepris de faire le jardin, en plantant des vivaces, agapanthes, sauges, œillets, lavandes. Lorsqu’elle avait terminé quelques travaux, elle s’asseyait avec une bière fraîche, pour contempler son monde, puis elle prenait un livre, s’installait et relevait les yeux de temps en temps pour observer ce qui était à présent son univers. Elle pouvait y choisir le moindre son, les sublimes violoncelles de Vivaldi, les cuivres explosifs de Bizet ou les sonorités mystérieuses de Satie, mais ce qu’elle préférait, c’était le silence, ce silence qui lui était devenu insupportable une décennie plus tôt, auprès du père de sa fille ; ce silence qu’elle avait pourtant tant aimé après la séparation, lorsqu’il s’était mué en un silence choisi.

Elle se leva enfin, un peu engourdie, et alla attiser le feu. En passant, elle vit le téléphone clignoter. Hermann lui avait laissé un message laconique, comme à son habitude. Depuis plusieurs mois, il avait pris sa suite à la brigade, et l’appelait souvent pour réfléchir avec elle sur une affaire ou l’évolution du service. Elle l’invitait alors à boire du vin blanc et manger du hareng. Hermann espérait que Lise aborde d’elle-même leur dernière affaire. Mais cela ne venait pas. Un tabou s’était installé autour de l’agression violente qui l’avait laissée inconsciente sur le ciment d’un parking.

Hermann était une sorte de géant quasi mutique. Lorsqu’ils avaient commencé à travailler ensemble, il pouvait passer une journée entière sans desserrer les dents. Il avait l’apparence d’un ogre, barbu et hirsute, aux trop grands bras pendant le long d’un corps puissant ; il arborait une barbe noire, couvrant partiellement un visage émacié, au nez fort ; et au milieu de tout cela, des yeux noisette, tendres comme ceux d’un enfant. Lise l’avait tout de suite aimé, pour ce regard doux, presque apeuré, et parce qu’il ne semblait mû par aucun besoin de s’imposer ou de fanfaronner. À la brigade, une telle tournure d’esprit avait été un véritable cadeau. Lorsqu’il était arrivé, Lise l’avait pris tel qu’il était, avec ses bras ballants et son silence obstiné, bien décidée à l’apprivoiser lentement. Le mutisme d’Hermann, couplé à son mètre quatre-vingt quinze, avait immédiatement fonctionné : tel un grand singe impressionné par un puissant et mystérieux congénère, Coutard était resté prudent, voire soumis. Rapidement, Hermann s’était révélé à la fois rigoureux dans le travail d’enquête et ouvert d’esprit.

Elle décida de laisser le message clignoter et ouvrit la baie vitrée, ses chaussures de marche dans une main, la laisse du chien dans l’autre. Vlad aurait sa promenade. Chaque sonnerie du téléphone déclenchait chez elle des angoisses : allait-on exiger qu’elle retourne travailler ? Sa fille avait-elle eu un accident ? Travailler trente années dans la police n’avait pas vraiment favorisé son optimisme. Un appel était rarement bon signe. Mais tout de même, depuis l’agression, elle n’était pas seulement pessimiste, elle était devenue angoissée. Pathologiquement angoissée.

Le vent se leva. Depuis sa terrasse, elle entendit les premières gouttes de pluie tinter lorsqu’elle s’engagea vers la forêt. Elle ferait la grande balade, celle qui va jusqu’à l’océan. Elle entra dans la bulle de sa capuche, dont le bruissement régulier accompagnait le rythme de ses pieds. Appui, attaque, propulsion, appui, attaque, propulsion. Le monde se résumait à un ovale devant ses yeux, les oreilles caressées par le frou-frou du tissu imperméable. Des sentiers s’élevaient des odeurs de terre mouillée, sur laquelle s’enfonçaient alternativement ses pieds, fermement enserrés dans le moelleux de ses chaussures. Du vert tendre des talus, jaillissaient des taches roses, jaunes ou blanches qui luisaient presque sous l’effet conjugué de la pluie et du soleil. Toutes les couleurs dansaient, appui, attaque, propulsion, tandis qu’à présent, l’océan se gonflait ou se creusait, comme autant de gros dos d’éléphants tantôt verts, tantôt gris. Appui, attaque, propulsion, frottement de la capuche, appui, attaque, propulsion, frottement de la capuche. L’hypnose de la marche commençait à fonctionner. Elle trouva un lieu sec, sous les pins maritimes. Au milieu des aiguilles, elle déposa son sac et s’assit, gardant sa capuche sur la tête. Elle sortit une banane, de l’eau et contempla l’écorce de l’arbre, constituée de grosses croûtes d’un brun rouge. Vlad tournoya et renifla quelques instants, avant de s’allonger auprès d’elle. Il se releva rapidement, et d’un coup de truffe humide, quémanda un bout de banane.

Le vent, qui s’était calmé, se leva à nouveau, la décidant à rentrer. De toutes façons, il fallait qu’elle rappelle Hermann. En marchant, elle observa les pousses d’un jeune pin en contrebas, dont les rameaux étaient déformés, comme tordus. La cime présentait un aspect buissonnant, puis était comme dressée de pics. Elle pensa à la tordeuse des pousses du pin, ce papillon strié de brun-orangé aux ailes argentées et jaunâtres. Ce parasite déposait ses œufs en été, pour que les chenilles une fois écloses puissent dévorer les bourgeons de l’arbre. L’un après l’autre, elles pénétraient dans les bourgeons, les vidaient de leur contenu avant d’engloutir le suivant. L’automne arrivant, elles creusaient une galerie pour se préparer à hiverner avant la nymphose qui avait lieu au printemps. Ces dévoreuses tourmentaient l’arbre, l’empêchaient de se développer harmonieusement en le grignotant sans pitié. Comme ses angoisses.

1Dante, La Divine Comédie, Chant I.

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