Chapitre 2

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Accroupie devant le poêle, le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, Lise retournait une bûche rougeoyante. Elle raclait le bois et observait distraitement des flammèches s’élever lorsqu’une voix grave interrompit son attente : « Merci de me rappeler, Lise. On a un problème. » La voix d’Hermann était tendue et blanche. Elle l’écouta dérouler : « C’est le père Mangin, le grand ponte de gynéco. On vient de le retrouver mort chez lui, son beau-fils nous a prévenus. Il était absent ce matin. Les internes ont paniqué, tu comprends, quand dieu manque à l’appel… » Mangin régnait en maître sur le service de gynécologie du CHU de Marsiant depuis de nombreuses années, mais il était également connu localement pour ses très nombreux engagements politiques, siégeait dans toutes les instances possibles et semblait disposé à donner son avis sur tout. Il était également maire de Saint-Léonin, petite commune proche de Marsiant, où il résidait et était pressenti pour devenir le futur député de sa circonscription. Lui et Léotard, le nouveau commissaire, faisaient partie des mêmes cercles politiques et mondains. Lise imaginait déjà les gros titres de la presse locale et la pression qui allait s’abattre sur Hermann et son équipe. Elle marchait de long en large dans son salon en l’écoutant lui présenter les quelques faits récoltés : Mangin avait été retrouvé allongé sur son lit, les bras et les pieds attachés au cadre, complètement nu. La cause de la mort était pour l’instant encore inconnue. Sa femme était dans leur maison de l’île de Bart et ne rentrerait que le lendemain. Les techniciens de l’identité judiciaire allaient se rendre sur place.

Lise imaginait Hermann penché sur son bureau, tel un grand crapaud, inadapté à la taille du mobilier. « Je suppose que la mort ne semble pas naturelle... », souffla-t-elle. « Tu supposes bien », répondit Hermann, avant d’ajouter « Léotard sait que je t’appelle souvent. Il n’a jamais rien dit. Cette fois, c’est lui qui m’a demandé de te contacter. Il faut que tu viennes. »

Lise n’était jusque-là jamais retournée au commissariat, mais elle avait désormais cessé de faire des détours pour éviter de passer devant et répondait à présent aux collègues désireux de prendre de ses nouvelles. Elle se sentait mieux, depuis quelques semaines, malgré la « fragilité » que soulignaient son médecin généraliste et sa psychologue. Reprendre maintenant n’était pas raisonnable, c’était certain, mais l’appel à l’aide d’Hermann était clair et elle lui devait bien cela.

Lise remit une bûche dans le poêle et se redressa. En se dirigeant vers le fauteuil, elle constata que la douleur dans son pied droit était revenue. Cette douleur apparaissait depuis plusieurs mois, puis finissait invariablement par passer. Sur les chemins, elle avait appris cette étrangeté : parfois, les épaules deviennent affreusement lancinantes, le pied n’est que douleur chaque fois qu’il se pose, le chemin paraît plus escarpé, trop dur. Et puis, cela passe. Un kilomètre plus loin, les épaules ne font plus mal, le pied n’est presque plus douloureux, et le chemin s’ouvre sur un panorama sublime, il est plat et lisse, le vent se calme et tout redevient magnifique. De quoi étaient constitués les minutes précédentes, dont tout n’était que souffrance et découragement ? Qu’est-ce qui avait chassé cela, dans sa tête, dans son corps ? Que s’était-il passé exactement dans ce revirement ? Quand avait-il eu lieu ? Lorsqu’elle se remémorait ses heures de marche, elle oubliait presque ces moments pendant lesquels elle ne pouvait que fixer le sol en se demandant ce qu’elle faisait là, pourquoi elle s’était embarquée là-dedans. Elle ne se souvenait que des instants de joie et de légèreté leur succédant. Son corps était alors à nouveau frais, ses pas lui apportaient un contentement profond, dénué de douleur ; son sac était bien arrimé, il ne faisait plus qu’un avec son dos, il ne pesait pas plus lourd que ses propres os, ne tirait pas, ne cisaillait plus ses épaules. Elle était alors entière, puissante, mobile, présente face au vent et au soleil, dans l’odeur de coco des ajoncs. Elle était là, dans un déséquilibre harmonieux vers l’avant ; appui, attaque, propulsion. Sans douleur, elle était simplement totalement consciente de chaque partie de son corps et d’absolument tous les éléments qui l’entouraient. Les oiseaux ne faisaient plus que chanter ou piailler, ils échangeaient, s’interpelaient. Elle les entendait bondir, battre des ailes, sautiller dans les buissons. Les cailloux roulaient, les insectes fendaient l’air comme de petits éclairs aigus, certains voletaient dans un bruit de soie, d’autres vrombissaient comme des avions de guerre.

Elle espérait que ses douleurs à l’âme seraient comme celles de son pied : qu’elles finiraient, elles aussi, par passer. Elle enfila donc une paire de baskets, un manteau, attacha vaguement sa tignasse grisonnante et prit ses clefs, laissant Vlad dépité dans l’entrée.

La brigade était plutôt silencieuse lorsque Lise y pénétra. Dans sa vieille voiture, sur le parking, elle avait respiré profondément, en se répétant qu’elle en était capable. Mais en passant le sas de sécurité, elle avait commencé à franchement en douter. Il était cependant trop tard, la porte derrière son dos était verrouillée, tandis que celle face à elle venait de s’ouvrir. Elle se concentra sur les changements qu’avaient connus les locaux depuis son départ. Les travaux entrepris l’année précédente étaient arrivés à leur terme. Elle eut la sensation d’entrer dans une banque. Dans le hall d’accueil elle vit la Brigadière Fanny Nedellec et lui sourit.

– Lise ! Mais qu’est-ce que tu fais-là ?

– C’est pour un prêt à la consommation, répondit Lise.

– Pour une nouvelle voiture, j’imagine, s’amusa la brigadière. Ça a changé, hein ? On en a bien bavé avec les travaux. Les bureaux des chefs sont toujours au premier, nous au rez-de-chaussée et les cellules en sous-sol. Faut pas tout révolutionner d’un coup.

Lise sourit, avant de signaler à sa collègue qu’elle était attendue par le Commissaire Léotard. Fanny Nedellec l’accompagna et la laissa devant le bureau du Commissaire. Lise frappa, l’entendit maugréer et entra. Il était au téléphone, lui fit signe de s’asseoir avant de désigner la cafetière d’un mouvement de la tête. Elle indiqua qu’elle ne voulait pas de café. Il tapota alors sa poitrine de son index gauche et articula en silence « pour moi ». Sa conversation téléphonique se résumait à des sons inarticulés indiquant régulièrement à son interlocuteur qu’il l’écoutait. Il se saisit du café et remercia Lise avant de lever les yeux pour lui signifier que la conversation l’ennuyait, tout en remuant sa cuillère pour mélanger le sucre. Brusquement, il se redressa dans son fauteuil en cuir, posa son café sur son bureau et dit : « Écoute Valérie, on discute de tout ça ce soir, j’ai du boulot, je vais te laisser. Cesse de t’inquiéter pour rien. Elle va bien, ta fille. Voilà. Ce soir. Moi aussi. Mais oui. Allez. Je t’embrasse. » Il raccrocha en soufflant bruyamment, puis marqua un temps. Il respira et sans quitter des yeux Lise, se recomposa un visage affable.

– Comment allez-vous ?

– Mieux, Commissaire. Bien mieux.

– Votre arrêt maladie prend fin ce mois-ci. Savez-vous ce que vous allez faire ?

– Oh, moi je ne fais rien, c’est mon médecin qui décide.

– Évidemment, mais vous me comprenez. Vous sentez-vous d’attaque pour reprendre ? Il va falloir choisir, nous ne sommes pas dans un polar, vous n’allez pas jouer les Miss Marple, détective amateur.

– Je ne vais pas jouer les Miss Marple, Commissaire. Ni les Rambo. Pourtant, je pourrais vous répondre : « C'était pas ma guerre, c'est vous qui m'avez appelée, pas moi. »

– Ah tiens, je vous imaginais plus Marple que Rambo. Hermann se débrouille très bien, mais quand les journaux vont s’en mêler, ce qui ne saurait tarder, ça va devenir franchement pénible. Il va falloir aller vite. Le Professeur Mangin était un homme à femmes, un homme de l’ancien monde. Et il se trouve que parmi les fréquentations de Mangin, certaines femmes n’étaient pas... comment dire ? Elles n’étaient pas toutes de l’ancien monde. Et avec les histoires d’agressions sexuelles qu’il y a en ce moment au gouvernement… Il semblerait qu’il y ait une mode de la dénonciation. Comme si on avait pas autre chose à foutre que de mener des enquêtes sur la vie sexuelle des gens. Quel homme de pouvoir n’est pas accusé de ce genre de chose, actuellement ?

– Tous ceux qui n’agressent pas sexuellement des femmes, répondit Lise placidement. Il y aurait donc des plaintes déposées contre le Professeur Mangin ?

– Nous allons y venir... Je ne nie pas qu’il y ait parfois quelques cas vraiment graves qui méritent toute notre attention, mais ça devient dingue, nous ne sommes pas aux États-Unis ! En tous cas, pour ce qui nous concerne, l’affaire Mangin risque d’être reprise par la presse nationale, j’ai bien peur qu’il y ait quelques affaires dans le placard de François. Quelques plaintes, déposées ou à venir. On a déjà eu des coups de fil. Je suppose qu’il va rapidement y avoir quelques journalistes qui vont avoir envie de feuilletonner avec ça. Et ils ne s’en priveront pas. Tout le monde le fait, à présent. Même des journaux sérieux. Je ne suis pas un grand lecteur d’IndéMedia, vous vous en doutez, mais je respectais sa ligne éditoriale sérieuse. C’est devenu n’importe quoi ! Ils font leurs choux gras de sombres histoires qui relèvent en réalité de la vie privée.

Lise n’écoutait plus. Elle venait de repenser au cas d’une jeune interne de médecine générale, qui avait porté plainte quelques années auparavant. Elle croyait se souvenir que la plainte était liée au service de gynécologie du Professeur. Son esprit revint au commissaire, qu’elle savait être aussi un « homme de l’ancien monde » et un mondain. Il aimait les vêtements onéreux, portait des montres tape-à-l’œil et laissait toujours derrière lui une effluve de parfum masculin chic. Il adorait les dîners et avait une passion partagée avec Mangin pour la voile. Ils s’étaient beaucoup fréquentés. Le gratin local et national devait lui demander des comptes.

– Le ministre de la santé m’a appelé. C’était un ami de Mangin. Il le faisait venir tous les quatre matins pour causer de bioéthique dans diverses commissions. D’après les rumeurs, Mangin était en bonne place pour être candidat sur la troisième circonscription. Et ses chances de finir député étaient grandes.

Le commissaire Léotard se leva. Il appuya ses deux poings sur son bureau et se pencha vers Lise.

– Alors ? Que décide-t-on, ma chère Lise ?

– Je souhaite réintégrer mon poste, répondit Lise en levant les yeux vers Léotard.

– Êtes-vous certaine d’être prête ? Il ne s’agit pas de revenir si vous n’êtes pas pleinement apte à vous investir. C’est un gros truc, qui se présente, on ne peut pas se louper, Lise. C’est certainement une des plus grosses enquêtes de votre carrière.

Lise respira profondément. Léotard parlait de sa propre carrière, il était obnubilé par ses enjeux à lui, par sa propre progression politique. Ce qui se jouait pour Lise était tout autre, il s’agissait de sa vie, de sa capacité à reprendre un travail qu’elle avait aimé, qui avait constitué la majeure partie de sa vie ; il s’agissait de sa capacité à entrer à nouveau dans le monde des vivants, de sortir de sa vie de recluse. Car même si cette vie lui apportait tant de sérénité, elle le savait, il ne s’agissait que d’une parenthèse, une bulle.

– Je vous assure que je ne reprendrais pas si je n’étais pas sûre de moi, mentit Lise.

– Parfait. Vous nous rejoignez officiellement dès que votre médecin vous donne le feu vert. Faites en sorte de voir cela avec lui très rapidement.

Sur le chemin du retour, Lise alluma la radio qui diffusait le deuxième mouvement de la Symphonie n°9 de Beethoven. Elle pensa à la surdité du compositeur, se tournant vers un public qui l’acclamait, écouta les entrelacs complexes, le détail méticuleux de chaque motif, leur imbrication et les changements de tempos ou de modes. Une vie est souvent faite de ces imbrications, que les enquêtes se chargent de démêler. Toutes ne sont pas aussi éclatantes qu’une symphonie de Beethoven. La sienne n’était-elle pas devenue trop fade ? La pointe d’adrénaline qu’elle avait ressentie en revenant sur son lieu de travail avait peut-être enclenché son retour. Elle sourit au son dramatique de la symphonie. Elle se voyait entrant en majesté au commissariat, sur cette bande son grandiose. Elle se mit à tapoter son volant, puis à fredonner. Au feu rouge, elle frappait dans ses mains joyeusement. Sans la musique, la forêt et son chien, elle ne serait jamais sortie de l’obscurité.

Elle procéda à quelques achats avant de rentrer chez elle. Les vacances d’hiver venaient de commencer et les filles arriveraient le lendemain. Les courses en équilibre, elle referma le portail et s’engagea sur le chemin bordé de rhododendrons, grommelant contre la détection automatique de la lumière qui ne fonctionnait toujours pas. Lorsqu’elle grimpa les trois marches en bois du perron, elle entendit Vlad s’agiter derrière la porte.

Après avoir rangé les courses et attisé le feu, elle s’assit dans la cuisine et se servit un verre de vin rouge. Elle alluma la radio, attrapa distraitement un bol d’olives marocaines et fixa la fenêtre qui donnait sur le châtaignier. Elle distinguait à peine ses grandes branches qui se balançaient et les scruta un moment ; elle sirotait son vin en jetant de temps en temps quelques olives au chien. Elle fut interrompue par la vibration de son téléphone. « Abuelita ! » La voix surexcitée de sa petite fille la réjouit. Elle éteignit la radio et sourit en entendant Lucie l’appeler comme cela, repensant aux nombreuses fois où elle avait moqué ses amies qui, ne se résolvant pas à se faire appeler mamie, s’étaient cherché un surnom. Finalement, c’est sa fille Flore, en plein questionnement sur ses origines espagnoles, qui avait imposé « abuelita ». Lucie se lança dans une série d’explications confuses sur le transport des insectes qu’elle élevait. Lise soupira à l’idée d’accueillir à nouveau des phasmes chez elle. Elle répondit patiemment aux questions de la petite avant que Lucie finisse par lui passer sa mère, en pleine préparation des valises. Elle arriverait le lendemain vers midi, devait amener ses tas de copies, se détestait d’avoir donné autant d’évaluations avant les vacances, n’avait pas eu le temps de faire changer les balais des essuie-glace de sa voiture, ni de nettoyer le terrarium des phasmes. Lise écouta sa fille maugréer un moment avant de lui conseiller doucement de prendre son temps, d’arriver quand elle le pourrait, sans se presser, s’encombrer ou s’énerver. Flore souffla, marqua un temps et murmura : « Maman, je suis très heureuse de te retrouver. »

Après avoir dîné d’une boîte de sardines aux échalotes étalées sur un bout de pain grillé, Lise alla prendre une douche chaude. Elle se prépara une bouillotte et s’enfouit sous sa couette, un recueil de nouvelles d’Alice Munro à la main. Vlad se coucha au pied du lit en soupirant et entama une bruyante toilette qui empêcha Lise de se concentrer sur son livre. Elle chassa Vlad avec humeur, lui intimant l’ordre d’aller se laver plus loin, tapota ses oreillers, remonta la bouillotte contre son ventre et se replongea dans sa lecture. Quelques minutes plus tard, elle souleva un pan de sa couette d’un geste brusque et sortit de son lit en grognant. Elle n’arrivait pas à se concentrer sur sa lecture et le chien n’y était pour rien. Elle alla récupérer son ordinateur portable, se remit au lit et commença ses recherches sur Mangin. Elle retrouva alors le dossier auquel elle avait pensé le matin-même : une enquête avait bien été conduite sur un cas de harcèlement et d’agression sexuelle dans le service de gynécologie du professeur Mangin. Une interne avait dénoncé des propos dégradants ainsi que des caresses sur la poitrine. L’équipe avait fait bloc derrière le chef, les preuves étaient restées insuffisantes. Lise nota le nom et les coordonnées de la plaignante et projeta de l’appeler dans la semaine.

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