Samedi 17 octobre, 20h.
Aiden : Retrouve-moi à la clairière.
J'ai attendu toute la journée pour recevoir ce SMS. Mon coeur bat à mille à l'heure quand je le lis et le relis. J'ai peur, j'ai mal, je pressens que ça va pas bien se passer. Je prends mon courage à deux mains. Faut que je puisse m'expliquer et m'excuser en face, et que... Que je le voie.
***
J'ai couru comme un fou pour arriver à la clairière. Et quand enfin je m'en approche, je suis freiné par la peur. Il va me détester, me haïr. Il ne voudra plus me parler, plus me voir. Il va m'insulter et toutes ces choses. Je le sais et je le comprends. Mais je n'ai pas envie qu'il piétine encore l'organe le plus précieux de mon corps.
Je prends mon courage à deux mains. Je l'ai provoqué sans vraiment m'en rendre compte, mais je dois assumer quand même. Je fais les derniers pas et sors de la forêt pour arriver dans le coin le plus beau de l'île. J'entends l'eau couler franchement, je foule le sol tout doux, qui me donne envie d'enlever mes chaussures et de marcher pieds nus sur l'herbe fraîche. Je regarde le ciel qui tourne tranquillement à l'orange, sans se presser. Une image de carte postale. Je ne vois pas Aiden mais putain, je sens la tension d'ici. Un cadre idyllique, et je ne peux pas me détendre parce que je sais que ce qui va suivre ne l'est pas du tout.
J'avance encore un peu, je ne l'entends et le vois pas. Et ça m'oppresse.
- Aiden ? je me risque.
Et c'est juste après ça que je sais qu'il est là. C'est quand sans m'en rendre compte, je me retrouve par terre, et ma tête tourne, et mon souffle est coupé par un coup entre mes côtes. Il se met à cheval sur moi, et si ce n'était pas pour me frapper encore, je trouverais ça diablement sexy.
- Tu me fais chier ! il hurle, faisant fuir quelques oiseaux.
Il peut hurler tout ce qu'il veut parce qu'ici, personne ne nous entendra. Il envoie valser son poing sur ma mâchoire, et ça fait mal. Je le regarde avec des yeux tristes et malgré mes réflexes, j'essaie de pas me défendre. Je me dis qu'il a besoin de ça. Et puis avec le Krav Maga, je sais recevoir les coups.
- Fais quelque chose ! Provoque-moi, tu le fais tellement bien ! il hurle encore, abattant son poing sur ma poitrine, mais moins fort cette fois.
Il le laisse ensuite traîner et baisse la tête. Et quand il la relève, je le vois pleurer. Il me regarde avec ces yeux que j'aime tellement, ces yeux noirs qui sont capables d'exprimer tout ce qu'il n'arrive pas à dire.
- Je suis désolé.
Je le regarde avec toute la sincérité du monde quand je lui dis ça. J'ai envie de pleurer moi aussi, mais j'ai l'impression que je dois être fort pour nous deux.
- Je suis désolé, je répète en touchant sa joue doucement avec ma main, sans rien faire d'autre.
Pas de mouvement brusque. Je suis à nouveau face à un animal. J'ai peur que le moindre geste le fasse hurler à nouveau, l'effraie, lui fasse du mal.
Ses larmes continuent de rouler silencieusement sur ses joues et elles viennent parfois s'écraser sur les miennes. Plus de parole, plus de bruit, j'ai l'impression qu'on se dit tout en se regardant. Je vois la colère et l'injustice dans ses yeux noirs, et je vois la peur, très présente. Et je sais qu'il hésite à m'en remettre une. Je sens ma mâchoire qui me lance et j'ai un goût métallique dans la bouche, mais je m'en fiche. Rien ne compte, là, maintenant, à part ces yeux noirs en face des miens.
- Jay... (C'est juste un souffle. C'est léger, ça pourrait s'envoler, c'est comme si j'avais rêvé ce filet de voix). J'ai peur. (Je ne lui réponds pas. Si je réponds, il va s'enfuir, ou arrêter. J'attends sans le quitter des yeux). Tu me fais ressentir toutes ces choses et ça me terrifie. J'ai pas envie de ça. (Il reprend sa respiration et ses yeux n'arrêtent pas de pleurer, mais lui parle de sa voix la plus calme possible). Je veux pas finir comme elle. Regarde ce que je te fais. Je te fais ce que j'ai subi pendant dix ans et que je me suis promis de ne jamais faire. Et ça, c'est à cause de ce que je ressens. J'y arrivais tellement mieux... Sans toi.
Je ne sais pas si je me sens heureux ou vraiment triste. Il me dit tout ce que j'ai voulu entendre, avec ses mots à lui, mais il me dit aussi qu'il rejette tout ça et qu'il n'en veut pas. C'est trop fragile.
- Jay, j'ai pas envie de continuer à être comme ça, je veux plus faire du mal autour de moi, je veux réussir à me contrôler tout le temps, sinon je vais exploser.
- Tu as déjà explosé, Aiden. Et maintenant ça ira mieux. Et... Et laisse-toi exploser devant moi de temps en temps. Laisse-moi t'écouter, je dis doucement, mon pouce caressant toujours sa joue mouillée.
- Je peux pas faire ça. Y a trop de choses. Je contiens tout. Je vais devenir dingue si je laisse ça sortir.
- Aiden, je t'aime. (Il relève les yeux sur moi. Je suis aussi surpris que lui). Ton père m'a raconté tout ce qu'elle t'a dit et fait. Ne laisse personne te dire qu'on ne peut pas t'aimer, d'accord ? Il t'aime, et moi aussi, et mon père aussi, et tes amis. T'as des gens autour de toi qui feraient n'importe quoi pour te voir sourire rien qu'une fois. Arrête de faire semblant de ne pas les voir et accepte-le. Ça va pas changer juste parce que t'ignores ça.
Ses larmes ont repris de plus belle. Il réfléchit et ferme ses yeux. Ma deuxième main vient rejoindre la première et passe sur ses pommettes pour effacer les sillons creusés par ses pleurs. Il les rouvre et il a tellement l'air de souffrir. Ses sourcils se froncent et sa bouche se serre.
Quand je commence à me demander à quoi il pense, il pose ses lèvres sur les miennes. C'est désespéré et c'est salé. Il se recroqueville dans mes bras, ses mains sur mon torse, et sa tête se cale dans mon cou. J'entoure délicatement son corps, et je pose une main sur sa tête. Il se laisse enfin aller et pleure à gros sanglots cette fois. Je me demande quand c'était, la dernière fois.
Pendant au moins une heure, on reste comme ça. Et je me détends toujours plus. Tout va bien. Il me fait confiance, pour la toute première fois. Et on finit tous les deux par s'endormir ici, épuisés.
***
Quand on se réveille, il doit être au moins sept ou huit heures du matin. On a dormi toute la nuit, une très longue nuit. On en avait vraiment besoin, tous les deux.
J'ouvre les yeux et je vois qu'Aiden est toujours lové contre moi, mon bras gauche sous sa tête, qui l'entoure. J'essaie de le bouger sans le réveiller et je suis engourdi. Quand finalement j'ai l'impression d'y être arrivé, il se réveille en sursaut et me regarde, surpris.
- Qu'est-ce qu'on fait là ? Il demande en regardant la clairière alentour.
Et il semble se souvenir des derniers événements, et il rougit délicieusement. Je souris en le voyant me regarder encore et détourner les yeux, et me regarder à nouveau, et ce manège dure un petit moment.
- Ça va ? Tu te remets ? Je demande doucement.
- Ou-ouais... Dis, on pourrait pas-
- Oublier ? Je le coupe. Hors de question. On va pas oublier et on va même avancer ensemble, main dans la main.
- Je suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Tu sais Jay je vais te faire souffrir. Je vais te tromper, et tu...
- Me tromper ? Je demande. Alors, on est en couple ? Je dis avec un sourire malicieux. Tu sais que pour tromper quelqu'un, faut être avec ?
Il rougit violemment. C'est tellement rare de le voir si naturel.
- Qu-quoi ? J'ai pas dit ça. Non, on peut pas... On peut pas, non ? Faire des choses comme ça. J'ai déjà été en couple hein mais c'était pour... Pour l'image ou un truc comme ça. Je sais pas comment on fait.
- Je vais te montrer, je le rassure en l'embrassant.
Ça fait du bien de pouvoir le faire sans avoir peur.
***
On franchit le pas de la porte et nos pères nous tombent dessus.
- Jay, t'étais où ?!
Mon cher papa fulmine, et je ris accidentellement. Je me prends un coup de coude dans les côtes, déjà douloureuses, par Aiden.
- On a réglé nos comptes.
- Toute la nuit ? Luc lève un sourcil.
- On avait besoin de mettre les choses à plat et de parler tout ça... On est euh, amis maintenant. C'est bon, il ajoute, un peu gêné.
On s'est mis d'accord en chemin sur le fait de le dire ou pas à nos parents, et on a jugé d'un commun accord que ce n'était pas une bonne idée. C'est trop tôt pour nous deux et ça compliquerait encore des choses déjà pas évidentes.
- T'en penses quoi, Jay ? me demande mon père.
- Ben comme Aiden, j'étais avec lui. On a beaucoup parlé, crié, et voilà, maintenant on s'entend mieux. On n'a pas besoin de se presser pour déménager, tu vois, on va très bien... je tente, me sachant déjà en échec.
- C'était pas une question ou une proposition, Jay. On va déménager, quoi que vous ayez trouvé pour faire semblant de vous entendre.
Ça y est, il ne nous croit pas maintenant. Qu'est-ce que ça sera quand il saura...
- Ok c'était juste une remarque... je soupire.
Je suis déçu et triste. Je me demande maintenant si Aiden me contactera ou pas quand je serai parti. J'ai, quoi, six jours pour le faire devenir accro ? Rien que ça...
- Bon, montez dans votre chambre. On va penser à un truc pour... Vous punir. Vous auriez pu prévenir au moins ! On était morts d'inquiétude !
À peine montés, Aiden se jette sur moi et m'enlace très fort. À se demander s'il est drogué ou un truc comme ça. Il n'a jamais eu d'élan d'affection pour moi, même dans "nos moments". Il reste là et moi je suis figé quelques secondes. Finalement, je réponds à son câlin et j'appuie sa tête contre moi, en le berçant lentement. Il lève les yeux et il m'embrasse timidement, sur la pointe des pieds.
- Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait d'Aiden ? Je demande, mes lèvres toujours collées contre les siennes.
- J'voulais juste essayer, voir ce que ça fait, c'est tout, il marmonne en piquant encore un fard.
J'ai envie de lui dire à quel point il est mignon, mais j'ai l'intuition qu'il le prendrait mal. Cet enfant qui joue aux durs... Une vraie guimauve quand on a percé - découpé, tronçonné, arraché, dégommé - sa carapace.
- Et... ça fait quoi ? je murmure, séducteur.
- Ça fait du bien... il chuchote à son tour, et on se laisse aller dans mon lit à nous caresser, nous câliner, juste profiter comme deux gosses.
C'est la première fois que je ressens ça. Mon coeur est gonflé de tendresse et d'amour et de pleins de trucs mièvres, mais je n'ai pas envie de coucher avec lui - bon, disons moins que d'habitude. J'ai juste envie d'être là et de lui faire plaisir, et que ça ne s'arrête jamais.
À midi, on va manger en bas et on ne dit rien, et quand on remonte on recommence. On passe la journée dans les bras l'un de l'autre, à nous aimer en secret. Je suis sous le choc d'un tel changement alors que je l'ai toujours connu si froid et indifférent. Je crois... Qu'il se permet juste enfin d'être lui-même. Je me demande si ça lui est déjà arrivé avant.
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