Clémence
Je peux enfin me reposer entre deux stages. Je n’ai toujours pas trouvé de partenaire viable pour ma future et nouvelle vie sur l’île B. Ma beauté les attire mais tout le monde se sauve quand ils savent que je suis la fille de Victoria la folle dingue, la maudite. Mais je vais y arriver, Victorien a bien trouvé sa belle et son projet, pourquoi pas moi ? Je ne dois pas me mettre la pression, j’ai encore le temps. Ils ne veulent pas de personnes seules pour la première vague. J’attendrai la deuxième si besoin. Ce sera l’occasion de m’amuser un peu plus avec l’instructeur d’énergie en attendant. J’essaye de nouvelles robes dans mon dressing. Comme je suis belle, c’est dingue. Ding dong ! Tiens ? Seules les personnes inconnues s’annoncent pour rentrer. Qui ça peut bien être ? Le prince charmant ? Je regarde par la fenêtre, une navette anonyme est posée à l’extérieur de a propriété. Je descends voir, j’active la sécurité de la maison et j’ouvre la porte. C’est une dame. Jeune. Connais pas.
- Bonjour Clémence, je suis ta demi-sœur, Viviane. La première fille de Victoria qu’elle a eu avec Matt le traître.
- Matt, celui qui a participé à la disparition de mon grand-père, notre grand-père Vivien. Viviane, enchantée. Et ton frère ?
- Emilio, victime du grand-père lui aussi. Il a fini par se suicider.
- Et Matt ?
- Quand il m’a testée et qu’il a constaté que je n’étais pas sa fille, il a essayé de me noyer. Je m’en suis sortie, pas lui.
Je la fais entrer. Je lui fais la bise.
- Et Victoria ?
- Je viens de passer la voir pour tout lui raconter. Ça ne lui fait pas grand-chose. Elle est dans une autre vie maintenant.
- Qui est ton père alors ?
- Notre grand-père a aussi fait une expérience sur Victoria. C’est lui qui nous a mis en elle, Emilio et moi, si tu vois ce que je veux dire.
- Pourquoi tu viens me voir ?
- Pour te prévenir. Toutes les filles descendantes de Vivien Virein Volta ont des capacités particulières qui ont été activées par les terriens. Elles se sont exprimées chez Sabine et Carla. Ils vont venir te tester.
- Et toi ?
- J’étais portée disparue. Maintenant ils vont venir me tester aussi.
- Et tu as des capacités particulières ?
- C’est ce qui m’a sauvé, contre Matt. Je l’ai repoussé de la main et il était suspendu dans les airs. Quand j’ai écarté les doigts, il a explosé. Après, j’ai eu accès à d’autres capacités. Comme celle de voir que Sabine et Carla sont trop faibles pour me contrôler. Mais toi tu le peux. Il suffit juste que tu sois à proximité. Je sens déjà les choses se calmer en moi.
- Très bien. Justement, je cherchais une partenaire pour aller sur l’île B. Tu es la candidate parfaite. Pour repartir à zéro, vivre une autre civilisation. Qu’en penses-tu ?
Elle me tend sa main en guise d’accord. Je la saisis. Elle est étonnée. Je demande :
- Quoi ?
- Rien, je ne ressens rien. Tout s’éteint en moi. Je me sens à nouveau normale. Ça fait du bien. Un soulagement. Tu as cette capacité. Complémentaire. Vitale. Tu ne ressens rien ?
- Si. Tu as la main froide. Je vais te préparer une boisson chaude.
Et on continue de discuter toute la nuit. Quand le jour se lève elle est beaucoup plus détendue que la veille et elle sourit et rit tout le temps. Ma sœur. Je me sens bien aussi avec elle. J’ai l’impression qu’on se retrouve alors qu’on ne s’est jamais connues. On partage des tas de sensations positives.
*
- Et c’est maintenant que vous arrivez ? Il était temps. On a failli attendre.
Ils sont tous là à se demander ce qu’il se passe alors je reprends :
- Je vous présente Viviane.
Patrice l’examine :
- Je n’ai pas les bons outils. Vous vous sentez mieux les filles ? C’est normal, Viviane est une sorte de trou noir de l’Invisible. Et comme tous les trous noirs, ça ressort quelque part ailleurs.
- Victoria ? Ou Greta ?
- Non, plus loin dans l’espace et dans le temps.
Je les annihile toutes lorsque je suis à proximité. Mais je ne suis pas leur adversaire. Et j’ai l’esprit clair, sans pouvoir. Pendant qu’ils vont se trouver des réponses dans leur religion, je sais exactement à qui aller demander des explications.
*
- Merci de me recevoir Alice. Tu as lu le rapport de Patrice à propos de ta fille et du reste. Avant d’aller discuter avec Greta, je suis venu te voir parce que tu étais sur la mission de 2003 et ensuite tu as été à la tête du renseignement. Il y a un lien entre nous, les descendantes et cette mission. Lequel ?
- Il s’agissait de contrer les résultats des expériences que Vivien Virein Volta a fait sur lui et sa descendance. Il fallait une sorte d’antéchrist. Il n’était pas prévu que Vivien disparaisse aussi tôt. En revanche, il était prévu de ramener Greta pour le contrer. La mission a été annulée jusqu’à ce que la situation sur Terre se dégrade. On se demande d’ailleurs si Vivien, au-delà de sa disparition, n’est pas derrière tout ça. Ou pas. Là où on a eu de la chance, c’est que les femmes détiennent l’avenir de l’humanité avec leurs pouvoirs. Il n’y aura plus jamais de Vivien dans notre dimension.
Bref, elle ne sait pas tout. Et Greta ne répondra qu’à mes questions. Mais je sens que je n’ai pas les bonnes questions pour avoir les bonnes réponses. Et dans le fond, je m’en fiche. Alors avec Greta, je vais aller discuter mais de tout et de rien et on verra ce qu’il en ressortira.
*
- Greta ? Comment tu vis ton début d’éternité ici, toi qui a été mortelle et vieille avant ?
- Clémence, j’ai ressenti l’éternité bien plus fortement sur Terre qu’ici. Sur Terre notre civilisation nous élevait comme des machines. On faisait tous les jours les mêmes choses souvent vides de sens. Un sentiment d’infini, d’éternel recommencement, à en devenir folle. Ici tout a du sens, le temps s’écoule avec douceur, avec plaisir, sans ennui. On est au paradis de l’humanité loin de la souffrance et de la douleur. La Terre, c’est l’Enfer, à tel point que la mort était une délivrance. Ici, la vie est une bénédiction. Et l’Amour est plus fort que tout. Je vous aime toutes et tous. Sur Terre, ma phrase la plus célèbre s’adressait aux dirigeants des civilisation humaines. Ça tenait en trois mots : How dare you ? Ici j’ai une phrase aussi pour vous, pour vous tous, une réponse à la question que tu ne m’as pas posée, une réponse que je n’ai encore dit à personne et qui m’engage aussi envers vous. Je te la donne : Aimez-vous comme je vous aime.
J’avoue. Elle est forte. Je suis sous le charme. Sacrée Greta. Je veux bien croire qu’elle est notre Déesse. Les instigateurs de la mission de 2003 savaient vraiment ce qu’ils faisaient. Des héros, anonymes. Et ceux qui savent les protègent.
- Greta, je viens de comprendre. Je suis le lien, entre les pouvoirs programmés de Vivien sur sa descendance et ceux qui ont organisé la mission de 2003, sur toi. Mon père. C’est un agent du renseignement. Il a dû intervenir sur moi, moi qui ai la malédiction de Vivien aussi. Il l’a inversée. Et j’absorbe les pouvoirs maléfiques de mes sœurs, cousines, tantes, mère ? Et de mes filles aussi. Je suis la clé. Je suis la Clémence.
- Tu es bien plus que ça.
Encore cette phrase. Sœur Adélaïde a dit la même chose à Sabine. Je n’absorbe pas que leurs pouvoirs, j’absorbe aussi leur savoir. Je crois que c’est à moi de découvrir toute seule qui je suis. Ou pas :
- Greta, qu’est ce que je suis ?
- Tu connais ma réponse. Tu viens de te la dire. À toi de voir qui tu es.
Je préfère sa réponse. Elle m’offre le choix.
*
J’entre dans son cabinet.
- Déshabillez-vous.
Je m’exécute. Elle m’ausculte. Me tâte un peu partout. Regarde mes yeux. Mes oreilles. Me met un brassard qui me presse le bras, elle regarde un cadran à aiguilles, elle émet un son d’étonnement. Elle me met un bâton plat dans la gorge pour regarder au fond, elle écoute mon dos en me demandant de respirer fort. Elle me colle des capteurs u peu partout et regarde des écrans et enfin elle note, elle calcule, elle inscrit un chiffre sur un bout de papier et s’installe à son bureau.
- Alors ? Vous venez me voir pour quoi ? Comme je suis spécialiste des terriens je suppose qu’il s’agit de votre conjoint ?
- J’aimerais bien mais non. C’est quoi ce chiffre ?
- 262. Ce devrait être 300. En dessous de 275, il s’agit d’un manque non physiologique.
Elle ouvre mon dossier.
- Clémence, fille de Victoria ?
- La deuxième fournée.
- J’ai entendu parler des pouvoirs des descendantes, par Greta, que tu les absorbais et leur savoir aussi. Tu es allée la voir je suppose ?
- Oui.
- Elle ne t’a pas … auscultée. Sinon tu serais à 300.
Elle regarde à nouveau mon dossier.
- Et ton frère, Victorien ?
- Ça fait longtemps qu’il n’ose plus me toucher.
Elle ferme mon dossier et réfléchit.
- Rhabille-toi, on va continuer à l’extérieur de l’Hôpital.
On prend deux vélos et je la suis. Elle descend vers Laguna Beach. On s’arrête à une case sur la plage. Elle entre, je la suis. Elle referme la porte et s’approche tout près de moi pour me murmure à l’oreille :
- Tu es vraiment très belle. Et mon devoir, mon pouvoir, est de te soigner.
Je sens ses mains sur mes hanches, elle m’embrasse dans le cou. Je mets mes mains dans ses cheveux et je fonds. On se mélange jusqu’à l’extase. Essoufflée, en sueur, elle me dit tout bas, d’un ton officiel :
- Je pense que tu es remontée à 300 maintenant. Tu étais en manque d’Amour.
- Merci docteur, mais je n’étais pas venue pour ça. Je voulais juste te demander… sur Terre, est-ce que tu avais des preuves non occultes de la mission de 2003 ?
- Pourquoi moi ?
- Parce tu étais spationaute et que je suis les signes. Lisa. L’A.S.I. Je fais ce que je peux, je n’ai pas de pouvoirs.
- En fait, oui, j’en ai. Grâce à mes anciens collègues médecins de la station. On avait un registre. Un traitement d’un membre d’équipage pour les yeux était codé. Il s’agissait d’une observation non officielle d’OVNI et la description était cryptée dans les commentaires. Je suis passée dans la station bien après et j’ai trouvé dans les archives de multitudes de prescriptions de gouttes dans les yeux dont celle de 2003, le début et la fin de traitement correspond à la mission d’Alice, j’ai trouvé la correspondance dans les archives de l’Agence spatiale ici. Mais je n’ai pas pu faire de rapport à Patrice, secret médical.
- Et pourquoi tu me le dis à moi ?
- Je ne te le dis pas. C’est juste une confidence sur l’oreiller.
Et elle m’embrasse, et on recommence. Et j’aime ça. Et je la goûte, je la fais gémir. Et on s’endort. Lorsque je me réveille elle se rhabille.
- Lisa ? Tu ne vas pas avoir d’ennuis avec ton secret médical ?
- Des ennuis avec qui ? Et puis tu n’as fait qu’absorber mon savoir. Qu’est ce que tu cherches au fond ?
- À comprendre, les tenants et les aboutissants. Mais je crois que je vais m’arrêter là. Je n’ai pas envie de démasquer les sachants. J’ai mon exode à préparer. Je dois être prête. Les descendantes qui ne me suivront pas seront coincées ici avec leurs pouvoirs. Mais surtout je dois trouver mon partenaire de vie. Sinon je risque de ne pas pouvoir faire partie de la première migration. Mais ce n’est pas grave. Je serai prête pour la deuxième. Et la formation, et les stages sont vraiment utiles et intéressants même si on ne peut pas vraiment les mettre en pratique ici, sauf au Village, je vais peut-être aller m’y installer, rencontrer un vagabond qui me suivra et me fera des bébés sur l’île.
- Je ne suis pas médium mais il y a une chose que je peux t’affirmer : quand tu le croiseras, tu sauras que c’est lui, le grand Amour. Ne le laisse pas filer. Attrape le pour l’éternité. Le mien je l’ai laissé filé et les suivants ne sont que des pâles copies.
- Je sais Lisa. J’ai absorbé ton savoir. Ton patient, Dominique Lambert. J’ai bien fait de venir te voir. Maintenant je sais ce qu’il me reste à faire.
Le trouver. J’ai l’impression d’avoir oublié tout le savoir de Sabine et Carla. Ma mémoire vive est limitée. Même celui de Lisa est en train de s’effacer. C’est aussi bien. Comme ça je ne sature pas. Mon esprit reste clair. Je regarde la ville depuis ma baie vitrée. Il est là, quelque part. Qui d’autre pourrait m’aider à le trouver ? Je vais aller voir ma mère, sur son terrain, à la Cathédrale, dans sa chapelle.
J’avance doucement dans la nuit froide derrière les murs épais. Elle est là. Elle prie.
- Maman ?
Elle ne réagit pas. Elle reste à genoux devant ses statuts, les yeux fermés sur ses mains jointes. Je pose ma main sur son épaule. Elle sursaute et se tourne pour me regarder. Elle ne semble pas me reconnaître puis elle sourit, se lève et me sert dans ses bras. J’en fais de même, je ferme les yeux et je profite du moment.
- Maman.
Elle n’a pas de pouvoir ou de savoir à absorber.
- Je priais pour Emilio.
- J’ai rencontré Viviane. Elle va venir avec moi sur l’île.
- C’est une bonne chose, pour elle, pour toi.
- Elle est comme Vincenzo ? Sans père ?
- Je suis à l’origine d’une descendance maudite.
- On va s’en sortir.
J’attends d’elle un signe, un indice, pour moi, mais rien. Je m’assois sur une chaise et je fais le vide dans mon esprit. Mais toujours rien. Je me suis peut-être trompée de chapelle. Prochaine étape, celle du Village.
Elle est toujours ouverte. Elle sent bon le bois. C’est chaleureux. L’éclairage est tamisé et coloré. Des couleurs chaudes. C’est tout le contraire de la froide et immense Cathédrale en pierres. Quelqu’un officie ? Non, c’est l’enfant de chœur qui replace les cierges. Je m’approche pour m’annoncer mais je crois qu’il s’adresse à moi :
- Vous pouvez m’aider ? Il faut les allumer de chaque côté, en même temps.
Il se retourne et me regarde, il recule, étonné, subjugué.
- Bonjour, je m’appelle Clémence.
- La clémence divine qui efface la justice de Dieu ?
Il me prend pour une apparition ? Je tends la main pour le toucher, il recule encore, trébuche et s’assoit sur les marches. Je l’accroupie auprès de lui.
- Non, petit homme. Je suis Clémence Volta, fille de Victoria, petite fille d’Émilie Raymond, l’ancienne Maire du Village.
Il me regarde avec crainte. Il n’a pas l’air de comprendre. Il faut que je lui sorte une bondieuserie pour le rassurer.
- J’ai demandé mon chemin aux esprits les plus sacrés et de chapelle en chapelle je t’ai enfin trouvé.
- Moi ?
- Oui.
- Tu es vraiment très belle.
- Je suis ta déesse, tu es mon salut.
Il se détend. Il est rassuré. Pauvre petit bonhomme. Il me donne sa main. Je le relève.
- Alors on les allume tes bougies ?
Il me tend une boite d’allumettes. Je connais cette technologie de survie. J’ouvre la boite, j’en prends une, je frotte mais elle casse. J’en prends une deuxième, elle casse aussi mais elle s’allume. Je marche sur la flamme pour l’éteindre :
- Je progresse.
Il passe derrière moi et me prends les mains. Il me guide avec des gestes doux. Elle s’allume sans casser. Je le regarde, je vois le reflet de la flamme dans ses yeux foncés. Il souffle pour l’éteindre. Maintenant, c’est à moi d’essayer toute seule. Il va se placer de l’autre côté et il me fait un signe. On allume les cierges en même temps.
- Quand ils se seront presque entièrement consumés, ils nous attendront pour s’éteindre, en même temps. Je m’appelle Joshua, fils d’Adélaïde.
*
Il me ramène chez lui, chez ses parents, Adé et Tim. Les gars vont préparer le dîner et je reste dans le salon à discuter avec Adé.
- J’ai semé les descendantes, elles doivent aussi apprendre à vivre avec leurs pouvoirs. Je ne serai pas toujours là. En fait, je cherche ma voie. Je ne suis pas encore prête à partir. Et de chapelle en chapelle, je suis tombé sur Joshua. Il a bien grandi.
- On va bientôt fêter son quinzième anniversaire. On a dû éloigné sa sœur, il fallait les séparer, ils étaient un peu trop … concentrés sur leurs… humanités. Elle suit une formation au Vatican 3, elle est bien… occupée là-bas mais elle trouve le temps de revenir nous voir pour chaque fête de famille.
- Chaque étape m’indiquait la suivante. Mais là j’ai le sentiment d’être arrivée au bout. Ou alors je vais attendre que ta fille vienne. Je sens que je dois lui parler. Je vais m’installer dans le Village en attendant. Comment elle s’appelle déjà ?
- Jessica. Que s’est-il passé avec Joshua dans notre Chapelle ?
- Je crois qu’il m’a prise pour une illumination divine. Du coup on a allumé les cierges. En même temps.
- Ah bon ? Il ne le faisait qu’avec sa sœur.
- Seulement avec sa sœur tu es sûre ? Parce que quand je suis arrivée il m’a prise pour celle qui venait l’aider à le faire. Il a dû trouver une remplaçante.
- Je me disais bien… Sa sœur n’a pas du tout l’air de lui manquer. Il doit… jouer avec quelqu’une d’autre. Il est tellement secret. Il tient de son père. Ce doit être Mila, elle est souvent au premier rang pendant l’office et elle le regarde beaucoup.
*
J’ai eu du mal à rentrer au Vatican 3. Je ne suis pas sur les listes. Adélaïde a dû me faire un laisser-passer. La mère supérieure connaît ma mère Victoria. J’ai donc pu obtenir une entrevue avec Jessica même si ma démarche n’est pas religieuse. J’attends dans une cellule, assise devant une table vide. Il fait froid. Il n’y a pas un bruit. La porte s’ouvre, l’apprentie sœurette entre sans me regarder. Je me lève, elle s’agenouille. La porte se referme.
- Jessica ? Je suis Clémence, fille de Victoria.
Elle regarde vers moi, j’aperçois son regard sombre, elle se lève, elle me fait signe de m’asseoir.
- Clémence ? La prophétie. Celle qui absorbe les pouvoirs. On nous fait apprendre toutes les spiritualités ici. Entre autres. La formation est très complète, elle est même complémentaire de celles des survivalistes. On se reverra sur l’île, il y a un programme spirituel et la construction d’une Chapelle.
- Une chapelle sur l’île ? Justement, je suis passée par deux autres chapelles avant d’arriver ici. Celle de ma mère à la Cathédrale et celle de ta mère au Village.
- Tu as vu Joshua ?
- Oui, on a allumé les cierges ensemble.
Elle me regarde, outrée.
- Enfin, je veux dire, juste allumé les cierges, pour le reste il joue avec Mila.
- Bien-sûr, Mila.
Elle a l’air contrariée.
- Donc, la chapelle sur l’île. Et je suis la prophétie ?
- Oui, on aura besoin de toi, au cas où, pour les âmes en déroute qu’on ne pourra pas remettre sur le droit chemin. C’est écrit dans notre B4. « Une Diacre, dans toute sa Clémence, par son Nom et sa Présence éteindra le Feu des Âmes. » Telle est ta mission.
- Ma mission. Justement, quel est le missionnaire de la Chapelle ?
- L’abécédaire. C’est comme ça qu’on le surnomme parce qu’il a réponse à tout. En fait, c’est l’Abbé Cédric. Il est en formation, mais plus ici. Il est à la Cathédrale, avec le Père Simon.
Donc, retour à la case départ.
*
J’arrive en retard à la Messe. J’ai dû faire un peu de bruit en rentrant car tout le monde se retourne. Il y a un nouveau prête qui a les bras en l’air et qui me regarde avec étonnement. Le Père Simon s’approche de lui pour lui chuchoter quelque chose. Il regarde le Père Simon avec étonnement aussi et baisse les bras.
- … comme je le disais, la clémence, Clémence entre dans la maison de Dieu.
Je crois que je suis arrivé au mauvais moment, ou au bon. Ou au bon ? Les signes ? Oui ! C’est lui. L’abécédaire.
Au cocktail, j’attends qu’il soit à l’écart pour aller l’aborder. Quand je m’approche derrière lui il commence à me parler :
- On s’en souviendra de ma première Messe. Tout le monde va venir à ma deuxième pour voir si un miracle se produit à nouveau.
- Je fais souvent l’effet d’une apparition. Je n’ai pourtant aucun pouvoir.
Il se retourne pour me regarder et marque un temps d’arrêt avant de dire :
- Oh si vous avez un pouvoir. Votre beauté est telle qu’elle ne laisse personne indifférent.
- Vous avez réponse à tout, même quand ce n’est pas une question, Cédric.
- Qui vous a dit mon nom ? Je n’ai pas encore le droit de le porter ici.
- Une de vos élèves au Vatican. Une apprentie sœurette qui vous surnomme l’abécédaire.
- Jessica. Elle avait toujours des questions très pertinentes.
- Genre ? Comme ? Par exemple ?
- Est-ce que Dieu existe ?
- Et vous répondiez quoi ?
- Bien-sûr. Que non. Et elles riaient toutes. C’est si j’avais dit oui que ça aurait posé problème. C’est là qu’il y aurait eu un doute. Parce qu’il fallait le justifier, dire pourquoi. Alors que mon non les a fait toutes rire. Rire parce qu’elles connaissent, elles savent, elles éprouvent la bonne réponse, il est donc inutile de leur répéter. Mais en fait, de vous à moi, si ça peut rester entre nous, je suis persuadé que Dieu n’existe pas. Je voulais juste faire Diacre, comme vous. Mais pour la Chapelle B que nous allons diriger sur l’île, il fallait que nos disciples s’appuient sur une vraie spiritualité, alors je me dévoue.
- Et je vous en remercie, partenaire. Je suis soulagée de vous avoir enfin trouvé.
Il me présente son bras, je le prends et on va sous la tente chercher des verres pour trinquer. Il y a une boisson rouge foncée. Je lui montre et j’affirme :
- Le sang du Christ.
- Judicieuse clémence.
*
Du coup je l’emmène au barbecue de Laguna Beach pour le présenter à la famille mais en fait ils le connaissent déjà, je ne fais que m’afficher avec lui qui plaisante :
- Elle est le miracle de ma première messe.
Et on leur parle du projet de la Chapelle B. Puis on va s’installer sur les transats face à la mer avec nos brochettes et nos boissons pétillantes aromatisées.
- On a un peu de répit avant qu’elles ne se pointent pour que je les soulage de leurs pouvoirs. Ça me fait réaliser que tu es ma première vraie relation sans I, sans S et sans A, on avait vraiment aucune raison de se rencontrer, en plus je n’ai même pas la Foi.
- Pourtant, on s’est déjà croisés Clémence. On était en même temps à Russell. Bien-sûr, je m’appelais autrement à l’époque, Cédric est mon nom de cène.
- Ah ouais ? Je suis sûre que tu étais dans le groupe des fanatiques qui essayaient de nous empêcher de faire la fête.
- Tout juste.
- Ah bon ? La seule fois que je les ai croisés c’est quand mon abruti de petit ami de l’époque m’a traîné à la fête des fantômes. On n’est pas restés longtemps, à peine arrivés j’ai vomi partout en goûtant un de leur breuvage amer.
- De la bière. Tu as vomi sur mes chaussures, elles sont devenues un trophée d’hérétique dans notre vitrine des horreurs.
Et on se met à rire. Et puis je me souviens. Je suis allé plusieurs fois m’excuser, il était tout gêné, il faut dire que j’étais déjà très belle à l’époque, en plus d’être la fille de Victoria.
- Sami ? C’est toi ? Tu as bien changé. Je te dois une paire de chaussures.
- Merci d’avance. Toi tu as changé en bien, en belle aussi, en très belle.
Je lui prends la main et on se regarde. J’ai envie de l’embrasser. Allez, un petit bisou. Puis un gros. Et je me remets à rire. Je serre sa main. Je me sens bien, bien heureuse.
Je croise Patrice sur la plage. Il surveille les enfants qui jouent au bord de l’océan. Je n’ai pas souvent l’occasion de discuter avec des autorités spirituelles alors je me lance :
- Vous qui êtes déjà dans votre nouvelle civilisation, que pensez-vous de notre démarche ?
- Que votre exode se fasse ou pas, votre préparation est utile. Et si elle se fait ne vous attendez pas à des miracles sur place. Sur Terre on a changé plusieurs fois de civilisation avant d’atterrir ici. À chaque fois on emporte tout avec nous, notre culture, notre savoir, nos principes, nos âmes. Mais s’exiler c’est aussi reprendre le contrôle sur tout ça. C’est important de repartir à zéro de temps en temps, surtout si on a l’éternité devant soi. Beaucoup de terriens ne se sont pas installés ici à l’Ouest, ou au Village, ou en principauté. Beaucoup se sont isolés au nord, dans les montagnes de l’Est et au-delà à Sylvania, votre capitale abandonnée. Ils sont sur leur île autonome. Et ils se mélangent aussi aux vôtres qui étaient restés. C’est déjà une autre civilisation que celle d’ici. Mais il nous reste à tous quelque chose en commun, qui nous unie. L’A.S.I.
- J’ai l’impression de ne pas avoir trouvé mon équilibre dans ce triangle.
- Au contraire, quand la plupart naviguent aux pointes, toi tu y es en son centre. Tu es en train de te rapprocher du S qui va te lancer sur le A avant d’arriver au I. Mais tu ne te laissera pas déborder, tu connais le chemin du centre et à chaque fois que tu y retourneras, tu seras encore plus forte.
- Je veux juste être moi, être heureuse, être aimée.
- C’est ce qu’on veut tous.
- Tu l’es ?
- Je l’ai été, plusieurs fois.
Et il regarde vers la tente VIP, Alice et Aline. Il déplie un bâton venu de nulle part et il dessine un visage sur le sable. Puis il surveille les enfants près des vagues :
- L’océan est aussi un autre monde. Mais je le sens menaçant. Ceux qui l’approchent sont en danger.
- Oui, il est comme l’espace, il faut s’équiper pour y aller et survivre. Sur Terre aussi ?
- Sur Terre le danger était partout. Ici on est en sécurité. Surtout dans l’Invisible avec des personnes comme toi dans les parages. La clémence de Dieu. Tu as de l’importance pour nous tous. Ne l’oublie jamais.
Du coup je surveille aussi les enfants. Il me donne des clés de vie. Il me parle de son lui profond. Je regarde le visage sur le sable. C’est Aline. Je lui touche l’épaule, pour le soutenir, pour le remercier, pour lui dire au revoir et je m’en retourne vers mon destin, vers Cédric. Et des larmes coulent sur mon visage. C’est de la peine mais ce n’est pas la mienne.
*
Je laisse Cédric se concentrer sur sa fin de formation religieuse et je retourne au Village mais cette fois-ci à la Taverne pour voir la fille de Patrice, Noëlle. Je tombe sur une resplendissante dame, bien en chair mais pas trop, elle a l’air tellement heureuse :
- C’est mon homme, Davis, un agent très spécial. Il me fait maigrir de jour en jour. Je dois finir tous les plats sinon je serais déjà comme toi.
Elle est médium. Pas la peine de lui parler, elle entend mes pensées.
- Pas toutes. C’est mon père qui t’envoie ?
- Non, je fais juste un parcours d’âme en âme. Je viens te voir parce que ma planète agit sur toi comme moi sur les miennes. Il fallait donc qu’on se rencontre.
- Tant que tu ne me redonnes pas mes pouvoirs, ça me va.
- Je viens rebondir sur ton âme pour aller sur la suivante, je la vois déjà, ta mère Aline. En attendant, on peut discuter.
- Je vais te préparer à manger. Viens avec moi en cuisine.
Je l’aide, j’ai suivi la formation. On se prépare une salade et on y ajoute des protéines animales. On s’installe sur une toute petite table et on commence à manger, dans la même assiette.
- Tu vois, Clémence, il faut aussi penser à l’hygrométrie des aliments pour ne pas avoir soif et ne pas avoir à boire pour faire glisser, c’est important. Boire et manger ne doivent pas se faire en même temps.
- Noëlle, est-ce que tu penses que tu as des informations que je devrais savoir ? En échange, je prendrai soin de tes enfants sur l’île. Je sais qu’ils sont inscrits.
- Justement, ça les concerne aussi. Leur père. Il est parti il y a plusieurs années. Dans une communauté. Sur une île. Vous ne serez pas les premiers à faire votre exode. Lui, comme ceux qu’il a rejoint, ont leur thématique : les victimes de la Révolution. Personne ne connaît leurs intentions, si ils en ont.
Je commence à en savoir beaucoup. Mais je ne suis pas une agente. Je n’ai donc de compte à rendre à personne.
- Peut-être que si. Tu vas avoir Cédric à tes côtés sur l’île, dans la Chapelle B. Tout ce que tu sauras, il le saura et derrière lui il y a le Vatican 3. Sans l’être, et sans le vouloir, Clémence, tu es une agente de Dieu, son arme secrète qui absorbe l’Invisible.
- Les victimes de la Révolution, leurs intentions, je suis une arme, tout ça c’est pas un langage de paix.
- « La guerre se combat, la paix se gagne. » C’est la dernière phrase du verset sur la Clémence de Dieu, dans la B3.
- Qui a écrit cette partie ?
- Tu le sais. Tu m’en a parlée au début. Tu es venue me voir avant elle.
- Aline.
Elle a tellement fusionné avec Alice que je vois mal ce qui pourrait ressortir d’un entretien avec elle. Je vais peut-être m’arrêter là.
- Non Clémence, il faut aller la voir. Elle a sûrement des réponses aux questions que tu ne te pose pas. Ou au pire elle t’indiquera la personne suivante vers laquelle aller… discuter comme tu dis.
- Tu as raison, c’est elle que Patrice voulait que j’aille voir directement. Quand je parlais avec lui sur la plage au cocktail de Laguna Beach, il a dessiné son visage sur le sable. Mais j’ai bien fait de venir te voir. Je voulais te voir, par intuition. Et voir Aline me fait un peu peur, par intuition.
- Mais tu vas affronter ta peur. Clémence, tu es forte. D’une force qui ne peut pas être vaincue parce qu’elle absorbe l’Invisible.
Elle me prend les mains.
- Arrête Noëlle, je vais absorber ton dernier pouvoir.
- Oui Clémence. Je ne veux pas laisser passer l’occasion de me débarasser aussi de celui-là ?
- Comment ?
Elle m’embrasse. Je ferme les yeux. Je la sens rentrer en moi et aller se perdre au fond de mon âme. Et puis je suis traversée par des vagues de plaisir, très puissantes, des convulsions. Je reprends connaissance, on est derrière la Taverne, dans la réserve. Je suis nue, étendue sur le dos et elle a son visage entre mes cuisses. Elle remonte sur mes seins, dans mon cou et s’engouffre dans ma bouche avec ses doigts en moi, devant et derrière, je suis comme électrocutée mais ce n’est pas de la douleur que je ressens, c’est le contraire. Quand je reprends mes esprits j’arrive à lui dire :
- Tu es la première à pénétrer mon âme et à m’amener à l’extase.
- Il y a un peu de moi en toi. Fais en bon usage.
C’est peut-être ça que je suis venue chercher chez Noëlle. De quoi être moins passive. Elle continue de me caresser, doucement, et de m’embrasser, tendrement, pour me préparer, à une deuxième vague.
*
Je sens qu’avec Aline je vais me prendre une troisième vague. Pour me recevoir, elle a besoin de s’isoler plusieurs jours au Castle 2 bis. De plus en plus de jour à mesure qu’elle fusionne avec Alice. Il se passe une semaine avant que je puisse la rejoindre.
Je la trouve en boule dans son lit.
- J’ai mal au ventre. Ça redescend.
- Tu es sûre que je ne peux rien contre ça ?
- Ce n’est pas un sortilège, c’est un principe multiversel.
Je la touche d’une main et elle hurle. Je mets mon autre main sur sa bouche et elle se tait, elle n’a plus mal. Tout est à nouveau en place.
- Ce n’est pas un pouvoir. J’absorbe juste une aberration multiverselle. Veux-tu que ce soit définitif ?
Elle me fait oui de la tête. J’enlève ses vêtements puis les miens et je rentre avec elle dans le lit pour caresser tout mon corps contre le sien avant de la goûter partout et embrasser tous ses fluides. Mais pas d’extase au programme, juste du soulagement. Elle me montre une à une ses douleurs et je les efface d’une caresse de mes doigts ou de ma langue. Et puis c’est elle qui commence à me toucher. Après la fille, la mère. J’écarte les cuisses et elle se met en place. C’est reparti pour un tour.
J’ai du mal à me lever pour aller regarder par la fenêtre. Tous les muscles de mon corps vibrent encore. Je n’ai jamais été aussi détendue de ma vie. Je me retourne et je vois Aline nue devant un grand miroir, elle coupe ses longs cheveux, elle redevient elle. Je suis au bout du chemin. Je n’ai personne d’autre à aller voir pour trouver des réponses. Je peux rentrer chez moi en paix. Et retourner voir Cédric, ou pas. J’ai le choix.
*
Au petit-déjeuner nos monolithes vibrent tous en même temps :
- Vous avez vu ? On est exemptés de stages pendant deux ans. On a trop de qualifications. Les prochaines devront être acquises juste avant la mise en pratique, si on les fait maintenant il y a un risque d’oubli.
- Qu’est ce que c’est que ces histoires ? J’en ai déjà fait la moitié en douce en avance de phase, c’est pas le genre de truc qui s’oublie. Ça sent le complot. Peut-être qu’il n’y aura pas d’exode ?
- Oui c’est pas clair. Qui est la plus gradée d’entre-nous ?
- On est toutes au même niveau. Sabine, sors nous un de tes trucs à la con.
- J’y suis déjà, j’ai piraté le compte d’Elya. Elle est sur l’île C, elle est plus gradée. Je regarde dans sa messagerie. En fait on est trop. Le programme ne reprendra que lorsqu’ils auront mis en place une île D. Je me déconnecte pour ne pas être repérée. Si on se fait prendre on aura qu’à dire que c’est nos pouvoirs qui nous ont mis au courant.
- Bon, ben en attendant on a deux ans de vacances alors.
- Je vais peut-être terminer mes études alors.
- Et moi les commencer.
- Vous déconnez ou quoi ? Il faut aller voir mon beau grand-père, le professeur Bang. Il va nous la trouver vite fait leur île D.
*
- Les filles, c’est bien beau votre histoire mais je ne suis pas géologue. Ça c’était mon enfoiré de collègue qui est resté sur Terre vivre son inversion des pôles et l’arrêt de la rotation. Moi être astrophysicien alors vos îles je n’en ai rien à secouer.
- Papy je suis sûre que tu t’y connais mieux que nos amateurs qui sont en train de chercher une île D.
- Ne… m’appelle pas… Papy. OK. Je vais chercher quelque chose. Et je leur enverrai les coordonnées, ils croiront qu’ils ont trouvé tout seul.
*
Il lui a fallu quelques minutes pour trouver et une heure pour nous y amener.
- Alors, qu’est ce que vous en dites ?
- Elle a quoi de particulier cette île ?
- Les marées. Elles sont accentuées ici à cause d’un estuaire en entonnoir. Quoi ? C’est quoi que vous ne comprenez pas ?
- Marées, estuaire, entonnoir.
- Demandez à Aurélie. C’est elle qui va leur suggérer cette île en leur expliquant pourquoi.
*
Comme Cédric n’est pas très disponible, j’ai encore plus de temps libre. Greta m’invite à boire le thé dans sa résidence en principauté. J’espère que je ne vais pas passer à la casserole.
- Tout ça pour te dire, Clémence, que sur Terre je n’ai rien fait pour être suivie par mes disciples. Cette volonté était plus en eux qu’en moi. J’en étais juste le symbole. Comme ici avec Dieu. Tout ceux qui sont en quête de spiritualité ont besoin d’avoir des repères et être orientés. C’est pour ça que le Vatican 3 leur propose quelque chose sur quoi se concentrer. C’est pour ça qu’il y a les Messes à la Cathédrales. Tout le monde veut matérialiser sa Foi. Et il y a les autres. Et il y a toi. Avec Cédric vous allez répondre à tous et toutes sur l’île B. Il faut juste que tu restes toi-même, que tu ne tombes pas dans la religion, pour pouvoir assumer ton rôle. Tu n’es pas du tout comme ta mère. Et tu es la seule à me voir comme je suis. Comme dit Patrice, tu es le trou noir de l’Invisible. Mais tu sembles aussi épargnée par cette obsession du S qui nous domine toutes et tous. Et le A ne t’aveugle pas non plus. Comment tu te sens en dehors de tout ça ?
- Je devrais me sentir comme lucide dans un monde de fous mais ce n’est pas le cas. Je comprends le comportement de chacun. Et je ne le juge pas.
- Mais toi, au fond, que ressens-tu ?
- À ma place, avec un rôle à jouer. En famille avec les miennes. Avec un destin. Et ça me va, même si je suis un peu loin de tous les artifices qui contrôlent les populations, les civilisations. Greta ? Il y en a d’autre ou on est les seules à être lucides ?
- Je ne le suis qu’en ta présence, Clémence. Quand tu n’es pas là je redeviens magnétique, mystique. Avec Aline tu as été plus loin. Elle est redevenue elle-même.
- Et Cédric ? Je risque d’absorber sa Foi aussi ?
- Je ne sais pas. Vous avez l’air liés. Il est peut-être le seul à résister à ton pouvoir.
- Tout s’explique. Tout devient clair. Grâce à Greta.
- Greta ? Est ce que je peux t’embrasser ?
Elle a l’air étonnée. Je fais basculer ses certitudes. Je m’approche et je l’embrasse, doucement, tendrement, sur la bouche et ailleurs.
- Merci Greta pour ces éclaircissements. Tu ressens quelque chose ?
- Oui, c’est à dire que… tu es très belle, c’est sans doute normal. Mais avec toi j’ai l’impression d’être embrassée pour la première fois, en toute lucidité. Et toi ?
- J’ai eu envie de t’embrasser parce que je ressens pour toi une profonde reconnaissance qui va au-delà de toutes les conventions. Je ne sais pas si c’est de l’Amour, j’ai juste le sentiment de te sentir toi, de ressentir la vraie Greta au-delà de tous les artifices de l’A.S.I. Et tout ce que je ressens est vraiment beau. Moi je ne suis que très belle, toi tu es vraiment belle Greta.
Elle est bouleversée. Je la cajole, je la serre dans mes bras. Elle pleure.
*
- Cédric, j’absorbe les pouvoirs des connectés à l’Invisible y compris ceux qui ont la Foi. Je ne suis peut-être pas celle qu’il te faut.
- Je te l’ai déjà dit, Clémence. J’aurais préféré être Diacre plutôt que de jouer les hommes d’église et tout le folklore que ça accompagne. Tu ne peux pas absorber une Foi que je n’ai jamais eue.
- Tu vas vivre toute ta vie dans le mensonge alors ?
- Je suis en mission, avec toi. On doit être des appuis spirituels sur l’île. Je ne considère pas ça comme un mensonge. Ce sont des histoires. Tout le monde adore les fictions. Moi en premier. La B3 raconte les choses importantes de la vie dans l’éternité. Je vais faire au mieux pour les raconter, ça va aider les gens dans leur existence. Au moins ceux qui viendront nous voir et qui en auront besoin.
- Je ne suis pas sûre d’avoir envie de ça, voir des gens, les aider spirituellement.
- Moi non plus. Je te propose d’essayer. Si ça se passe mal, on arrête, on trouve autre chose ou on rentre, c’est comme tu veux. Je suis avec toi, pour le meilleur et pour le pire. Et je suis prêt à te suivre au bout du monde, tu ne seras plus jamais seule, sauf si tu le décide. Ma mission c’est aussi de te servir, Clémence. Moi je ne suis rien ni personne. Toi tu comptes. Tu es la personne la plus importante de notre génération. Ce n’est pas à la Chapelle B que je suis affecté. C’est à toi. La plus belle femme au monde.
- Pour l’instant. Je suis sûre que notre fille sera plus belle que moi, comme je suis plus belle que Victoria. Comme Victoria est plus belle qu’Émilie.
- Pour l’instant, c’est ce qui compte Clémence. Notre présent.
Elle il me prend dans ses bras, il m’embrasse dans le cou, je ferme les yeux, je me laisse aller à lui, je me donne, il me prend, avec de douces caresses partout sur mon corps.
*
La Maison Bleue est aussi un lieu de rencontre pour les adultes. C’est là que je donne rendez-vous à mon frère Victorien. J’y vais avec Cédric bien-sûr. Je vais enfin rencontrer la belle de Victorien, celle vers qui il s’est réfugié pour échapper à mes jeux. Ils sont là. C’est la même ? Elle ne ressemble plus à elle que j’avais aperçu la première fois. Après les présentations, Cédric s’arrange pour distraire Victorien et se l’accapare pour le laisser seule avec elle. J’ai comme un vertige, je dois m’asseoir sur la petite table blanche du jardin, elle fait de même en face de moi. J’en profite pour nous servir deux verres d’eau pétillante qui sont posés là. On trinque :
- Tu as changé de look. Tu n’étais pas blonde avant ?
- Si, j’avais un peu trop fusionné avec mon ex. Je suis redevenue moi.
- Je ne savais pas que tu étais une terrienne.
- Comment tu le sais ?
- Je suis un peu médium. J’ai dû m’asseoir parce que j’ai été un peu bouleversée par la vision de la fin de ton monde, tu t’es battue, tu as survécu mais il y a autre chose encore. Tu as un fantôme en toi. À cause de qui tu as fusionné avec ton ex, c’était sa sœur jumelle.
- Oui, il y a de quoi avoir le tournis.
- Comment vous vous êtes rencontrés avec Victorien ?
- Ici. Dans la piscine.
- Bien-sûr.
- On avait besoin de se sauver l’un l’autre. Moi de Natacha et lui de toi.
- Natacha. La pharmacienne. Elle a installé le fantôme de sa sœur dans ton âme.
Je lui prends la main.
- Elle est toujours en toi.
Je lui prends l’autre main.
- Je peux peut-être t’en débarrasser.
- Vraiment ? D’accord. Comment ?
- Il faut juste un plus de contact entre nous.
Je me lève et le la tire vers les bois. Je m’assure que Cédric et Victorien ne nous voient pas partir. On se cache derrière un arbre. Je lui reprend ses mains et je m’approche tout près d’elle.
- Ferme les yeux, je vais t’embrasser.
Je me colle contre elle. Mon ventre contre le sien. Ma poitrine contre la sienne. Elle ferme les yeux et je l’embrasse sur la bouche. J’aspire psychiquement cette fumée grise sombre au fond d’elle, ce nuage dans lequel se cache son fantôme et je l’enferme en moi dans un coffre au fond d’une oubliette d’un château prison. Je lâche prise et j’ouvre les yeux. Elle est contre l’arbre, les yeux fermés. Je mets ma main sur sa joue pour la réveiller. Elle reprend sa respiration.
- C’est fini. Tu es libre Déborah.
Elle me prend la main et elle l’embrasse, se la repose sur sa joue et referme les yeux :
- Merci Clémence de Dieu.
On ressort du bois main dans la main en riant. On va chercher les gars :
- On change de lieu, on descend à la Terrasse à Laguna Beach.
C’est un restaurant, bar, brasserie mais surtout dancing avec son énorme terrasse sur des pilotis qui ont la même fonction que les arbres du bois de la Maison Bleue. Sur un air de tango à l’accordéon, Sabine danse avec son frère Boris. Dès qu’on arrive ils se séparent. Boris se lance sur Déborah et Sabine sur Victorien. Avec Cédric on essaie de les suivre. Pas facile. D’autres couples autour de nous tentent également quelques pas. Sabine et Boris rendent leurs partenaires et vont chercher les leurs, R1 et Juliane. On est de plus en plus à suivre la musique en dansant. À la fin on se retrouve tous à table autour d’un bon dîner à discuter.
- La musique et la danse n’existe plus que dans les cours d’arts morts, ils ne font plus partie de notre civilisation.
- On devrait peut-être les amener sur l’île.
- Ce serait classé dans les pratiques occultes.
- Interdites ?
- On va repartir à zéro. Ce ne sera pas une priorité.
- Sauf si on les fait passer pour des arts primaires.
- Primitifs.
- On est loin du terme civilisation. Pourquoi ça a disparu d’ici ?
- Tellement de choses se sont éteintes, il ne faut pas focaliser sur ces arts.
- C’est pas dans les préoccupations de notre génération. C’est juste un spectacle, une curiosité, pas une raison de vivre.
- Oui il faut doser. Pas surdoser. Trouver l’équilibre. Avec la peinture, la sculpture, le chant.
- Ou raconter des histoires ?
- Pour ça on a la B3 à lire et la B4 à écrire.
- Et à la Chapelle B il y aura de la musique et du chant.
- Et pour la danse ?
- On aura qu’à faire la ronde autour d’un feu.
- Avec des tambours.
- Et on poussera des cris.
- Pourquoi pas ? Il faut qu’on trouve une autre voie, ou notre voie ou on reviendra ici avec la certitude que rien d’autre n’est possible.
- On a tous les outils pour ne pas échouer. On a juste à attendre de voir ce qu’il se passe.
- Et on a le temps.
- Trinquons à l’éternité !
- Et à l’île B, à nous !
- Clémence ? Tu ne dis rien ? Tu ne trinques pas. Qu’est ce que tu penses de tout ça ?
- J’ai eu accès au programme de formation des agents de l’ocotogone. La musique est jugée divergente, subversive, toxique. C’est comme ça que Victoria l’a utilisée avec sa chanson générique d’émission entre autres. Ensuite elle est tombée en religion, c’est plus accepté, c’est plus spirituel. Pour la danse c’est également pris pour un comportement physique digne de la psychiatrie. Tout ça nous vient de nos origines et on a perdu le fil. Mais je peux vous amener à un endroit où tout ça prend du sens, ça vous donnera des repères pour la suite.
*
Hélène nous reçoit à Sylvania. Une communauté terrienne a investi la ville abandonnée. La zone vie est en bas des gratte-ciels vides. Les parcs sont des jardins potagers. Toute la technologie utile et intéressante a été remise en route comme les fluides : eau, électricité, réseau etc. Il y a des enfants, des écoles, des lieux culturels avec théâtre, concerts et expositions.
- Le secret est de ne pas avoir de métier, de ne pas être passionné, nos vies sont un ensemble de choses qui ne nous définissent pas. On a fait ça avec notre passif de terrien, vous allez faire votre monde en fonction de ce que vous êtes. Mais que ce soit dans votre couple ou envers votre communauté, n’essayer pas d’imposer votre point de vue. Chacun d’entre vous a des envies, le mieux est de les assouvir dans votre jardin secret plutôt que de les imposer aux autres. Il y a votre identité et votre rôle social, ce sont deux choses différentes.
On monte en haut d’un grand bâtiment vide pour admirer l’horizon :
- C’est quoi cette usine en périphérie ?
- Fabrication de viande. Aurélie est venue y faire de réglages pour améliorer la texture et le goût. Tout part à l’ouest. Nous on a fini par s’en passer et nous n’avons pas de carence particulière.
Avant de repartie, Hélène nous donne un conseil :
- Ne vous coupez pas du monde. C’est en voyant ailleurs que vous allez prendre conscience de votre façon de vivre sur votre île.
Sur le retour tout le monde est silencieux et pensif dans la navette. Il n’est plus question de trinquer. Moi je fais des exercices de respiration pour essayer d’évacuer tout ce que j’ai ressenti de Hélène. J’ai vu son âme, son passé, son passif. Je l’ai vue elle toute jeune fille, complexée, à faire des trucs bizarres avec son frère étrange, Frédérique, qui finalement l’a mise dans les bras d’un adulte déviant dont elle a eu un fils, Valentin, il est né après Lambert qui est le dernier garçon officiellement né sur Terre. Valentin, aujourd’hui c’est l’homme de Sandy, la fille clone de Cendrine qui a son double terrienne. Mais ce n’est pas tout, j’ai vu Hélène préparer son fils Valentin à la sexualité. Pauvre petit garçon. Quelle histoire… Mais ce n’est pas tout. Valentin, il a été choisi comme ambassadeur de Greta pour le Castle 2 avant la fin du monde. Valentin et Pauline étaient les intermédiaires de Greta pour les dirigeants de Castle 2, Patrice, Aline, Aurélie, Lisa et Natacha. Pauline, la fille d’Aline, elle sait tout aussi. Greta a ensorcelé Valentin et Pauline dans l’I.S.A, puis elle a levé le sort en arrivant ici. Quelle histoire… Valentin, le pâtissier de la Taverne au Village, j’étais loin de me douter... il y a toujours des surprises avec les terriens.
*
À la Taverne au Village, avant de me recevoir, Valentin tient à ce que je finisse son dessert fortement chargé en alcool. Ça va éteindre mes dons de médium mais je sais déjà tout et je viens le voir pour autre chose. Dès que je repose la cuiller il se présente devant moi.
- Bonjour Valentin, je suis enchantée de faire votre connaissance.
Il est surpris. Impressionné. Par ma beauté. Il regrette déjà.
- Je suis désolé, je n’aurais pas dû imposer ces conditions.
- Ce n’est pas grave, je comprends, vous avez été conseillé par votre communauté, elle veut vous protéger, se protéger.
Là il comprend tout de suite pour quoi je viens le voir. Il ne s’agit pas de sa mère. Mais il tient quand même à commenter les faits :
- Vous avez rencontré ma mère. Vous avez vu. Je peux vous dire que de mon point de vue, tout est clair, il n’y a pas de malaise, je l’ai bien vécu, je ne suis pas traumatisé. Et tout ça est lié aussi avec le reste. Je devais être préparé. J’étais le dernier. Pas officiellement, pour me protéger.
- Je sais, j’ai lu la B3, j’ai compris. J’ai compris le comment, mais pas le pourquoi.
- Personne ne sait pourquoi. Ça ne vient pas de notre lignée non plus. Le dernier garçon né sur Terre. Greta n’était pas dupe. Elle m’a sans doute protégé aussi. Je ne suis pas n’importe quel terrien mais tu n’es pas n’importe qui non plus. Si j’ai un quelconque pouvoir, tu es venue l’absorber.
- À toi de voir la différence, à toi de le vouloir aussi. Je ne suis pas une voleuse. Mais quelque chose me dit que nous avons à faire ensemble, toi et moi. Quoi ? Je ne sais pas. Personne ne sait. Mais on est important l’un pour l’autre, c’est marqué, c’est prédit dans la B3. Qui a écrit cette partie ?
- Ma mère.
- Bien-sûr. Je pourrais aller la revoir, la toucher, savoir. Mais bon. À quoi bon ? Je pense qu’on doit continuer sans savoir. Il sera bien assez tôt. Une chose après l’autre. À moins que tu saches, à moins que tu veuilles savoir ? Si tu veux je peux essayer de trouver la réponse en toi, et te la communiquer sans que je le sache.
- Vraiment ? Tu ferais ça pour moi ? D’accord mais pas pour l’instant. Peut-être quand le besoin nous l’imposera. Il faut laisser les choses se faire. Mes enfants seront sur ton île tu sais ?
- Je veillerai sur eux.
- Merci. D’avance merci.
- Et je suis à ta disposition, pour toi, quand tu veux. Merci à toi, c’était très bon ton dessert. Et c’est un soulagement d’avoir l’esprit clair et libéré. C’était une très bonne idée de faire connaissance toi et moi dans ces conditions.
- En fait j’en sais un peu plus sur tout ça. Sur toi et moi. Je crois que nous devons apparaître ensemble dans la B4. Mais je ne sais pas quelle en est l’histoire ni qui va l’écrire.
Je le regarde, pensive.
- Il doit y avoir un rapport entre ce que nous sommes. Toi le dernier terrien garçon. Moi qui absorbe l’Invisible.
Il se lève et va chercher une bouteille avec deux petits verres. Il nous sert et déclare :
- On va trinquer à ça. Je vais en boire un d’avance pour qu’on soit à égalité. Tu as déjà eu une dose dans le gâteau.
Il en voit un cul sec et se ressert. On trinque. On boit. Et on se met à rire.
- Clémence, j’avais tellement peur de notre rencontre. Je suis tellement rassuré.
- Mais tu as été surpris au premier regard.
- Oui, je ne m’attendais pas à ce que tu sois aussi belle en vrai.
- Je fais beaucoup d’efforts pour être belle, je suis contente que ça fonctionne. Ta Sandy est très mignonne aussi.
- Oui elle est vraiment très mignonne. Et toi tu es vraiment très belle.
On se met à rire à nouveau. Je me rapproche de lui et je lui murmure :
- Sauf que, si je dois reboire un verre de ton breuvage, je vais être beaucoup moins belle à vomir partout. Je supporte mal l’alcool.
Et là il m’embrasse.
- Valentin, petit garnement.
Je lui prends ses mains. Il se raidit.
- Valentin ? Tu sens quelque chose ?
- Rien d’occulte. Juste toi. Et toi ?
- Pareil.
Je l’embrasse. Il me serre les mains. Si avec ça on ne trouve pas ce qui nous lie. Mais non, rien.
- Clémence, je crois qu’on a trop bu.
- Peut-être qu’on verra quelque chose après. On peut aller quelque part pour attendre et voir ?
- Pas ici. Il faut que tu m’enlèves. Je te suis à ta navette.
- OK.
On y va main dans la main. J’essaie de réfléchir où aller. Mon père avait une planque indétectable pas loin, au milieu de la forêt dans les arbres. Mais on arrivera jamais à y monter. Sinon il y a son annexe, une cabane en bas.
- Enlève ta montre, laisse ton monolithe ici, on y va.
*
On est anesthésiés, l’un contre l’autre sur ce lit dans la cabane dans les bois. Il est conscient, il me caresse le bras doucement. Je me déshabille, je le déshabille, je le recolle contre moi et je lui dis :
- Valentin, caresse moi autre chose.
Pour le motiver, je le caresse aussi. Et on finit par se mélanger. La nuit tombe pendant qu’on reprend conscience de nos corps engourdis. On fait l’Amour de toutes les façons jusqu’au petit matin.
- Tu crois que ce sera dans la B4 ?
- Qui va écrire ce passage ?
- Si on le raconte à personne, ça restera de la fiction.
- On croit plus à la fiction qu’aux faits. Chacun se noie dans sa fiction. Peu importe les faits.
Alors on refait l’Amour, encore et encore. Et nos esprits se mélangent. Et nos sentiments grandissent. Je me demande si on sortira un jour de cette cabane. On a plus aucune raison d’en sortir. C’est ici que ça se passe. Avec lui. Avec moi. Nous. Clémence et Valentin. L’union sacrée dans l’A.S.I.
Je trouve un frigo, il est rempli de victuailles, dont de l’eau pétillante énergétique. Je nous prépare des verres et on se désaltèrent, nus dans la cuisine. Lorsque je me retourne vers le frigo ouvert, je le sens entrer en moi par derrière en me stimulant par devant, je fais couler un peu d’eau froide dans mon cou et elle dégouline, devant et derrière.
Une fois rassasiés et assouvis, étendus dans le lit contre lui je lui murmure :
- Adéläide m’avait prévenue que je te rencontrerai. Que je saurai que c’est toi en te voyant. J’ai cru que c’était Cédric mais lui il n’est que mon futur partenaire de mission sur l’île B. Je ne l’ai pas su tout de suite à cause de l’alcool dans ton gâteau. Je l’ai sû après quand tu étais en moi. Et toi Valentin ? Comment tu m’envisages ?
- Je ne sais pas. J’ai Sandy. Je l’aime. Elle est tellement parfaite avec moi. Je ne peux pas la quitter.
- L’une n’empêche pas l’autre. Elle me plaît aussi beaucoup ta Sandy. Tu crois qu’elle pourrait me résister ?
- Personne ne peut te résister.
Finalement on en sort de cette cabane secrète que j’ai vu dans les souvenirs de mon père quand il était un agent en activité. On retourne à la Taverne. Valentin va dans son laboratoire et Sandy vient prendre ma commande. Elle est souriante, gentille, jolie. Je lui demande de s’asseoir en face de moi.
- Sandy je t’ai volé ton Valentin.
Elle ne sourit plus. Elle se retourne pour vérifier qu’il est bien à son poste.
- Tu es venue me le rendre ?
- Je voulais voir avec toi si il était possible de le partager.
Elle réfléchit.
- Pourquoi pas ? Moi aussi j’ai ramené des filles de temps en temps mais il n’a jamais voulu participer. Au moins, il y a un peu de changement. On est un vieux couple. Mais une famille aussi. Et on s’aime.
- Bien. Tu crois qu’on pourrait se voir tous les trois ensemble, de temps en temps, pour des câlins ?
Elle rougit. Ça veut dire oui. Je lui prends la main et je l’embrasse. Elle a un goût de fruit rouge. Mais je dois déjà partir. Aller chercher une confirmation. À la Chapelle du Village.
J’entre dans la bâtisse en bois. Ça sent bon. Je m’installe. Je prends un missel par curiosité et je commence à le feuilleter. Il y a beaucoup de chansons. Très simples. Peut-être mélodique mais je ne sais pas lire la musique.
- Clémence ? Tu n’auras jamais la Foi.
- Bonjour Adélaïde, je sais, et il le faut, pour ma mission spirituelle visible de la Chapelle B avec l’abbé Cédric.
- Le prête Cédric. Mais peu importe, tu viens me voir pour autre chose.
- Oui, j’ai rencontré Valentin, on a une histoire ensemble. Que peux-tu me dire là-dessus ?
- Que c’est un peu tôt. Je vous voyais ensemble loin dans l’avenir à résoudre le mystère de la clémence du dernier terrien mâle sur votre civilisation. Peut-être que tu es en train de réécrire l’avenir ?
- J’ai du mal à comprendre.
- Seul le présent compte. Et il décide de l’avenir.
- Et pour le passé ?
- Ce sont juste des souvenirs qui s’effacent. Pour ceux qui restent, on a du mal à les différencier de la fiction. La frontière entre souvenir et fiction et mince. C’est sur cette frontière que la B3 s’est écrite. Souvent, les faits des souvenirs pèsent moins que les histoires fictives. Tout le monde aime les histoires, tout le monde est prêt à y croire. On en a même besoin. Sauf toi, toi qui absorbe l’Invisible.
- Comment faire la part des choses ?
- Les fictions sont rattachées aux livres. On peut toujours aller les lire pour les retrouver. Les souvenirs eux, sont rattachés aux lieux où on les a vécus. Si tu te demandes un jour si tu n’a pas rêvé d’un événement, retourne sur les lieux et tu sauras si c’était vrai ou non.
- Il n’y a qu’un seul livre, la B3.
- Et il n’y a qu’un seul présent, le tien.
Je ressors de là un peu dubitative. En retournant à ma navette je suis interceptée par Sandy. Elle me tire par le poignet vers chez elle.
- Il n’est là. Je voulais voir avec toi.
Elle me prends les mains, puis elle glisse sur mes bras et se rapproche.
- Sans lui.
Encore des caresses, du plaisir et de la jouissance avec son petit corps sucré dans le tourbillon de l’A.S.I. pendant que les phrases d’Adé résonnent encore en moi. J’essaie de rester en pleine conscience dans le présent avec Sandy mais je dois lutter, je me laisse emporter par l’A dans le S et le I. À en pleurer.
- Clémence ? Qu’est ce que j’ai fait ? Je suis désolée.
- Rien Sandy, bien au contraire. C’est juste que je ne maîtrise plus. Je me laisse emporter. Et j’emporte les les pouvoirs de l’Invisible. Quel est ton pouvoir petite Sandy ?
- Je n’en ai pas, belle Clémence. Je ne suis qu’un clone de ma mère, sans père, sans identité, une chose.
- Non Sandy. Tu es bien plus. Parce que Valentin t’aime. Et il n’est pas n’importe qui. Il n’aime pas ta mère clone. Il t’aime toi. Et je pleure parce que je me sens submergée de A pour toi.
Alors qui je suis moi dans tout ça ? Je fais quoi ? Quel est mon libre arbitre ? Je suis dans la fiction de la clémence de Dieu. Je suis dans l’A.S.I. Je suis la fille de Victoria.
Je retourne voir Greta.
- Clémence, concentre toi sur le présent. Arrête de te projeter dans l’avenir de ton île B. Laisse venir les choses.
- Tu veux dire que ce n’est pas le moment pour jouer avec Cédric ?
- Il arrive trop tôt. Valentin encore plus. Les deux sont dans des avenirs qui peuvent encore changer. Concentre toi sur toi, aujourd’hui et maintenant. Arrête de suivre les signes que te lance l’Invisible. Toi tu peux lui lui dire non.
- À toi aussi je peux dire non Greta. J’ai fait un long parcours pour arriver à Valentin. Au diable le rôle qu’on a à jouer plus tard. Ce sera de belles histoires pour la B4. En attendant, je retourne retrouver Valentin et je m’installe au Village. Pour lui, et pour Sœur Adélaïde qui veille sur moi de très près. L’avenir ne se fera pas malgré nous. Il est entre nos mains.
- C’est ce que j’ai longtemps cru Clémence, mais je n’y suis jamais arrivée. Bonne chance, tous mes vœux.
- Entre nos mains Greta, y compris les tiennes. Tu n’es jamais restée à côté de l’histoire.Tu es l’histoire. Tu es Dieu n’oublie pas. Au delà de tes pouvoirs. D’ailleurs est ce que je les absorbe aussi ?
- Oui, tu es l’antéchrist n’oublie pas. Mais je n’en ai pas besoin. Ce sont des artifices. Je suis devenu Greta sans eux, bien avant qu’ils apparaissent à la fin du monde, de la Terre. Comme tu n’en as pas besoin non plus pour être toi Clémence. Ils ne te définissent pas.
- En fait Noëlle a réussi à m’en donner un. Je suis un peu médium maintenant. C’est un peu difficile à maîtriser.
- Ce gadget va endormir ton instinct et encombrer ton esprit.
Greta me prend les poignets fermement et me regarde très intensément avec ses yeux bleus profonds et elle me dit :
- Tu peux l’absorber aussi. Concentre toi sur mon regard. Libère toi. Éteins le feu. Noie les voix. Écoute moi. Obéis moi. Je suis Dieu. Tu es ma Clémence.
Elle me fait mal. Il y a comme du vent autour de nous. Des ombres passent à toute vitesse dans l’écho de leurs cris. Greta crie, je me raidis. Et tout s’arrête. Greta tombe au sol, épuisée, elle lève la tête pour me dire :
- Tout ce qui vient de Noëlle est diabolique. Tu as bien fait de venir me voir. La B4 se lit déjà dans l’invisible. En ce moment même elle raconte notre histoire. Il y avait comme un compte à rebours. Et il ne fallait pas que tu arrives à la page 666 avec ce pouvoir. Ça aurait mal tourné. Patrice, le père Simon, Marwah et sœur Adélaïde, ils y seraient tous passés, on les aurait perdu dans les lymbes. Mais maintenant ça va aller.
Je la relève. Elle ne va pas bien. Je la serre dans mes bras, je ferme les yeux :
- Greta, je te donne mon énergie, prends là tu en as besoin, après tout ce temps à lutter, pour toi, pour ton peuple, pour ton monde et maintenant le nôtre.
- Je ne suis qu’une programmation de tes ancêtres, sans leur intervention sur moi en 2003 je ne serais pas là.
- Non Greta. Tu as tracé ton propre chemin. Tu as écrit ta propre histoire. Tu as aimé. On t’a aimé. Je t’aime. On passera le cap de la page 666 ensemble toi et moi ou on ne passera pas. Sans l’aide de personne. Parce qu’on est forte. Et que tout ne fait que commencer.
Ça marche. Elle va mieux. Elle reprend des couleurs. Je la ressure :
- Alors tout va bien se passer à la page 666. Pas de fin de monde. Pas de Diable. Je suis là. Je vais absorber toute cette page. Elle est à moi. Je vais rentrer au Village et m’installer dans une jolie petite maison. J’irai cueillir des fleurs dans la prairie et en faire un bouquet que je ramènerai chez moi pour les mettre dans un vase et décorer la table du salon. Et pire encore s’il le faut. Et je ne serai pas seule. Valentin viendra me voir et on fera l’amour, avec Sandy.
Greta me regarde et sourit. Elle y croit. Elle adore les histoires. Elle est en sécurité maintenant. Je peux la laisser. Je vais rentrer chez moi au Village. Et elle m’attend. Adélaïde. C’est sa page à elle.
*
J’arrive à la Chapelle. Elle est là. En costume de none en train de prier face à l’autel, face à son Jésus sur sa croix, sauf que contrairement à lui, elle est prête au combat.
- Alors sœur Adélaïde ? Il ne nous reste que quelques lignes.
Elle se relève, fait son signe de croix, se retourne pour me faire face et annonce :
- Ça fait un siècle que je me prépare. Je pensais avoir toutes les armes, les plus puissantes, mais elles ne sont rien devant toi. Dieu a caché tout son pouvoir, toute sa puissance, il l’a masqué dans sa clémence. En fait j’étais en train de faire ma dernière prière avant la fin. Et j’ai eu une dernière requête : « Seigneur Dieu, donne-moi un miracle. » Et tu es entrée. Et j’ai compris. Mon vœu a été exaucé.
Elle me tend la main. Je la prends. On passe derrière l’autel face à la croix. Elle en impose de si près. Je regarde Adélaïde. Elle me récite droit dans les yeux :
- L'Apocalypse nous dit : « C’est ici la clémence. Que celle qui a l’intelligence calcule le nombre de la bête. Car c’est un nombre de femme, et son nombre est six cent soixante-six ».
- C’est cela, oui. Bon, c’est pas le tout mais j’ai des fleurs à cueillir.
Je l’entraîne dehors, elle hésite à sortir. Elle se méfie du ciel. C’est comme si on allait l’attaquer. Elle est sur le qui vive. Je la rassure :
- Ne t’inquiète pas Adé, tant que tu es avec moi il ne peut rien t’arriver.
Elle me suit alors à la trace. Il y a un beau champ derrière la Chapelle et l’Église. Plein de fleurs bleues, blanches et rouge. En me regardant soigneusement choisir les couleurs, elle me commente :
- Il n’y a jamais rien eu dans ce champ. Il n’y aura jamais rien. C’est l’emplacement du cimetière.
Je me relève pour la regarder. Elle a l’air d’avoir peur. Qu’est ce qui se passe dans sa tête ? Je n’arrive plus à deviner. Je ne suis plus médium.
- C’est quoi un cimetière ?
- J’espère que tu n’auras jamais à le savoir.
Ça me va. Et puis merde aux mystères, j’ai autre chose à faire. Un beau bouquet. Et puis elle me suit chez moi en regardant souvent derrière nous pour vérifier qu’on n’est pas suivies. Je prends le beau vase que j’ai fait à l’école des arts et j’y installe les fleurs. Un peu d’eau sucrée et je le pose sur la table du salon. Je me recule pour admirer la scène et je trébuche sur Adé.
- Adé, va te changer. La fin du monde est terminée. On en est à quelle page maintenant ?
- Toujours à la 666.
Et elle part mettre une de mes robes. On s’en va, on suit le plan. Direction la Taverne. On entre par l’arrière, au laboratoire. Valentin est au travail.
- Valentin, tu peux faire une pause ? Il faut qu’on fasse l’amour, c’est pour la B4.
Adé se décide enfin à me lâcher, elle passe par le comptoir pour aller en salle. Alors que je commence à entreprendre Valentin elle revient avec Sandy. Elles nous regardent nous embrasser, nous emboîter, copuler. Ça m’excite. Elles restent à l’écart et se prennent par la main devant notre spectacle. Je les entends discuter :
- Adé ? Je l’ai perdu. Il est trop important. Moi je ne suis rien.
- Sandy, tu es la mère de ses enfants.
- Mais je ne suis qu’un clone de ma mère, sans père, juste une chose.
- Non Sandy. Tu as une âme. Et tu vas avoir la Foi. Tu as ton rôle à jouer dans notre histoire. C’est toi qui va écrire ce chapitre de la B4. Rejoins-les. Aime les. Et reviens moi avec cette rumeur en toi qui va te guider vers Dieu.
Et Sandy vient se joindre à nous. Entre nous. Face à moi. Elle me sépare de son homme et prend sa place. Je sens ses doigts, je sens sa langue entre mes seins, dans mon cou et dans ma bouche. Je sens les coups de Valentin entre les fesses de Sandy, je m’accroche à lui et en regardant autour de nous je m’aperçois que Adé n’est plus là. On a donc dû passer le cap de la fameuse page qu’elle a attendue si longtemps. Que va-t-elle devenir maintenant ? Et je jouis en pensant à elle. Je m’extirpe du couple légitime et je les laisse finir en emportant en moi la semence terrestre du dernier mâle né de l’humanité de la planète B. Je sors et je ne la vois pas à l’horizon. C’est comme si elle s’était volatilisée avec sa page. Comme si elle n’était prévue d’aller au-delà. Que quelque chose est fini. Qu’on est à l’avènement d’une nouvelle ère. Je marche à travers le Village, je ne peux écouter que mon instinct et c’est très bien, c’est plus humain, je suis plus vivante et moins sorcière, je dois préserver qui je suis. Et j’arrive au bon endroit. Dans mon champ de fleurs. Je la vois, c’est elle, je reconnais ma robe. Elle est accroupie. Elle gratte par terre. Je m’approche. C’est une pierre rectangulaire. Il y a un nom gravé dessus. Le sien. « Sœur Adélaïde Phoebe de Montaigne 1995 - 2115 ».
- C’est ma tombe.
Je commence à comprendre. Les mortels avaient de petits monuments regroupés autour des lieux de culte occultes. Je crois que leurs dépouilles mortelles étaient enterrées dessous.
- Mais Adélaïde, tu n’es pas morte.
- Ma mission est terminée. B4-666. C’était marqué dans mon contrat.
- Fin de contrat. Ça veut juste dire que tu es libre.
Elle me regarde, interrogative. Elle a pleuré.
- Vraiment ?
- Oui Adé. Relève toi.
Et je la prends dans mes bras. Elle pleure. Je ferme les yeux :
- J’absorbe ta peine Adélaïde.
- Je pleure les miens, ma famille, mes amis, ma planète, mon histoire. Je suis Sœur Adélaïde, des services spéciaux du Vatican 1, 2 et 3.
- C’est fini Adé. On rentre à la maison.
Elle se colle à moi et je la ramène. Elle a l’air complètement perdue :
- Je n’avais rien prévu de plus. Je ne sais plus quoi faire.
- Rentrer chez toi, Tim, tes enfants, ta famille.
- Tim n’est qu’un agent reproducteur en mission et les relations parents enfants ne sont pas du tout terrestres ici.
- Je sais, mon père est un AR aussi. Et ma mère est tout sauf une mère. Nous voilà bien ! Deux paumées dans l’Invisible. Mais toi au moins tu as un siècle d’avance sur moi avec une expérience multiverselle.
- À quoi bon ? Toi au moins tu as encore un rôle dans ta civilisation.
C’est là qu’il débarque en trombe, sans s’annoncer, avec un air mystérieux et menaçant. Adé se lève, stupéfaite :
- Patrice !
Et elle se jette dans ses bras.
- Comment tu m’as trouvée ?
- Flo.
Ça y est. Je sens déjà la solitude m’envahir. J’ai laissé Valentin dans sa Sandy. Cédric ce sera pour plus tard. Même Victorien ne joue plus son rôle de frère. Mais les descendantes ne vont pas tarder à venir se libérer en moi. Et la dernière phrase de Adé résonne encore dans mon esprit : « Toi tu as un rôle dans ta civilisation ». Mélancolie. Patrice repart avec sa protégée. Je réalise que Valentin n’était peut-être juste qu’un outil pour passer le cap de leur fameuse page. Ou alors.. ? Je pose mes mains sur mon ventre. Je vais aller voir Lisa.
*
Lisa m’a branchée par tous les trous et regarde ses écrans. Elle me confirme la nouvelle.
- Non, ce n’est pas possible, je suis trop jeune, je n’ai que 15 ans. Et puis il faut une piqûre pour déclencher le processus, non ?
- Si, c’est possible, c’est à partir de 15 ans et oui normalement on est toutes protégées par les antennes pour ne pas tomber enceinte sauf par une inhibition chimique. Mais bon, tu absorbes l’Invisible et tu fais des galipettes avec le dernier garçon né sur Terre, en naissant il a défié les lois de la physique, entre autres. Alors ton petit ventre à côté, qui en plus absorbe tout. Plus besoin de piqûre pour te rendre fertile. Sauf que, et ça ne m’étonne pas plus que ça vu les circonstances : il n’y en a qu’un. Ou une ? Mes détecteurs sont indécis. Peut-être les deux à la fois ou ni l’un ni l’autre ou alors un nouveau genre. Ce qui est sûr c’est que tes seins vont grossir, ils vont donner du lait. On peut peut-être envisager une gestation à la terrienne, ça ferait une super publication scientifique. Qu’est ce que tu en penses ?
- J’en pense que tous les pouvoirs que j’absorbe vont peut-être ressortir avec lui ou elle et à sa naissance iel se défoulera sur nous tous et ce sera la fin de notre civilisation.
- Cool. Ce sera un super chapitre dans votre B4.
- J’ai envie de vomir. Il y a de l’alcool dedans ? Dans le bébé ?
- Mince ! Oui. Comment tu sais ça ?
- Je connais bien les réactions de mon corps.
Lisa éteint tous les écrans et elle réfléchit en silence.
- Docteur ?
- Clémence. Je dois faire un choix. Le laisser ou l’enlever. Il est encore temps. C’est peut-être une menace. Pour toi. Pour nous. Tous.
- Lisa, non. J’ai déjà la phrase de conclusion de ce chapitre à la con : On peut dire non à la mort et on ne peut pas dire non à la vie.
Elle me regarde, choquée, et puis elle éclate de rire. Moi aussi. Qu’est ce qu’on peut dire comme conneries !
- C’est excellent. En attendant, on se voit toutes les semaines pour voir ce qu’il en est.
- Je ne sais pas. Lisa. Je sais, je sens que ce n’est pas normal.
- Clémence, personne n’est normal. Tu n’as pas à avoir peur. Si il y a un problème je suis la solution.
- Lisa je n’ai pas peur. Et il n’y a pas qu’un problème. Je suis jeune. J’ai mes limites. Et je suis de la lignée maudite. Tu as vu tes écrans. Ce n’est pas bon signe. Mon grand-père a sûrement programmé sa descendance. C’était vraiment un tordu. Mais je peux aussi te trouver 14 raisons de ne pas garder ce bébé.
- 14 ? Le chemin de croix. Tu ne crois pas à tout ça.
- Non, bien-sûr. C’est ta B2. Moi je dois écrire la 4. Et surtout je veux reprendre et garder le contrôle sur moi-même. Pour ça, je dis oui à la mort. Libère moi Lisa.
- D’accord. On va dire que c’est une menace. Pour toi. Pour nous. Tous. Est-ce que ça pourra rester entre nous ?
- Non, il va y avoir quelqu’un d’autre au courant, plus tard. Elle le gardera pour elle. Adélaïde.
Parce qu’elle retournera un jour ou l’autre sur sa tombe. Et qu’elle en trouvera une autre à côté. « Iel Virein Volta, 2115 ». Qu’elle viendra me voir pour me dire :
- Tu as changé deux fois le cours de l’histoire. D’abord à la page 666. Ensuite avec cette tombe. Pourquoi ?
- Parce que je l’ai voulu. Et que j’ai pu enterrer ce pouvoir qui absorbait l’Invisible. Il est parti avec iel en emportant tous nos secrets.
*
On se retrouve à la Maison Bleue, le lieu des rendez-vous occultes, pour leur annoncer :
- Je suis désolée les filles. C’est fini. Il va falloir faire avec. Je suis redevenue l’inutile plus belle femme de l’ouest. Je vous confie à Nathalie. Elle saura vous gérer. Moi je pars au Village. Je reviendrai peut-être, un jour. De toutes façons on se revoit sur l’île dans trois ans.
Et je n’attends pas leur commentaires, je n’entends pas leurs questions, je me retourne et je m’en vais en inspirant profondément et en expirant doucement comme si c’était la première fois, comme une naissance. Et je me sens fatiguée. Épuisée même. Je regarde une dernière fois l’inscription au dessus de la porte : « Allez vers l’autre dans l’amour ». Je ferme les yeux, comme si je refusais le message. Parce que je n’ai pas d’autre et encore moins d’amour. Je m’allonge dans ma navette. Je ne vais pas retourner au Village tout de suite. Je murmure à ma pilote virtuelle : « Emmène moi au Port Royal. » Elle est venue me chercher. Elle est enveloppée dans une couverture. Elle a froid.
- Greta ? Ça ne va pas ?
- Je me sens un peu faible.
- Moi aussi. J’ai réussi à me débarrasser de tous mes pouvoirs.
- Bravo ! Quel talent ! Tu es comme moi maintenant.
- J’aimerais bien.
Elle ouvre sa couverture et je me blottis contre elle. On rentre chez elle en titubant et en riant, elle me fait des chatouilles. On s’installe dans la véranda, dans des sièges en osier remplis de coussins mous. Elle prépare le thé. On se regarde. L’esprit libre. Sans avoir besoin de parler. On boit notre thé et puis elle se redresse pour me regarder droit dans les yeux.
- Qu’est ce que tu vois Greta ?
- J’ai longtemps eu une ange blanche réfugiée dans mon âme. Depuis je vois celles des autres. Je ne savais pas que tu en avais une aussi. Je ne l’avais jamais vue en toi avant.
- Moi non plus. Qui est-elle ?
- C’est bizarre, j’ai l’impression que c’est une terrienne. Comment est-elle arrivée là ? Elle est morte il y a longtemps. Tu as été en contact psychique intime avec une terrienne récemment ?
- Adélaïde Phoebe de Montaigne.
Greta se redresse.
- Très peu de personnes connaissent son vrai nom. Comment, non pourquoi elle t’a transmise cette âme ?
- Cette âme, qui est-elle ?
- Personne. Une jeune américaine. Croyante. Commerciale. Mais aussi artiste. Elle écrit. Elle chante. Elle survit à une maladie mortelle. Puis à une autre. Et son homme la quitte. Mais avant de retomber malade et de mourir, elle a laissé un message à l’humanité. Un message pour toi aussi je pense. « Tu ne dois pas attendre d’avoir une existence plus facile pour décider d’être heureuse. »
Je me jette dans ses bras et je pleure. De fatigue. De dépit. Je suis tellement triste. J’ai tellement perdu. Mon pouvoir. Mon bébé. Moi.
- Ça va, ça va, ça va si tu es perdue, on est toutes un peu perdues et tout va bien.
Je retourne au Village. Encore dans ce champ. J’ouvre mon cartable et j’en sort une grande pierre plate gravée. Je la regarde à travers mes larmes, j’arrive à lire le titre : « Cimetière des âmes ». Il n’y aura jamais de corps enterré ici. Je l’embrasse et je le pose par terre à côté des autres. Sous le titre on peut lire : « Jane Kristen Marczewski alias Nightbirde 1990 - 2022 ».
- Repose en paix oiseau de nuit. Ici dans ce beau champ de fleurs derrière la Chapelle. Je vais essayer d’être à la hauteur de ton message dans l’éternité.
Et je vais à la Taverne, en terrasse. Adélaïde est assise à l’écart, au coin. Elle a un grand chapeau noir et des lunettes de soleil qu’elle enlève pour mieux me regarder. Elle m’explique :
- J’en ai un certain nombre en moi, que j’ai ramenées de la Terre. Quand je croise la bonne personne, l’une d’entre elle s’échappe en elle. Ce n’est pas moi qui choisit. Qui as-tu eu ?
- Jane Nightbirde.
Elle me regarde avec fierté et approuve de la tête avec un petit sourire.
- Et comment elles t’ont choisie toi ?
- Je n’accueille que celles qui ont la Foi, qui sont particulièrement croyantes, en Dieu.
Des larmes coulent sur mes joues.
- Je l’ai libérée dans le cimetière des âmes derrière ta Chapelle.
- Il faudra aller la voir de temps en temps, lui parler. Parce que tu sais, elle n’est pas morte. Elle a juste disparu.
Encore des paroles d’Adélaïde qui vont résonner en moi.
- Maintenant je suis prête. Je vais continuer de l’écrire, ta B4.
Je comprends à quel point c’est important. Je vais y mettre tout mon cœur et toute mon âme. Sandy nous rejoint avec un plateau et trois verres. Sans rien dire, elle le pose sur la table, elle s’assoit avec nous et elle nous prend les mains. On ferme les yeux. Mon autre main trouve celle d’Adélaïde. Même sans pouvoirs, on a pas besoin de parler. On ouvre les yeux pour trinquer. Et Sandy repart en emportant son verre sur son plateau.
- Adé ? Tu vois les anges blanches. Tu étais étonnée que la mienne soit une terrienne. On en a aussi ici ?
- Bien-sûr. Vous avez eu beaucoup de disparues pendant vos 9 ou 10 guerres. Et comme sur Terre ce ne sont que des filles, femmes.
- Quel est leur rôle exact ?
- Elles ressortent un jour ou l’autre pour passer dans une autre âme et au passage, résoudre un problème. En revanche, je ne savais pas qu’il était possible de les sortir de nous et de les rattacher à un lieu. Il faudra que tu m’apprennes. On a un cimetière d’âmes à remplir. Et celles qui iront se recueillir pourront peut-être être aidées par elles. Ça donne un vrai sens à ce lieu. Allez consulter les disparues. Recueillir une âme.
Je rentre chez moi en faisant le bilan de ma courte vie, qui je suis, où je vais, seule dans mon présent, à courir à droite à gauche consulter les anciennes. Je n’ai pas envie de me retrouver seule avec moi-même et méditer sur tout ça. J’ai besoin de me changer l’esprit. Ou alors de dormir, sans rêver, juste me reposer. Je me lave et je me mets au lit. J’inspire, j’expire, je ferme les yeux, comme dans un rituel, comme si c’était la fin.
Je suis réveillée par des bruits dans le jardin. Je regarde par la fenêtre. C’est un ouvrier qui creuse pour planter des arbustes autour de chez moi. J’ai entendu parler de cette technique d’Aurélie. Elle a formé plein de couples ainsi. Je vais aller voir de plus près. Je m’attache les cheveux pour être moins belle et je mets une tenue de jardinage trop large et sale. Avec des gants. Et je sors l’aider.
- Hé, t’es qui toi ? C’est moi la jardinière ici.
- Clémence ? Aurélie m’envoie valider ma formation.
- Conrad ? De la section 13 ?
Elle est maligne Aurélie. Avec Conrad on était à Russell ensemble. On a exactement le même âge. Il était en technique, c’est pour ça qu’on l’appelle par son nom de famille. Il nous a toujours aidé dans nos délires. Comme de repeindre le couloir de la mort en vert.
- Tu n’aurais pas de la terre noire ?
- Je vais t’en chercher, j’en ai dans le garage. Je te prends ta brouette.
Et on jardine toute la journée en faisant des pauses de temps en temps pour boire des boissons sucrées. Et puis on discute.
- J’y suis repassée l’autre jour. Il est resté en vert.
- Normal, j’avais mis un additif pour qu’il le reste.
- C’était un super message pour les promos suivantes, mais il n’y en a pas beaucoup eu.
- C’est qui ton partenaire sur l’île ?
- Le curé, Cédric. C’est Sami le fanatique, tu te souviens ?
- Non ? Ah bon ! Ça ne m’étonne pas. De lui. De toi, un peu.
- Il a beaucoup changé. Et toi ?
- La gérante de la K-fêt.
J’éclate de rire. J’essaye de me rappeler de son nom.
- Aneth ! La jolie petite poupée. Très gentille.
- Elle est beaucoup moins naïve aujourd’hui. En fait elle n’était pas dupe de nos missions commandos dans ses frigos.
- Quelle histoire ! Ça me donne faim.
On se lave, on se change et on va à la Taverne, bras dessus bras dessous en se racontant des anecdotes communes. Quelle rigolade ! Il n’y a personne. On s’installe en cuisine et on prépare un dîner. On s’installe ensuite sur une petite table romantique.
- Tu aurais pu prévoir les fleurs.
- J’en ai planté plein ton jardin.
Je me sens libérée. Du I. Et du S aussi parce qu’avec Conrad il n’y a rien à envisager. Et pour le A, c’est de l’amitié, qui dure.
- Conrad, avec toutes les conneries que j’ai faites, tu ne m’as jamais critiquée, pourquoi ? Tu m’aimes ou bien ?
- Non Clémence, je ne t’aime pas. Je ne te juge pas, c’est tout. Et puis c’est difficile de critiquer la plus belle fille de la planète. Quoi que, je te préfère en tenue débraillée avec ta coiffure en vrac. Et toi ? Tu en pinces pour moi, avoue !
- Je n’ai vraiment pas la tête à ça. Je ne peux pas me défouler sur mon frère, je dois économiser mon partenaire, je dois aussi arrêter de fricoter avec les hommes déjà pris et en plus je viens d’avorter.
Il recharge sa bouchée de légumes et s’étouffe. Je m’explique :
- C’était une question de vie ou de mort, c’est le cas de le dire. Je n’ai pas encore vraiment réalisé. Tu te rends compte ? J’ai dis non à des pouvoirs, j’ai dis non à la vie et je n’en suis qu’au début de mon éternité. Ça promet…
Non seulement il ne me juge pas mais en plus il m’écoute.
- Tu es fidèle à toi-même. C’est ton rythme. Tu es allé trop loin, tu en es revenue. Tradition familiale ? Maintenant tu as le contrôle, tu peux être toi, ou choisir qui tu es, ou pas.
- L’éternité c’est un peu le néant. Si on est rien on peut la traverser. Si on est tout on peut la refuser. Ou alors on dose, on équilibre, comme notre entrée, notre plat, notre dessert, le pain, le vin, séparément et ensemble ils doivent avoir du sens.
- Ou pas. Regarde moi. J’en fais le moins possible. Je n’ai aucune ambition. Personne n’attend rien de moi. Rien de grand. Avec Aneth on a notre projet sur l’île. On va faire des enfants. Et ensuite on va laisser la main. Nos corps vont mourir et on va disparaître. On n’a pas la Foi mais on aimerait bien tout de même être enterrés dans le champ de fleurs derrière la Chapelle B. C’est là qu’on a besoin de toi. Tu es déjà l’autorité athée de référence. Et tu sais dire non à la vie. Mais on sera toujours là, dans les souvenirs de nos proches. Et on sera libres de ne plus avoir conscience de quoi que ce soit. Cette échéance donne de l’importance à chacun de nos actes dans cet enfer qu’est l’éternité. Notre paradis c’est de savoir qu’on a le bouton off. J’ai mis au point un cercueil étanche aux ondes. Il suffit de s’endormir doucement dedans et c’est fini. Et c’est irréversible. Est-ce qu’on peu compter sur toi ?
Je n’ai pas besoin de lui répondre. J’ai juste à le regarder. Conrad est un ingénieur existentiel. Il n’a pas inventé que son cercueil. Il vient aussi de me définir. Je ne maîtrise pas que l’A.S.I. Je suis aussi l’ange de la mort. La clémence de Dieu. Voilà donc ma mission. Remplir un cimetière de suicidés. Sauf si je m’implique dans l’A.S.I. avec eux. Je dois donc rester distante, froide et neutre, simplement amie.
Quand je rentre chez moi Adélaïde m’attend sous le porche, à genoux dans un fauteuil elle regarde l’horizon en fumant une tige d’herbe :
- Ma famille, Patrice, le Vatican, pour moi c’est fini. C’est ce que je ressens. Je dois me retrouver. Il faut que je parte d’ici. Et je ne dois pas aller à l’Ouest.
- Tu seras la bienvenue sur l’île B mais ce n’est pas avant deux ou trois ans.
- Je ne peux pas aller non plus en principauté, c’est trop proche du Vatican 3. Est ce que tu voudrais bien m’accompagner ailleurs. À Sylvania ? Tu y es déjà allée.
- C’est une bonne idée, tu connais plein de monde là-bas. Mais ce n’est pas mon monde, je ne suis pas une terrienne.
- Juste m’accompagner.
Elle insiste. Je ne peux pas lui dire non. Elle a besoin de moi. Et je pense que j’ai besoin d’elle aussi.
- D’accord.
Elle est contente, elle me prend la main.
- Merci. Je crois que tu as aussi besoin de changer d’air.
- Ça se voit tant que ça ? Adé, j’ai été approché par les chevaliers de l’apocalypse.
Elle éclate de rire. Mais en voyant ma tête elle se ravise.
- Merde… ils existent vraiment ?
- Et j’ai un rôle à jouer pour eux.
Elle se relève, titube un peu et sort :
- Azraelle. Tu es l’ange de la mort. Tout s’explique.
Je suis épuisée. Je m’agenouille. Je pose les mains à plat par terre et j’essaie de reprendre ma respiration. Je sens Adé sur moi, elle me protège, elle me rassure :
- Mais ce n’est pas ma guerre, ni celle de Patrice ou Marwah. C’est votre B4. Viens, on s’en va.
Elle me relève et me regarde droit dans les yeux :
- Ma quête est terminée et la tienne commence.
Je pose mon front sur le sien et je ferme les yeux. J’inspire la bouche ouverte.
- Je ne suis pas l’ange de la mort des chevaliers de l’apocalypse. Je suis la clémence de Dieu.
Elle me fait non de la tête.
- Tu ne l’es plus. Mais tu ne l’es pas encore. Seul le présent compte. Tout peut encore changer. Accompagne moi vers l’autre civilisation. Vers ceux qui l’ont tous connue. La mort.
*
Arrivée de nuit à Sylvania au dessus de ses lumières on plonge dans le noir profond au fond d’un bar clandestin où me présente à une de ses amies, Chloé qui passe sur scène chanter et danser. Adé me fait goûter des boissons à très petite dose et éclate de rire en voyant ma tête. On remonte à la surface où on s’installe dans une suite au Palace dans un décor de marbre et de tissus rouges foncés. Il y a des miroirs dans des cadres sculptés en or et des lustres imposants de cristal étincelant. On se change et on se prépare pour aller à un concert sur la place centrale. Je n’ai jamais vu autant de monde communier ensemble dans l’unité d’une mélodie entraînante. Une folie collective sans fin, on rentre à pied de nuit, tout un groupe de nouveaux amis s’est joint à nous. Dans le couloir de nos appartements, Adé me sert dans ses bras, m’embrasse et me souhaite bonne nuit. Me voilà seule dans cette somptueuse pièce, les rideaux m’invitent à une danse dans un courant d’air qui vient de la terrasse. Je contourne la partie extérieure de la piscine et j’avance jusqu’à la balustrade en pierre. Les lumière de la ville s’éteignent une à une dans un silence solennel. L’ambiance s’apaise et se prolonge jusqu’au lendemain matin où on va à un festival qui occupe tout un quartier avec des expositions de photos en très grand format, des sculptures en toutes les matières et couleurs, des tableaux, des dessins, du graphisme en relief. L’après-midi est plus festif, on se met en tenue décontracté pour aller aux alentours du parc intérieur de la ville où toutes sortes de jeux individuels et collectifs sont proposés. Tir à l’arc, football, trampoline, parcours d’obstacles. Pendant une pause, je me fige en voyant passer un chien qui court après son maître en vélo.
- Adé ? Je n’en avais jamais vu en vrai.
Elle les appelle et ils reviennent vers nous. Je me mets à genoux pour caresser le chien, il me lèche le visage, je cris, je ris, quelle expérience étrange ! On rentre main dans la main vers le Palace et une toilette romantique m’attend dans ma chambre. Mais avant je passe à la salle de bain pour me laver, me maquiller et me coiffer avant d’enfiler la robe rouge désir. En sortant dans le couloir tout l’environnement me paraît un peu différent, je suis plus grande avec mes talons aiguille. Je me dirige vers l’ascenseur et quelqu’un me tapote sur le dos. Je me retourne et je découvre Adé dans le bleu intense de sa robe.
- C’est la couleur officielle de la Vierge Marie.
- Je devrais peut-être alors me mettre en noir ?
- Non Clémence, tu n’es pas encore l’ange de la mort, tu es dans ta couleur rouge désir de la plus belle fille des multivers.
On entre dans l’ascenseur, on se regarde avec envie, on se frôle les mains. Les portes se referment sur la caresse de nos lèvres. Elle sent si bon. Elle me caresse les bras et descend sur mes mains qu’elle regarde avec étonnement.
- Quoi ?
- Il manque quelque chose.
Elle enlève une de ses bagues et essaie de me la mettre à un doigt puis à un autre. Elle lève ma main à sa bouche et elle me lèche l’annulaire avant de le gober avec un regard langoureux. Je ne peux m’empêcher d’ouvrir la bouche et d’inspirer de surprise sous cette caresse inconnue. Elle libère mon doigt et commente son geste lent et solennel du métal qu’elle avance sur mes phalanges :
- Par cette bague de Sœur Adélaïde, je t’appartiens et tu es ma protégée.
J’ai entendu parler de cette coutume de religieux. Je vois sur la main d’Adé la chevalière de pasteur de Patrice.
- Mais Adé, je n’ai pas la Foi.
- Tu es plus que ça Clémence. Tu es la Foi.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et un dîner romantique nous attend au restaurant du Palace.
- Ici on ne mange plus de protéine animale. Dans ton assiette ce sont des asperges avec une sauce balsamique.
- Adé, je ne vais pas pouvoir garder ta bague. On ne doit rien emporter sur l’île.
- Tu me la rendras à ce moment là. Mais tu sais, c’est loin tout ça. On est encore au présent.
Je m’aperçois dans le reflet de la lame de mon couteau. Qu’est ce que je suis belle ! Je lève les yeux sur Adé. Elle est belle aussi.
- Merci Clémence, d’être là. Je pense que je vais rester. Toi tu vas rentrer au Village. Je te reverrai quand tu me rendras la bague. Et peut-être encore après, lorsque l’expérience sera terminée.
- L’expérience ?
- Votre nouvelle civilisation. La B4. La mortalité. C’est ainsi que je vois les choses. Pour l’instant. Car tout peut changer, tu as ce pouvoir, dans ton présent qui décide de ton avenir. Le passé n’est qu’un souvenir ou une fiction, le futur n’est qu’un songe, seul le présent est réel, et il est éternel.
Je pouffe. Ça sent la B4 à plein nez. Je retiens. Mais elle a l’air choquée par mon attitude. Je demande :
- Est ce que je pourrai te citer ?
- C’est une bonne chose en fait, que ce soit écrit aussi par une non croyante.
Et elle lève son verre. Je demande :
- À la B4 ?
- À toi Clémence.
- À nous.
Avec un petit sourire en coin. J’ai hâte que le dîner se termine et qu’on remonte dans notre suite. Je sens son pied qui caresse mon mollet. Elle a enlevé sa chaussure. Elle pose sa main sur la mienne. Et le plat arrive pour remplacer l’entrée.
Dans couloir on est pieds nus sur la moquette rouge et on se tient pour ne pas tomber.
Dans le lit nos vêtements dégoulinent sous de douces caresses.
Tout son corps sur le mien, elle arrête de m’embrasser dans le cou pour me murmurer :
- Je t’aime dans ton présent, Clémence de Dieu.
Et on s’aime toute la nuit jusqu’au lever du jour. Et on s’endort. Et on rêve. De nous. Et elle me réveille, elle m’embrasse la main, elle embrasse sa bague. J’annonce :
- Au diable les chevaliers de l’apocalypse. Je reste ici avec toi.
- Ne parle plus de l’avenir. Reste avec moi dans le présent.
- Je t’aime dans ton présent, Adélaïde Phoebe de Montaigne.
Dans l’éternité de l’immortalité, ce n’est pas la vie le plus important. Ce qui compte, ce qui nous est le plus cher, c’est le présent et la lumière de sa pleine conscience sans les ombres du passé et de l’avenir. On se lève pour aller sur le balcon regarder le lever du soleil. Je sens Adé derrière moi, ses mains sur mon ventre, elle me murmure :
- Sur Terre le soleil se levait de l’autre côté, à l’Est. On tournait à l’envers. Comme dans un miroir. Mon cœur est à gauche, le tien est à droite.
Je mets mes mains sur les siennes. Sa bague sur mon doigt se colle à sa chevalière pastorale. Elles sont aimantées. Elle m’embrasse dans le cou. Je ferme les yeux pour mieux sentir la chaleur du soleil qui réveille la ville. Je suis bien ici, en sécurité dans ses bras. J’ouvre les yeux sur l’Ouest. J’y vois une menace. J’y vois mes mésaventures. Qu’elles restent ancrées dans ce lieu. L’Ouest. Et toute ma génération veut changer de vie, changer d’endroit, aller encore plus à l’Ouest, au loin, sur des îles perdues. Je regarde Adé, je cherche une réponse en elle, sans mes pouvoirs.
- Adé ? Tu m’as amenée ici pour me sauver ?
- Je ne peux pas te sauver Clémence. Tu n’est pas en danger. Tu n’es pas menacée.
- Mais je sens qu’ici je peux avoir une autre vie. Avec toi. Tu me donnes cette chance de disparaître de mon destin, de celui de ma civilisation. Personne ne viendra me chercher ici. La B4 peut s’écrire sans moi. Je sens que ce n’est plus mon histoire.
- La mienne est terminée. La tienne commence.
- Commence sur quoi ? Je n’ai pas vécu longtemps mais quelques semaines de mon existence valent bien quelques siècles de vie.
Elle regarde en bas. Je me demande ce qu’elle pense. Je lui dis :
- Si tu sautes, je saute aussi.
Je m’apprête à escalader la balustrade mais elle me serre, elle me retient. Elle me chatouille et on se met à rire. Et puis on s’embrasse. Elle m’avoue :
- Ça serait une belle fin.
- On en est à quelle page ?
- 679.
- C’est trop long. Personne ne va pouvoir lire ça.
- Tant pis. Et puis, ce n’est plus notre problème.
- Ni notre solution.
Le soleil est haut, on part se mettre à l’ombre pour préparer le petit-déjeuner.
- Adé ? Est ce que je peux rester ici avec toi jusqu’à ce qu’ils merdent vraiment à l’Ouest et qu’ils viennent nous chercher ?
- Pourquoi pas ? Mais je parie qu’ils viendront pour toi, pas pour moi.
En attendant, on commence à organiser notre vie. Fini le Palace, Adé nous trouve un vieux bâtiment aménagé, c’est une ancienne caserne de pompiers. Un immense volume rien que pour nous deux dans un quartier calme. J’ai commencé à aménager le toit avec des tables et des chaises, comme sur une terrasse.
- Clémence, tu as seize ans à peine, ici, tu dois retourner à l’école.
Je me retrouve en filière générale avec des options de communication. Je dois participer à des reportages pour la presse, la radio et leur stupide télévision. Pour la presse, facile, je fais des photos de mode en tant que top modèle sous le nom de Clem. Ensuite je participe à une émission subversive de radio où je me moque de ma mère Victoria en parodiant ses annonces historiques sous le nom de Clem Ray Volt. Pour la TV je n’ai pas d’idée. Il faut autre chose.
- Adé ? Trouve moi une idée, je dois passer dans une émission à la con. J’ai rien trouvé d’intéressant.
- Il y a ce talk show où tout le monde y va de ses confidences et fini par chialer.
- Ah oui avec ce jeune présentateur sympa. Mais c’est quoi le plan ?
- Simplement être toi-même.
D. Rec ne veut pas me rencontrer avant. À chaque interview il invente un nouveau concept. Il m’envoie un message : « Bonjour Clem Révolte, je vais vous appeler très tard dans la nuit et je veux discuter avec vous de la façon dont je vais vous recevoir dans le Drec Show. » En fait il me réveille :
- Bonjour, bonsoir, bonne nuit, Clémence ? Je vous réveille ?
- Oui, c’est moi. Derek ?
- En fait c’est Daniel mais ne le dites à personne.
- OK, Daniel, est-ce qu’on peut se tutoyer ?
- D’accord. En fait je suis dans le noir, dans mon lit, étendu sur le dos avec un casque sur la tête. Est-ce que vous, tu peux faire de même ?
J’allume, je suis aveuglée, je chope mon casque, je le connecte à mon monolithe et j’éteins, je fais comme lui.
- Ça y est, D, je suis prête.
- Moi je suis en pyjama sur le lit et toi ?
- Je suis sous les draps sous la couverture.
- En fait on pourrait faire une émission en soirée pyjama. Un modèle ample pour ne pas voir tes formes et ne pas être distrait. Ou alors ce que tu portes ?
- En fait, je suis nue.
- Bien-sûr, bon, on va rester sur le pyjama alors. Ta voix a l’air plus grave qu’à la radio ?
- Oui dans l’émission je crie tout le temps ou je chante, là je suis à l’horizontale, ma voix a tendance à être plus sensuelle dans cette position.
- Justement, il ne s’agit pas d’interviewer la plus belle femme du multivers ou la révoltée de la radio, j’aimerais que tu sois toi-même, ça va donc être long, aussi long que nécessaire, donc pas en direct.
- D’accord.
- On va commencer par des questions simples comme : comment tu t’appelles ?
- Je m’appelle Clémence Raymond Virein Volta.
- Parle moi de toi.
- Je suis la fille de Victoria. J’ai 16 ans. Comme toute ma génération, je me prépare à un exode pour construire une autre civilisation. Mais avant je suis venue me mettre à l’écart ici à Sylvania où je vie chez Sœur Adélaïde.
- Parle moi d’elle.
- Je l’avais déjà croisée à l’Ouest mais j’ai mieux fait connaissance avec elle au Village où elle est une autorité spirituelle. Je l’accompagne ici dans une retraite psychique et je pense aussi qu’elle me prépare pour la suite.
- Bien. On ne va pas s’étaler sur tes proches ni sur ta famille, ce serait bien trop long. En fait on va juste discuter. De toi. Comment tu te sens à ce moment de ta vie ?
- Je me sens en pause. Et je suis dans une situation où j’envisage même de ne pas rappuyer sur play. Ça me plait, de savoir que je peux échapper à des projets, à un destin, à être libre, à ne plus tomber dans le piège du fou si tu vois ce que je veux dire.
- Très bien, oui. En fait je pense qu’on devrait continuer à discuter directement sur le plateau de mon studio, dans l’émission TV. On est prêt.
- D’accord, Daniel.
- Alors bonne nuit et à bientôt, je te dirai quand venir.
- Bonne nuit Daniel, à plus, ciao.
Je raccroche. Et je m’endors. Quand je me réveille je me demande si ça a vraiment eu lieu ou si c’est un rêve. On verra bien… Je reçois l’invitation avec un rappel sur le dress code. Le soir venu, j’emporte mon pyjama dans un sac et j’y vais décontracte sans maquillage et les cheveux attachés. J’arrive à la porte du hangar de tournage, lui aussi avec son sac.
- Bonsoir Clémence. Pourquoi tu veux faire cette émission ?
- Pour valider mon stage, et toi pourquoi tu veux m’interviewer ?
- Parce que tu es la fille de Victoria, entre autres.
- Je ne suis qu’un échantillon de ma famille, je ne suis rien, je n’intéresse personne.
- On verra. Tu sais je fais plein d’émissions et je n’en diffuse que très peu.
Je le sens pas. J’ai un mauvais pré-sentiment. C’est trop bizarre tout ça. Je n’adhère plus :
- J’ai changé d’avis D-Rec. Au revoir.
- Attends ! Et si on inversait les rôles ? C’est toi qui pose les questions.
- Je n’ai rien à te demander.
Je pars sans me retourner. Je le bloque sur mon monolithe. J’ai déjà une autre idée pour valider mon stage. De la danse. Je vais travailler une chorégraphie à faire dans un concert filmé sur scène. Je rentre et je raconte tout à Adé :
- Qu’est ce qui s’est passé à ton avis ?
- Quelque chose de très important : tu as suivi ton intuition. Je crois même que tu as changé ton futur. Tu as fait usage de ton pouvoir sur le présent, dans le présent.
Je regarde quelques émissions de D-Rec. Je ne voulais pas les voir pour ne pas m’influencer. C’est plutôt bienveillant. Je ne connais pas ses invités mais il les rend intéressants. Ce n’est pas son concept qui m’a fait fuir, c’est lui. Il n’est pas clair. Il n’est pas net. Il y a un malaise quelque part. Je coupe l’écran.
*
Je rentre en coulisses, ça y est, c’est fini. C’était chouette. Tous les entraînements et répétitions ont payé. Ça valait le coup. J’ai hâte de voir le résultat. Finalement c’est très intéressant la danse, ce n’est pas que physique, il y a autre chose. Peut-être un peu l’Invisible ?
- Salut Clémence ! C’était magnifique, bravo. Tu as bien fait de changer de stage.
Je me retourne, c’est D-Rec.
- Merci Daniel. J’ai regardé tes émissions après notre rencontre. Toi aussi tu es doué. C’est vraiment ton truc. Mais il y a autre chose derrière tout ça. Quoi ?
Il est un peu étonné :
- Peu de personnes le remarque. Tu as du potentiel Clémence. Si tu veux comprendre ce qui se passe derrière, je te propose de mener une interview.
- D’accord, je sais déjà qui j’inviterais : toi. Je commence à comprendre. Tu veux faire briller les gens. Tu veux aussi qu’on te fasse briller, Dany.
Il est un peu déstabilisé. Je crois que mes dons de médium refont surface. Ça doit être à cause de cette dose d’Invisible que la danse me procure. Ça va passer. Je pars me changer dans ma loge. Quand j’en ressort avec mon sac, je suis encore maquillée. Je m’arrête devant un miroir pour attacher mes cheveux. Dans le miroir je vois Daniel en train de discuter avec Adé. Il la drague ? Je me presse d’aller intervenir. Quand j’arrive à leur niveau Adé me félicite mais je ne réponds pas, je lance juste un regard glacial à Dany, qui recule et s’en va sans rien dire.
- Wouah Clémence, c’est l’amour fou avec D-Rec. Tu sais qu’entre la haine et l’amour la frontière est mince.
- Adé, vraiment, je ne le sens pas ce mec. Raconte-moi.
- Il n’aime pas les locales. Il a plein de préjugés sur toi. En plus tu lui fais peur. Mais ta beauté est tellement puissante, elle l’attire comme un insecte sur la flamme d’une bougie. S’il s’approche trop de toi, il va se brûler. Et toi ? Raconte-moi.
- Je le vois comme une menace. Mes pouvoirs reviennent pour agir contre lui.
- Il te fait de l’effet. Tu focalises. Ça va mal tourner. Tu vas faire une bêtise.
- Tu m’étonnes.
C’est plus fort que moi. Je prends mon monolithe et je débloque le contact D-Rec. J’envoie un message : « T’approche pas d’elle. » Il me répond : « Ou bien ? ». Espèce de connard. Je lui envois une étoile rouge. Tracé plat. Son monolithe vient de lui exploser à la gueule.
Je vais le voir à l’Hôpital Central. Il a dû oublier de donner des consignes car on me laisse entrer. Tout le monde me regarde bizarre. Je n’aurais pas dû soigner mon apparence. Quand je rentre dans sa chambre il est dans un lit avec des pansements un peu partout. Je suis choquée. Merde… Le pauvre. Il se raidit, ses constantes s’emballent. Je tire un chaise et je m’assois à son chevet. Sans rien dire. En restant bien droite. Je m’accroche à mon sac à main posé sur mes genoux. Je me mords les lèvres. Je n’ose pas le regarder. Il pense que je viens l’achever ? J’enlève mon gant blanc et je pose ma main sur la sienne. Il se détend. Suffisamment pour que j’ose le regarder. Pas besoin de mots. Il voit sur mon visage que je m’excuse. Je regarde ma main sur la sienne. C’est un premier contact. On ne s’était jamais touchés. Je viens de comprendre. Ce n’est pas lui la menace. C’est moi. En fait il faisait une approche sur Adé pour voir si elle était ouverte ou pas à une éventuelle émission. Il a complètement changé d’avis. Je retire ma main et je ferme les yeux. Je réfléchis. Je dois partir, le laisser, je lui ai déjà fait assez de mal.
- Au revoir Dany.
- Reste. Je veux que tu restes. Il y a quelque chose dans ta danse. Je ne sais pas comment réagir face à cela.
- Je sais. Je l’ai ressenti aussi. Je crois que j’ai juste besoin d’être… sauvée. Pas toi ?
- Si, aussi. De toi.
Je souris mais je crois qu’il ne me voit pas. Je m’approche pour regarder ses yeux. Il précise :
- C’est temporaire. Il y a eu un grand flash. Ma vue va revenir.
- Comment tu as su que c’était moi quand je suis rentrée ?
- Ton parfum.
Je me penche sur son visage, je lui mets une main sur le front et j’embrasse ses yeux. Je me rassois, je prends sa main et je commence à chanter la chanson de ma danse :
- Ooh, the reason I hold on. Ooh, 'cause I need this hole gone. Funny, you're the broken one. But I'm the only one who needed saving. 'Cause when you never see the light. It's hard to know which one of us is caving…
Et il me répond :
- Not really sure how to feel about it. Something in the way you move. Makes me feel like I can't live without you. It takes me all the way. I want you to stay.
- À l’Ouest on n’a pas de chansons. Chanter c’est se révolter, comme ma mère le faisait, sur les ondes. Quand je suis arrivée ici j’ai foncé à la médiathèque. Et j’ai commencé à écouter les archives de la Terre. Ils m’ont créé un compte. J’y ai accès sur mon monolithe. Il y a une chanson pour chaque instant de nos existences éternelles.
- If you dare, come a little closer.
- Est-ce que tu me vois ?
- Mieux que jamais, mais pas avec mes yeux.
Ma beauté est un trompe l’œil.
- Et qu’est ce que tu vois ?
- Une jeune femme sensible, forte, puissante, ancrée dans le présent qui décide de l’avenir. C’est ton véritable pouvoir. Et il n’y a que toi qui peut nous aider à ne plus être immortels.
- Comment tu sais tout ça ?
- J’enquête. J’ai mes sources. Officielles et officieuses. Je suis quelqu’un à qui on dit tout.
- Tu es le confident biblique ? Ils t’ont parlé. Les chevaliers.
- Les chevaliers de l’Apocalypse. Vous êtes en avance sur nous. De notre côté, on va d’abord un peu profiter de l’éternité.
- C’est vous qui avez un coup d’avance car vous avez déjà vécu la mort, de vos proches, de votre civilisation, de votre planète.
- Dans un siècle on en sera au même point avec vous, pour ceux qui seront encore là. Clémence, garde bien à l’esprit qu’on n’en revient pas, de la mort. Même vos anges blancs sont prisonniers dans une autre dimension.
- On en reparle dans un siècle Dany. Parce que suis un ange noir.
Je m’approche de son visage et je lui donne un baiser sur la bouche.
- Le baiser de la mort ?
- Ouvre les yeux.
Il me regarde.
- Je te vois à nouveau. Mais plus comme avant. Je te vois mieux. Je te vois plus. Tu es encore plus belle Clémence.
Je ne lui dis rien mais je n’en pense pas moins. Ça ne va pas suffire. On ne se connaît pas. Il commence à me soûler. Je ne le veux pas sur le dos. Ce n’est pas le bon moment. C’est la dernière chose dont j’ai envie. Qu’il retourne à ses entrevues ! Avec lui, je m’ennuie déjà. J’adore lui dire non :
- Moi je ne te vois pas bien Daniel. Qui es-tu en fait ?
- Je ne suis pas si terrien que ça. Je suis né ici. Mon père est un local. Il n’a pas longtemps vécu avec nous. On est dans une grande ville où les habitants zappent vite d’une vie à l’autre. Ma mère ne s’est pas longtemps occupée de moi. J’ai vite eu ma liberté. En fait je ne sais pas qui ils sont vraiment. Alors je ne sais pas qui je suis vraiment. Alors je demande aux autres : qui êtes-vous ? Voilà qui je suis, en fait.
C’est nul. C’est chiant. J’ai envie de lui exploser la tête, à nouveau. Je nous vois bien en couple sado maso. Mais je pense que c’est la fin. De notre histoire. Qui n’a pas abouti. C’est mon contrôle sur mon présent. Alors je me lève et je sors, avant de refermer la porte je le regarde et je lui annonce :
- C’est la fin de l’interview.
Sourire, clin d’œil et adios. Je ne sais pas si je le reverrai un jour.
Je rentre à l’Appartement où Adé a une invitée ? C’est Greta !
- Cette fois c’est moi qui suit venue te voir.
Adé nous laisse et je me retrouve face à elle, encore une fois une nouvelle réponse m’attend ? On se prend les mains et on se regarde. Je commence à m’oublier dans le bleu de ses yeux pendant qu’elle me raconte :
- Tu maîtrises ton présent pour changer ton avenir, pas en agissant, juste en refusant les choses. C’est ça ton pouvoir. Et tu as tellement de choses à refuser. Tu as le libre arbitre. Tu peux dire non aux chevaliers de l’Apocalypse. Tu peux ne pas être leur ange noir, ni notre ange blanche, juste la Clémence de Dieu dans ses cinquante nuances de gris.
- Je m’en fiche Greta. J’ai d’autres préoccupations. Je suis une jeune fille au début de son éternité. Je vais continuer ma quête, pas celle de l’âme sœur, juste celle du bon partenaire de vie.
- Tu ne viens pas de le trouver ?
- Je lui ai explosé la tête et je viens de lui briser le cœur. Ce ne sont pas des signes très encourageants. Même si il aime ma beauté, ça ne va pas suffire. Il ne me connaît pas. Ce n’est pas ma personnalité qui l’intéresse. Il est dans son monde de mensonge et de déni. Qu’il y reste. Je dois rester prudente. Prendre en compte et éviter les risques.
- Quoi qu’il arrive on sera toujours là pour toi, tu ne seras jamais seule Clémence. On t’a déjà fait le coup du « tu le sauras quand tu le verras » donc tu connais la suite.
- Tu veux dire que maintenant je ne le saurai pas quand je le verrai ?
- C’est ce qui se passe. Avec lui ce n’est pas parfait, tu fais des erreurs, tout se dégrade autour de vous, même vous, mais pas en apparence bien-sûr, on reste jeunes. Mais on s’abîme, on vieillit dans notre esprit, dans notre âme. Il faut l’accepter, faire avec. S’en préserver aussi. Faire attention. Rester prudente. Être douceur et caresser nos existences, répandre le bien, le bon, être dévouée à son conjoint, ses enfants. Si tu prêches la bonne parole, tes brebis n’auront plus besoin de penser à disparaître ou à fuir leur souffrance. Mais il faut quand même qu’ils aient le choix pour se sentir moins prisonniers de leur éternité. On doit pouvoir la vivre bien ou ne plus la subir. Et c’est là que tu interviens. Il faudra des anges grises comme toi pour les accompagner dans leur démarche absolue. Tu es mon élue Clémence, une élue de Dieu.
Je la serre dans mes bras et je ferme les yeux pour intégrer tout ça, pour la ressentir. Car Dieu ne se prouve pas, il s’éprouve. Je ne crois pas en Dieu mais je crois en Greta. J’ai Foi en Elle. Elle est là, contre moi, je respire son odeur, je sens sa chaleur, je lui fais des bisous dans le cou, ça la chatouille et on rigole.
- Merci Greta. Tu me guides. Tu es ma guide. Merci d’être venue me voir. Merci d’exister. Je t’aime. Très fort.
C’est Greta. Elle a toujours eu ça en elle. D’abord sur Terre. Ensuite ici. Mais je sens autre chose et je lui en parle :
- Greta, je sens ton amour, pour Spencer. Et je sens aussi son amour pour toi. Vous vous aimez fort. Vous faites souvent l’amour.
- Oui, et c’est à chaque fois plus beau, plus tendre, plus intense. La deuxième lettre de l’A.S.I. c’est un vrai engagement physique, psychique et spirituel. D’où l’importance de ton partenaire, de vie, pas celui de mission comme Cédric le sera. Pour moi, faire l’amour avec Spencer c’est comme manger, c’est plusieurs fois par jour, c’est vital. Et on le vit comme si à chaque fois c’était la dernière, il faut tout donner et tout recevoir. Si ne donnes pas tout, tu ne donnes rien. Si tu ne reçoit pas tout, tu ne reçoit rien. Ce n’est plus un acte reproducteur, on est immortels, on n’a plus besoin de faire survivre l’espèce. C’est autre chose, une autre manière de vivre notre existence éternelle. À deux, en couple, fille ou garçon, à plusieurs, avec d’autres, à toi te choisir ce qui te convient le mieux.
Elle me prend la main et on rentre à l’intérieur rejoindre Adé qui nous a préparé une boisson chaude dans des petits bols en bois et on se caresse toutes les trois, et on s’embrasse, et on honore la deuxième lettre de l’A.S.I. comme dans une cérémonie occulte sous l’emprise du fameux philtre. Tout est tellement plus doux, plus intense, et derrière la chorégraphie de nos corps qui se mélangent je sens comme une passerelle psychique qui nous amène vers la dernière lettre, de l’autre côté du miroir. Le A est le reflet du I dans le S. Le S est le portail entre les deux. Le S est la frontière visible entre deux invisibles. Le A est un pouvoir à part de tous les autres du I. Je découvre un A aussi puissant que le I, aussi multiple que tous les pouvoirs du I. C’est comme si je caressais les âmes de Greta et de Adé et que je les plongeais à travers mon cœur. Je les inscris en moi. Elles seront toujours là jusqu’au bout de mon éternité. J’ouvre les yeux et je les ai nues devant moi, c’est comme si je sortais d’elles, comme une naissance, et elles me parlent :
- Tu fais partie de nous maintenant. On est comme une famille. Tu es notre petite fille.
Elles sont maintenant mes mamans de l’A.S.I. À moi maintenant de construire mon système, d’offrir mon corps à mes partenaires de mission et de vie.
*
J’attends dehors dans le froid. J’apprécie mon manteau et mon chapeau. J’ai bien chaud. Je me tourne pour ne pas avoir le vent de face. J’ouvre ma petite boite en fer et j’enlève mon gant pour attraper une tige d’herbe que j’allume. J’en aspire la fumée âcre et de multiples sensations envahissent mon corps pendant que mon esprit s’aiguise sur mes pensées. Le voilà ! Je le reconnais à sa démarche. Il a mis un bonnet et son écharpe cache son visage.
- Bonjour Daniel. Merci d’être venu. Sympa l’hiver à Sylvania.
- Ce n’est que l’automne.
Je m’approche de lui et je dégage son écharpe du visage pour lui faire la bise. Il regarde ma main, celle qui tient ma tige. Je lui mets dans la bouche.
- Aspire !
Il tousse. Je lui fais un bisou sur la bouche.
- Ça va mieux ?
On se réfugie dans la Brasserie. Il y fait bien chaud. On enlève nos manteaux. On s’installe. Des boissons chaudes et sucrées arrivent avec des biscuits. C’est l’heure duiants, ensemble, contents d’être là et de se revoir. Je fais le tour de la banquette ronde et je m’installe tout goûter. La serveuse nous regarde avec son air déprimé. Nous on a l’air heureux, on est bien là, sourprès de lui, je soulève ses cheveux pour regarder ses cicatrices que j’embrasse en faisant une prière pour qu’elles disparaissent.
- Je vais te réparer mon petit Dany.
- Alors, tu voulais me voir ? Pour quoi ?
Je lui sors une petite boite rouge. Il l’ouvre. Deux bagues.
- Daniel, veux-tu devenir mon partenaire de vie ?
- Clémence, je suis déjà engagé.
- Elle peut se joindre à nous. Il y a deux bagues, moi j’en ai déjà une. Celle d’Adé, regarde !
- Il. Elle n’est pas une fille, pas vraiment, enfin, en apparence oui.
- Intéressant. Ça m’excite.
Et on éclate de rire. Il m’explique :
- Le problème, c’est que si elle se joint à nous, elle ne pas plus vouloir de moi. Tu es tellement belle. Je la connais, tu lui plairais beaucoup.
- Bon. Tant pis. Sacré petit veinard. Je suis contente pour toi. Soyez heureux ensemble.
Je reprends la boite et je me lève pour partir.
- D’un autre côté, ça ne va plus très fort dans notre couple. Je veux bien prendre le risque.
Je me rassois vite. Je trépigne. Je lui tend la main :
- D’accord ? Ne t’inquiète pas mon petit Dany, si iel te lâche, je la lâche aussi. Elle sera avec nous ou elle partira, sans nous.
- Je ne sais pas. Je sens qu’iel va te plaire aussi. Vous allez me larguer.
- Possible. Sauf si vous mettez la bague. Elle est magique. Ce n’est pas qu’un engagement. C’est un contrat. On sera liés tous les trois.
Il réfléchit. Il hésite. Il me prend la main. Je le tire pour l’embrasser sur la bouche. Et on rit. Ça va être bien. On va être bien.
*
J’attends qu’il me présente. Je suis confiante. Quoi que, j’ai explosé son homme… En attendant je flâne. J’ai vu sur la carte de Sylvania un quartier avec un drôle de nom, le quartier des rêves, juste derrière le parc, je vais aller voir la rue des illusions. Les boutiques sont occultes. Je me ravitaille en tiges. En face il y a un cinéma. Même les résumés des films sont sans intérêt. Je ne comprends pas le principe. Mais il y a pire. La Librairie. Plein de livres, tous différents, je n’en avais jamais vu autant. Pareil, que des fictions, des histoires courtes où il ne se passe pas grand-chose. Sans doute faut il lire entre les lignes ? En tout cas c’est léger par rapport aux premiers brouillons de la B4. Ici il n’y a que des échantillons. Une fille s’approche de moi, je sors mes yeux des pages pour la regarder. Elle est belle, soignée, pure.
- Je peux vous renseigner ?
Avec une drôle de voix.
- Désolée, je viens de l’Ouest, je n’avais jamais vu de librairie, j’essaie de comprendre, ce ne sont que des fictions ?
- Non, il y a aussi des auteurs qui racontent leur propre histoire. Vous êtes Clémence, n’est ce pas ? Je suis madame D-Rec, il a essayé de vous entrevoir. Vous êtes ici par hasard ?
- C’est ce que je crois souvent mais je suis un peu medium malgré moi. Alors c’est vous.
Elle est tellement calme, posée. Je la provoque :
- Je m’excuse de vous l’avoir abîmé. Il vous a parlé de ma proposition ?
- Les deux bagues.
Je referme le livre et je le repose bien comme il faut sur l’étal. Je commence à repérer les trajets pour fuir. Elle recule sans rien dire, se tourne et rentre dans la boutique. Elle s’arrête pour me regarder et me fait un signe de la tête, elle m’invite à la suivre. Je sens son parfum sucré sur le trajet. On s’assoit sur une petite table ronde près d’un mur recouvert de livres. Elle sert le thé. Je regarde les tranches de livres. Un titre m’interpelle. Je retire le livre et je regarde derrière, il y a sa photo. « L’entrevue ». L’auteure raconte une rencontre qui change tout dans la vie des deux personnages. Je retourne le livre pour regarder le nom : Dolores. Je goûte le thé.
- Il vous a interviewé. Et d’une question à l’autre vous avez partagé les mêmes réponses.
- On n’a plus besoin de lui.
Et elle pose sa main sur la mienne. Cette phrase est comme un ordre. Un avis que je ressens. Le thé. Sa main. Hypnose. Sacré terriens… Je pose la tasse et je mets mon autre main sur la sienne.
- Dolores, vous êtes une sorcière. Gothique ? Romane ?
- Moins moderne que ça. Je suis celtique. La civilisation effacée par la B2.
J’approche mon visage du sien.
- Vous êtes passionnante. Je suis vraiment contente de faire votre connaissance. Honorée. Je ne suis qu’une locale, une nouvelle arrivante dans l’A.S.I. alors ce n’est pas moi qui vais faire la Loi. Quoi que… il y a la B4 à écrire. Et il est évident que vous pouvez m’aider à le faire.
Elle me prend les deux mains et les serre.
- Clémence. Tu sais ce que je suis. Je ne suis pas devenue comme ça. Je l’ai toujours été. Je suis née comme ça. Le coup de la fille et du garçon, ça a mal tourné pour moi. Mais je vois ça comme un privilège, une chance, et je me sens parfaitement bien dans mon corps, dans mon esprit et dans mon âme.
- Dolores. Je crois que ma longue quête est terminée. Je t’ai enfin trouvée.
Je pose mon front contre le sien et je ferme les yeux. Elle me serre les mains. Nos nez se frottent, nos lèvres s’effleurent, le clac d’une décharge électrique se fait entendre, c’est le coup de foudre. On se lève et je la suis dans un escalier en colimaçon qui mène à une porte de petite chambre remplie de piles de livres autour d’un grand lit. Elle ferme derrière nous, elle tourne la clef et on s’allonge doucement l’une contre l’autre. Elle chuchote, elle murmure, que de gentilles choses, des incantations, et nos vêtements s’envolent, et nos corps chauds se mélangent, et je la sens rentrer doucement en moi et y rester sans plus bouger. Mon ventre réagit pour lui donner tout le plaisir qu’elle attend avant mon orgasme. Quand je reprend conscience elle me tourne le dos, assise, elle se rhabille.
- Daniel m’attend. Je dois rentrer.
- Attends !
Je me poste langoureusement derrière elle et j’attrape mon sac à main. Je glisse ensuite mes mains le long de son bras droit pour arriver au bout en l’embrassant dans le cou. Je lui mets ma bague. Puis l’autre. Les deux.
- Il y en a une pour lui si tu veux.
Elle se retourne et je découvre son visage rayonnant de bonheur. Nos front se trouvent, nos lèvres aussi.
- Je le veux.
Et on rit.
*
Je rentre chez Adé. Elle n’est pas là. Dans l’appartement vide il fait froid. J’allume l’écran pour faire une présence. Je vais dans la salle de bain et une musique douce remplit l’espace. J’annonce : « J’ai froid ». J’entends les convecteurs se mettre en route. L’enlève mes vêtements devant le grand miroir. Qu’est ce que je suis belle ! J’entre dans la douche et la pluie chaude me lave le corps et l’esprit. S’ensuit le rituel de la toilette intime, du séchage des cheveux et j’en passe. Je trouve une tenue sobre et légère pour finir la journée. Pas de maquillage. Je déambule dans l’appartement, je fais mes exercices de respiration, sans fumée psychotrope pour une fois. J’aperçois un paquet noir sur la table du salon. Il y a une carte. « Pour toi. Pour nous. Pour eux. Je t’aime mon Amour. A.P.D.M. » J’ouvre : c’est un monolithe. J’ai laissé le mien dans le coffre de la Law House au Village. Je suis injoignable et non localisable depuis un moment déjà. Ici à Sylvania, tout le monde est connecté, comme à l’Ouest. J’hésite à l’allumer. Je lui parle : « Je ne veux pas que tu reconnaisses mon profil. J’en veux un autre. Un nouveau. Un vierge. Avec seulement mes nouveaux contacts, non partagés et non partageables. Nom du profil : L’ange grise. » Parce que je ne suis pas encore une ange noire. Parce que ça me rappellera mon but, ma destinée, ma mission. Que ce que je vis là n’est que temporaire à court terme. Comme si ma vie et mon identité d’aujourd’hui à Sylvania était mortelle. C’est mortel ! J’adore ce concept. J’en ris toute seule. Mince, je crois qu’il a enregistré mon rire en sonnerie ! J’appelle, Adé :
- Merci mon Amour, je t’aime fort de tout mon cœur ma chérie.
- L’ange grise ?
- Ouais, c’est un nouveau personnage de la B4. J’y travaille. D’ailleurs je me suis inscrite à la Librairie pour m’imprégner de tous ces menteurs qui racontent des histoires à qui bien veut les lire et y croire.
- À la Librairie ? Tu as vu Dolores.
- Et comment !
- On peut se rejoindre à la Cité. Tu vois où c’est ?
- Oui mais pas tout de suite. Je vais un peu méditer sur la terrasse en regardant le paysage. Et je vais enregistrer mes nouveaux contacts.
- D’accord, très bien. À tout à l’heure. Bisou. Love you.
- Addio mia bella.
Je fais un bisou au monolithe. Il vibre. Ça chatouille. Je le range dans ma culotte et je m’installe confortablement dans un transat sur la terrasse avec une grosse couverture toute douce. « Monolithe ? Fais moi vibrer aussi. » Et je me laisse aller au rythme de ses décharges de plaisir.
J’arrive à la Cité complètement détendue. Avant c’était la Cité de quelque chose mais comme ça n’arrêtait pas de changer ils l’ont appelée tout simplement comme ça, peut importe le thème. C’est une grande galerie avec des stands éphémères. Il y en a un avec des livres, je vais voir. La responsable vient m’assister :
- Je peux vous renseigner ?
- Oui, quel est le livre que vous avez avec le plus grand nombre de pages ?
- Pourquoi ?
- Je dois participer à l’écriture d’un livre. L’introduction a déjà dépassé les six cent pages. Alors je regarde comment les autres font. La structure, le nombre de chapitre, le titre, le nombre de lignes par pages, le nombre de mots par ligne.
Elle ne m’écoute pas. Elle me regarde juste.
- Vous êtes très belle.
- Justement, ce que j’ai à dire ne peut passer que par les mots. La radio me convient parfaitement. Les livres aussi, il n’y a pas d’images et le rythme est celui du lecteur.
- Vous devez écrire quoi ?
- Je dois raconter des histoires réelles en les embellissant un peu. De belles histoires, qui ont du sens. Peu importe la langue ou le style, seule le thème compte. Mais là je ne vois que des écritures très propres et soignées qui ne racontent pas grand-chose. C’est même trop compliqué à lire, trop élitiste, sectaire. Moi je dois m’adresser à toutes et tous et pour longtemps jusqu’à que le relai soit pris par une nouvelle génération. Et vous, vous écrivez ?
- Oui, un peu. Quelques romans. Des nouvelles.
- Donnez-moi votre livre préféré de vous. Je vais le lire attentivement.
Elle le cherche derrière elle, elle hésite entre deux et m’en tend un.
- J’espère qu’il vous plaira.
- Je vais le lire attentivement. Vous pouvez me le dédicacer ?
Elle prend son stylo, marque un mot à l’intérieur et le referme pour me le donner.
- Vous êtes jeune ? Vous venez d’où ?
- Je suis une locale de l’Ouest, j’ai seize ans. Merci madame. À bientôt.
Je sens que j’aurai besoin d’elle un jour. Je pars et je regarde discrètement à l’intérieur : « À la plus belle et mystérieuse lectrice de la Cité. » Je me retourne avec un grand sourire et je range précieusement son livre dans mon sac. Elle me fait un clin d’œil. Quelqu’un me tape sur l’épaule, c’est Dolores, je lui fait un bisou sur la bouche et je regarde sa main :
- Tu as toujours les deux bagues ?
- Et toi tu flirtes avec la concurrence ?
- Elle a l’air bien. Elle me plaît.
- Moi aussi. Elle est douée.
Dolores lui fait signe et m’explique :
- Il n’a pas voulu la prendre. Il sent qu’il ne fait pas le poids contre moi. Il n’est pas partageur, il est exclusif.
Je suis déçue. Je mémorise ce sentiment pour lui rendre à notre prochaine rencontre.
- Il tient vraiment à ce que je lui explose la tête à nouveau ?
Je fait un signe d’au revoir à la concurrence et je prends Dolores par le bras pour l’entraîner vers la brasserie où je sens que Adé nous attend et nous cherche. On la voit. Je presse le pas. Je l’embrasse et je lui caresse la joue. Je lui présente Dolores que je connais mieux qu’elle, elles ne se connaissaient que de vue. On s’installe confortablement dans une grande banquette en cuir rouge foncé et on se détend en laissant aller le cour de la conversation. Adé m’avoue :
- Tu n’as plus besoin de guide, tu es ici chez toi, tu vas bientôt connaître plus de monde que moi. Et tu rencontres les bonnes personnes. Tu es magique Clémence.
- On l’est toutes, chacune à notre manière.
Je pose ma main sur celle de Dolores. On est bien là. Sans obligation. Sans échéance. J’aime naviguer à l’aveugle, dans l’inconscience de mes pouvoirs qui ne remontent à moi que par quelques intuitions. Je savoure l’instant présent sans savoir ce de quoi la prochaine heure sera faite, la soirée, la journée, sans se presser et en faisant attention. J’entends encore en moi résonner le sermon de Greta. Je prends aussi la main d’Adé :
- Je suis heureuse. Merci d’exister, vous êtes magnifiques.
*
Je parviens à faire venir Lisa à Sylvania, on se donne rendez-vous au Restaurant, très chic, elle aussi quand je la vois rentrer, je lui ai commandé un moelleux dans un grand verre de vin, moi je suis sur un vin rouge cuit aux épices.
- Lisa tu es magnifique.
- Toi aussi, on se fait la bise ?
Elle sent bon. Elle a l’air reposée et contente d’être là. Elle regarde partout autour d’elle.
- Ça te rappelle des choses ? La Terre. Paris ?
- Sylvania c’est plutôt New-York. On avait un centre de recherches là-bas, enfin je veux dire, la NASA, l’agence spatiale. Pas très loin du fleuve, à Manhattan, dans l’Université de Columbia, sur Broadway. J’avais adoré.
Je repose mon verre et je me redresse sur ma chaise. Je suis loin de me rendre compte par où elle est passée, tout ce qu’elle a vécu, les responsabilités qu’elle a endossé et je lui en ai rajouté. Et je continue :
- J’ai des drôles de sensations dans le ventre, parfois des douleurs, je pense que c’est lié à notre intervention.
- Clémence, j’ai peur que ça ne soit pas fini. J’ai gardé des échantillons, des cellules souches, elles ont un comportement étrange en laboratoire. Est-ce qu’il y a autre chose ?
- Je fais tout le temps le même rêve, une petite voix m’appelle et je me réveille dans le champ de fleurs derrière la Chapelle au Village. Je cherche partout la tombe de Iel et je ne la retrouve plus.
- On peut demander à Sœur Adélaïde d’aller voir sur place, d’intervenir avec de l’eau bénite, de faire une cérémonie ou…
- Elle n’est plus Sœur. Elle a démissionné. Elle n’y retournera pas. Il y a même sa tombe sur place. J’ai mise Iel à côté.
- Très bien, je vais voir avec Nathalie alors. Ne t’inquiète pas Clémence, ça va aller.
- Merci Lisa.
- Merci à toi, j’adore cet endroit. Et il fait froid dehors, ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti ça. Et l’odeur de la pluie aussi. C’est dingue ! Je vais rester ! Et toi tu es encore plus belle que dans mes souvenirs.
- Merci, je fais beaucoup d’efforts pour rester la plus belle.
Je l’inviterai à chaque fois dans un endroit différent. Il faut qu’elle ait cet échappatoire pour venir se réfugier, se ressourcer ou rester, elle l’envisage déjà. Pour ça, il lui faut une attache.
- Il faut que je te présente à quelqu’un. Un journaliste dépressif qui me résiste. Il m’a même largué avant qu’on soit ensemble. Bon, j’ai quand même refusé son interview au dernier moment et après je lui ai explosé la tête mais tu vas lui plaire. Il va te plaire.
Tu m’étonnes ! Elle est parfaite pour son émission. Ça va le calmer.
- Clémence, je ne suis pas aussi libre que toi. Même si avec Augustin on est un vieux couple maintenant.
- Ne t’inquiète pas, il met de la distance avec ses clients. Et il a sa déontologie. Et même sans ça, il n’est pas facile. Regarde moi. Il a résisté à ça ! En fait il a trouvé mieux. Je le sais car j’y ai aussi goûté à son fruit défendu. Un transgenre. Fabuleux. Quand on a goûté à ça, tout le reste paraît bien fade.
On nous sert l’entrée en nous expliquant de quoi il s’agit tellement c’est beau et coloré, tout en équilibre visuel mais avec de l’audace dans le dressage. Et ça sent bon. On se regarde, on se sourit, on est heureuses.
- Clémence, heureusement que tu es ma patiente.
- Moi aussi je t’aime, Lisa.
On trinque. Elle me fait signe de m’approcher. Elle m’embrasse tendrement sur la bouche, je ferme les yeux pour savourer ce moment.
- Lisa, je suis ta patiente.
- Oui mais tu m’a dis je t’aime et ça c’est plus fort que toutes les lois.
- Je sens que tu vas mal tourner avec D-Rec.
- D-Rec ?
- Le journaliste, Daniel, Dany. Dan ? Derek. Ça te donne une excuse pour rester. Ça peut durer longtemps. Il faut qu’on se voit tous les jours, d’accord ?
Et elle rit. Elle ne dit pas non. Elle est contente.
- C’est une phrase que je t’ai déjà dite ?
- Non, toi tu as dit toutes les semaines, quand tu as découvert mon anomalie gestative.
- Gestationnelle. On en revient encore là. Tu as fait le bon choix Clémence.
- J’ai l’impression que je suis condamnée à faire ce choix. Être l’ange noire de la nouvelle civilisation.
Je scrute son regard. Je cherche une réponse. Elle vacille.
- On peut revenir en arrière. Je n’ai pas gardé que les souches.
- C’est pour ça qu’il me hante dans mes rêves. Mais non Lisa. On a fait le bon choix. Moi le mien. Toi le tien. En fait ce choix ne nous appartient pas. Qui ? Qui peut le faire ?
- Quelqu’un sur Terre aurait pu le faire mais elle a perdu ses pouvoirs en arrivant ici. Noëlle.
- La cuisinière de la Taverne ?
- Oui. Ensuite il y a Gabrielle mais elle n’est pas assez forte. En fait l’Invisible ne pas nous aider sur ce coup là, personne ne le maîtrise assez. Clémence, réfléchis, toi tu peux peut-être savoir.
- Je n’ai plus de pouvoirs.
- Ils sont toujours là, tu les as enfouis pour ne pas devenir folle. Tu as été plus intelligente que Noëlle sur ce coup là. Mais ils sont toujours là n’est ce pas ?
- Oui, ça remonte juste de temps en temps, je vois des signes, j’ai des intuitions, des trucs comme ça.
- Clémence, dis-moi ce qui te passe par la tête. Juste un indice, une sensation, une impression ?
- Lisa, j’ai l’impression que la solution est là depuis longtemps. Qu’elle est liée à mon histoire.
- Ton grand-père. Il y a certainement un rapport avec lui.
- Mais il en a tellement fait. Quelle action peut nous mettre sur la piste ? Qui aujourd’hui pourrait avoir la solution ? Faire ce choix ? Avec un lien avec mon grand-père.
- Alice ? Alice peut peut-être nous le dire ?
- Il faut aussi un lien avec la Terre.
- Alice et la mission de 2003.
Et ensemble on vient de comprendre. Quelqu’un peut faire ce choix. Elle me laisse l’annoncer, moi qui n’ai pas la Foi :
- Dieu ! C’est tellement logique. Maintenant on sait qu’à chaque décision importante on peut lui demander son avis. Maintenant je comprends mieux son discours, sur mes choix, sur mon libre arbitre, sur mon pouvoir sur le présent pour décider de l’avenir. Nous on a fait nos choix mais la décision lui revient.
On va la voir en Principauté. On lui expose les faits, le choix de Clémence, le choix de Lisa. Quel est son choix à elle ?
- Je vais le porter.
- Greta ? Pourquoi ?
- Parce que c’est écrit dans la B4. C’est toute mon histoire. Lisa, est ce que c’est possible en vrai, ici, dans notre dimension ?
- En mère porteuse, oui je pense. On refait le coup de la Vierge Marie et du Messie.
On se regarde avec Greta. Lisa vient de comprendre qu’elle a annoncé le pourquoi du comment de toute cette histoire. La messe est dite. Tout s’explique. Greta va porter le bébé de deux mondes, il aura le premier rôle dans notre B4.
Je les laisse se concerter pour les aspects techniques de l’affaire et je sors discuter avec Spencer.
- Comment va ta mère la Reine Frances ?
- Elle est inquiète pour ses petits enfants. Ils se préparent aussi à aller sur l’île B.
- Comme tout le monde. Dis-lui de ne pas s’inquiéter, je veillerai sur eux, je serai bien placé, dans une bonne équipe, au cœur de la communauté, à la gouvernance.
- Félicitations.
- J’aurais plus besoin d’encouragements. Ça ne va pas être facile. Gérer un peuple, c’est un vrai cauchemar.
Je parviens enfin à le faire rire. Je continue plus sérieusement :
- Ça va être une longue histoire à raconter. Je ferai de mon mieux.
Il regarde Greta. Il n’a même pas jeté un œil à mon décolleté. Peut-être à mes jambes sans que je ne le vois ? Non, en fait il ne m’envisage même pas.
- Elle est belle, elle est magnétique, il faut être en sa présence pour s’en rendre compte. Rien ne peut transcrire ce qu’elle est vraiment. Ni les images, fixes ou animées, ni ce qu’on peut raconter d’elle, en paroles ou en mots. Comment je vais pouvoir expliquer aux générations futures dans la B4 qu’elle a vraiment existé ?
- Greta ne se prouve pas, elle s’éprouve.
- Super ! Je vais citer un Roi. C’est ça en fait. Tu ne te comportes pas en homme, tu es plus. Tu es son Roi, tu es le Roi de Dieu. Spencer, je suis qui pour toi ?
- Clémence, tu es plus qu’une femme aussi. Et il faut aussi être en ta présence pour se rendre compte de ta beauté. Tu as ce pouvoir sur l’Invisible des terriens qui sont programmés pour être esclaves de leurs désirs de survie de l’espèce. Ce n’est plus le cas ici. L’éternité change tout. Sans elle je ne serais pas qui je suis, le partenaire d’éternité de Greta. Tu es jeune, tu as un destin, tu vas faire plein d’erreurs et un jour tu seras prête, mature pour l’éternité.
- Ou pas. Il y a un moyen d’échapper à tout ça. Et il ne s’agit pas simplement de contrôler le présent.
J’arrive enfin à attirer son regard, à le détourner de Greta, parce que ce que je lui dis là va au-delà des préceptes de Dieu, lui l’héritier de la Couronne reconnue par les adeptes de la B2. Je sens comme un malaise. Je suis allé trop loin.
- Spencer, tu me regardes comme si j’étais la suite de Greta. Tu n’es pas un homme, non, tu n’es plus un terrien, juste un Roi qui va de guide en guide. Mais je ne suis pas la bonne direction à suivre. Je ne suis pas une autre direction, je vais dans la même que toi, vers Greta. Je lui tend la main. Il approche la sienne. Mais mon monolithe vibre. C’est Adé. Je dois rentrer. Un rapide au revoir à tout le monde et je retourne au port prendre une navette. J’en profite pour mettre à jour mes contacts puis je lâche vite mon monolithe pour regarder le paysage. On passe au dessus du Village. Je regarde le champ. On ne voit pas les deux tombes. Et il n’y a personne dedans. Mais elles sont quand même liées. Par moi. Une notification apparaît sur mon monolithe. Spencer accepte de rentrer dans mes contacts. On continue notre conversation en échangeant des petits messages. Puis des grands. Puis des courriers, des lettres et à chaque fois qu’on se reverra on sera tellement heureux de discuter de tout ça en vrai, face à face. J’inspire pour refaire rentrer au fond de moi ce pouvoir de voir l’avenir et je reviens au présent, à Sylvania, chez Adé qui se jette dans mes bras. Je lui ai manqué. Elle avait juste besoin d’un câlin. Ou bien ?
- C’est pour te dire que ça y est, j’ai eu le poste à la Clinique.
- Alors ça y est, c’est parti pour une nouvelle vie, ici. Félicitation docteur Montaigne.
- Et toi ? Tu as été reçue aussi ?
- Oui mon stage a été validé dans les trois domaines.
- Alors ? Tu as été retenue en presse, en radio ou en vidéo ?
- En fait, ils m’ont proposé les trois.
- Et tu as choisi lequel ?
- Ils m’ont proposé de faire les trois en même temps. J’ai refusé. Les trois. J’ai invoqué le fait que j’avais deux ans d’avance et pas non plus l’âge d’exercer ces activités.
- Comme dans ta prépa pour l’île, deux ans d’avance. Tu vas faire quoi en attendant alors ?
- Il y a un truc que j’ai bien apprécié dans la fin de mon stage, sur scène.
- Chanter ? Présenter des émissions ? Faire de la concurrence à ton Derek.
- Non Adé, en fait, je vais faire une école de danse, ici. Enfin… si j’arrive à y rentrer. J’ai un entretien programmé avec le directeur.
- Quand ?
- Il m’a dit de passer quand je voulais.
- Tu m’étonnes. Tu as dû les impressionner avec ta chorégraphie tout en douceur, en subtilité, calme, expressive, c’était la meilleure façon d’apprécier ta beauté.
- Oui, je suis contente. J’ai hâte de voir ce que je peux faire là-bas.
- Mais tu as l’air contrariée.
- C’est autre chose. C’est Greta et Lisa, elles veulent jouer les sorcières religieuses et ressusciter mon avortement. Greta, en tant que Dieu, veut même le porter comme l’enfant Jésus, un Messie pour la B4.
- Mon Dieu…
- Tu l’as dit. Il n’a pas fini de me hanter. J’avais eu tellement de mal et de courage à prendre cette décision, tout ça pour rien. Elle sont déjà en train de voir le protocole pour l’opération du Saint Esprit.
- Clémence, je vais faire un rapport.
- À qui ? C’est Greta et Lisa.
- Au Pape. Il est le signataire et le garant de la B3. Il a son mot à dire pour la suite.
- Merci Adé. Merci.
- Va voir ton directeur, je m’occupe de ça.
*
- Vous avez du talent dans la famille. Boris, il est doué aussi.
- C’est un cousin éloigné, il ne fait pas la même chose, c’est plus technique, plus rapide.
- C’est l’Ouest. Ici c’est autre chose. Il y a un peu plus d’âme dans nos créations mais un peu moins de divertissement. En tous cas ce qu’on a vu de vous nous a ébahi. Vous êtes un diamant brut, sincère, avec un potentiel incroyable. Vous inventez un style. Si on vous formate à notre façon, on a peur de casser cette sincérité, cette vérité que vous avez en vous.
C’est mort. Pas la peine de perdre mon temps. Je me lève et je pars. Je cours presque. J’ai eu comme un flash. Rien de bon ici. Il est une menace. Merde ! J’ai laissé un pouvoir remonter. Tant pis. On ne saura jamais. Je vais faire autre chose de ces deux années. Je sors vite du bâtiment, j’ai des frissons, j’ai froid, j’en tremble, me voilà en sécurité dans la rue. Mais quand je pense à ce qui se trame avec iel, j’en ai la nausée. Le directeur m’appelle. Je réponds : « Désolée, je suis une instinctive. Je n’ai rien senti de bon sur la suite de notre conversation. » Et je raccroche. Et je bloque. J’efface même. Je vois une notification de Spencer. C’est réconfortant. Je pose le monolithe sur ma poitrine, je ferme les yeux et j’inspire. J’expire. Ça va mieux. Je regarde à gauche. Je regarde à droite. Rien. Nulle part où aller. Plus de direction à suivre. Vivement dans deux ans. Ailleurs. Sur l’île B. Ou pas. Qui sait ? J’attends. Rien ne se passe.
- Clémence ? Ça va ?
Je me retourne, c’est le directeur.
- Désolée. Une tempête invisible m’a traversée. Et vous ? Ça va ?
- Je ne sais pas. Je suis un peu perdu avec tout ça. Quand en quelques minutes on se rend compte que tout ce qu’on fait ne vaut rien. Quand on vous voit évoluer dans l’espace comme personne alors qu’on croyait tout savoir. C’est une chance de vous avoir vue. Même si ça fait perdre sens à tout ce qu’on fait. Comme quoi, la danse peut faire prendre conscience de tas de choses à qui veut bien les voir. Mon premier contact avec la danse c’était en thérapie dans un exercice de pleine conscience. Il fallait marcher, dehors, dans l’herbe, sous la pluie, le plus doucement possible en prenant conscience de chaque petit mouvement. Et les choses s’installent, se structure, nos pensées, notre respiration, les battements de notre cœur. Et ensuite, on lieu de subir, on prend le contrôle de ce nouveau langage et on exprime des choses. C’est un chemin qui m’a pris des années. Vous, en quatre minutes et sept secondes vous avez résumé tout ça, vous êtes même allé au-delà. J’ai vu le niveau au dessus de tout dans vos mouvements, vos expressions. Même dans la photo de vous dans la presse sur votre prestation. Il y a tant, dans votre position, votre tenue, votre sourcil gauche à peine plus haut que l’autre et votre regard droit, perçant. Qui a fait cette image ?
Ouf ! Enfin une question ouverte sur un dialogue !
- Coralie, ma pigiste. On est de la même promo. Elle est douée. Mais elle vous dira qu’elle n’y est pour rien, que la photo c’est juste 50 % de sujet et 50 % de technique, rien d’autre.
- Mais comme en danse, ce ne sont pas ces 100 % qui comptent. C’est tout le reste.
Excellent, je vais le reprendre pour la B4, ça fait très occulte. On va s’installer dans le Café en face pour continuer la conversation. Je le sens mieux. Je suis en confiance.
- C’est quoi votre numéro déjà ? Je vous ai bloqué et effacé.
Mais j’ai bien fait. Ça a changé l’avenir. On est parti sur autre chose. Tout se joue sur un détail, mais lequel ?
- 912.
- Ça ne marche pas. Saleté de nouveau monolithe ! Il conserve le blocage. Pas possible de revenir en arrière.
- Tant pis. Je vous donne mon perso. 700.
Il réussit à me faire rire. Personne ne peut appeler les chiffres ronds. Mais il a pas l’air de plaisanter.
- Vous êtes un grand malade. Qu’est ce que les services secrets font à Sylvania, agent 700 ?
Il me prend mon monolithe, tape un code, met son empreinte, approche son œil. Monolithe activé pour appeler le 700.
- Agent dormant, en observation. On doit se réveiller au contact d’un influenceur.
- Et vous n’êtes pas censé le dire.
- Comment tu sais tout ça ?
- J’ai suivi le stage, à l’hexagone. Vous le savez sans doute.
- Je devrais. J’ai pas vérifié. Je suis dormant.
Il tripote encore mon monolithe.
- Rends-moi ça.
Il en fait une tête ! Ça me fait rire.
- Le stage à l'octogone ? Du coup tu es habilitée.
- Tu aurais dû le vérifier avant de jouer avec mon monolithe.
- Agent dormant.
- Mouais. Je ne le suis pas. Trop jeune. En instance. J’ai un monolithe irrégulier avec ton 700. On nous avait prévenues avec les agents de terrain. Monsieur S. Mae. C’est quoi le S ?
- Seth.
Je pouffe. Il explique :
- Ça veut dire placé, situé, comme un agent dormant.
- Je vérifie sur mon application sacrée. C’est aussi le troisième enfant d’Adam et Eve dans la B2, non ? L’ancêtre de Noé. Il a vécu 912 ans. D’où votre numéro bloqué. Et pour Mae ?
- Ça veut dire cent. En hébreu.
- Seth 100. Très original. Et pourquoi la danse ?
- C’est un des 33 thèmes de l’Occulte. C’est tombé sur moi.
- Vous êtes aussi nombreux à travailler sur l’Invisible ?
- En même temps oui. Ce n’est pas toujours les mêmes. Il y a des pertes.
Je sais qu’il ne plaisante pas. Il voit que je sais. On reprend notre sérieux.
- Bon, Seth, on fait quoi maintenant ?
- On va préparer un ballet. Pendant un an ou deux. Le lac des signes. Mais à ta façon. Cette fois-ci c’est la chorégraphie qui s’adaptera à la danseuse et pas le contraire.
- C’est un super sujet d’étude pour ton domaine, bien joué. 33 thèmes ? J’en ai eu combien sur les 33 ? Six ou sept. Des fois quatre en même temps.
- Ils sont tous liés. Ce sont des points d’entrée. Ils communiquent.
- Alors tu vas m’entraîner ? L’Opéra sera notre base. Je vais devenir la super héroïne qui sauve le monde ?
- Au moins ton île pour commencer.
- Tu me recrutes. On va passer beaucoup de temps ensemble. Je connais vos méthodes, ma fille est un agent reproducteur.
- Je n’ai rien contre eux mais je ne suis pas dans le même domaine, de compétences. Et je suis stabilisé, je vais te présenter ma femme, mes enfants, mes petits-enfants qui vont aller sur l’île, ils vivent à l’Ouest et c’est leur génération. Je serai rassuré de les savoir avec toi. Ma motivation n’est pas que professionnelle. Je ferai tout pour que tu sois prête et tu pourras toujours compter sur mon soutien. Sans aucune ambiguïté S entre nous. Mais avant de commencer, rentre chez toi et mets de l’ordre dans ta vie.
Il ne respecte pas le protocole. D’abord son 700, ensuite son implication dans la mission. Mais je sens que je peux lui faire confiance. Et je sais qu’Adélaïde ne tiendra jamais tête à Greta et Lisa. Alors que moi. Je vais les voir, elles sont déjà à l’Hôpital à l’Ouest à préparer l’opération. Je rentre dans leur laboratoire et je crie :
- STOP ! Je ne suis pas d’accord. Arrêtez-tout. Je suis la mère. J’ai fais ce choix. Il n’est pas question de vous voir jouer la Bible avec ça. Il y a un truc qui ne tourne pas rond dans votre tête les terriens. Pas étonnant que votre planète s’en soit retournée. Ici on est sur MA planète. C’est moi qui commande.
Je suis en colère, je fais les 100 pas et j’attends leur réponse. Elles se regardent. Elles baissent les yeux. Elles se rendent compte qu’elles étaient complètement parties dans leur délire. Greta ouvre la bouche pour parler. Je lève le doigt pour l’arrêter :
- Non ! Pas de parole de Dieu.
Elle referme la bouche. Je regarde Lisa. Et je me calme. Elle n’a rien à dire. Pourtant il va bien falloir. Je vais donc la laisser mettre un terme à tout ça en silence. Je m’approche de Lisa et je la serre dans mes bras pour l’encourager, la soutenir, lui pardonner, je l’embrasse. Et je me retourne vers Greta pour lancer un regard méchant, elle baisse les yeux. Avant de repartir, je regarde Lisa, je veux voir son regard :
- Lisa ?
Elle me regarde. Je vois son âme. Je sais. Je peux repartir sereine. Je ne lui demande rien de particulier, sur les cellules souches ou sur l’embryon. Je pourrais. Mais je la respecte et elle prendra ses responsabilités. Voilà le message qu’elle lit dans mon regard. En repartant la porte se claque toute seule derrière moi et des perturbations électriques envahissent tout le laboratoire, comme un avertissement. J’attends d’être dehors pour me retourner face à l’Hôpital et je crie. Pour dire adieu. Et je rentre à l’Est en pleurant. Je viens de redire non à la vie. J’inspire à fond pour avoir moins l’impression d’étouffer et j’expire ma peine. Je rentre tout raconter à Adé et je vois dans son regard que quelque chose à changé. Elle est choquée. Elle a peur. Elle est inquiète. Elle est déçue ne ne plus être à la hauteur. Je la rassure :
- J’ai besoin de toi Adé. Heureusement que tu es là. Tu es ma force, mon guide, ma mère spirituelle.
- Tu ne crois pas si bien dire. Le Vatican 4 vient d’être constitué. Ils m’ont proposé un poste, que j’ai refusé. Alors ils m’ont nommé au grade supérieur. Mère Adélaïde.
- Tu vas devoir aller en Principauté ?
- Non, pas pour le moment, pas avant deux ans. Au contraire ils veulent créer une annexe ici. Avec quelqu’un de poids. Une sœur n’aurait pas suffi.
- Adé, je vais avoir quelqu’un d’autre dans ma vie, il va m’accompagner dans mon parcours. Une sorte de père spirituel aussi. Il est comme toi. Un agent de l’Invisible. Mais lui il est d’ici. Vous allez bien vous entendre je pense. Officiellement c’est l’agent 912 mais en fait c’est un chiffre rond. Il s’appelle Seth Mae.
- Un chiffre rond ?
- Les agents de l’Invisible. Ils sont 33. Ils sont codés de 100 à 3300. Il y en a un par thème. Ils surveillent 33 thèmes dans l’Invisible. Seth Mae est l’agent 700, affecté à la danse. On va travailler un ballet pendant deux ans. Il va me préparer, pour l’île.
- La danse ?
- Apparemment c’est un pouvoir de l’Invisible.
- Mon Dieu. C’est dans la B1 et même avant. Ça remonte à loin.
Je sens mon monolithe vibrer. Pendant qu’elle réfléchit à tout ça je regarde l’écran. Spencer. Le Roi. Il m’envoie une petite phrase codée. Moi aussi je réfléchis. En même temps je lui répond, quelque chose de gentil, de doux, une graine d’espoir. Comme une incantation. Je peux être l’antidote au philtre qui le domine. Mais je dois demander la permission. À la Reine.
- Ma mère ? Peux-tu m’obtenir une entrevue avec Frances ?
*
On me fait entrer dans une salle aux murs recouverts de bois foncé. Il y a un miroir, je passe devant pour me regarder. Je suis resplendissante. Je m’admire, sous toutes les coutures. Et je la vois apparaître derrière moi. Je me retourne, je fais la révérence :
- Ma Reine. Je viens vous consulter au sujet de votre fils. J’ai tenu tête à Greta. Je peux le délivrer de son emprise.
- La Clémence de Dieu. L’ange noire. Pourquoi feriez-vous ça ?
- Pour lui. On a commencé à communiquer. De façon intime. Secrète. Il me le demande, de façon codée. C’est pour ça que je suis là devant vous. Il a besoin de votre permission.
- Il vous envoie me délivrer aussi. Je suis également sous son emprise. Elle m’a pris Gabriel et ensuite elle m’a pris notre fils. Vous lui avez tenu tête. Qu’est-ce qu’elle voulait vous prendre ?
- Mon enfant, elle voulait même le porter et le mettre au monde alors que j’avais avorté. J’ai dû me montrer plus forte qu’elle. Et Spencer, il appelle au secours.
- Je ne peux pas vous donner ma permission. Sauf si vous avez une raison de faire tout ça.
- Je peux en trouver une ou deux. D’abord, je veux le récupérer lui, pour moi. Ensuite, je veux les sacrements.
- Les sacrements ?
- Princesse Clémence de Cambridge.
Elle écarquille les yeux, elle doit s’asseoir, elle s’agenouille par terre. Je lui prend les mains pour la relever et je lui murmure à l’oreille :
- Ma Reine, le sort est levé. Vous êtes délivrée. Ai-je votre permission pour Spencer ?
Je le retrouve au port.
- Spencer, c’est fini.
Et je me retourne pour repartir à ma navette.
- Clémence ?
Je m’arrête et je me retourne. J’attends la suite :
- Clémence, est-ce que je peux partir ?
- Oui Spencer, tu es libre.
- Clémence, est ce que je peux partir avec toi ?
Je souris de satisfaction. Je lui tend la main et je penche la tête en guise d’approbation. Il s’approche, il regarde derrière lui, il tend sa main, il hésite puis il la pose sur la mienne. Je l’attrape et je le tire à moi pour l’embrasser. On s’en va. J’enlève le Roi. Dans la navette il me pose des questions étranges :
- Pourquoi ne pas sauver mes enfants plutôt ? Au moins ils sont de ta génération.
- Justement. Ils seront sur l’île où j’aurai des fonctions incompatibles à faire ami ami. Et puis ils ont du Greta en eux. Spencer, ma génération c’est bien le problème. Le réseau A, la B4, on essaie de nous imposer une histoire qui n’est pas la nôtre.
- C’est parce que ça vient de la Terre, c’est ça ?
- Non, nous aussi on vient de la Terre, on est juste arrivés un peu avant et on était en perdition mais au moins on était enfin en paix. Votre arrivée a tout changé, en bien. Et on doit s’efforcer à ce que ça se passe bien. Cette fois-ci dans l’histoire de cette planète, la politique ne pourra rien pour nous. C’est dans l’A.S.I. que ça se passe. C’est notre avantage sur Greta, sa faiblesse c’est la politique. Dieu, c’est de la politique. Nous on est, on veut autre chose. Mais on ne pourra rien faire sans vous, les terriens, la Couronne.
- Clémence, c’est quoi le projet ?
- C’est déjà en cours. Depuis le début. La fusion. Après on verra ce qu’on fera de notre Humanité. Ils veulent une B4 ? On va leur montrer, on va leur écrire, jusqu’au dernier chapitre et crois-moi, si j’ose dire, il n’y aura pas de B5 parce qu’il y a des limites à la connerie, bordel !
Il éclate de rire. Ça me fait rire aussi. Je termine :
- On va bien s’amuser, Spencer. Je t’enlève. Je détiens le Roi à Sylvania.
Je veux lui offrir une belle parenthèse dans l’Histoire de sa Couronne.
- Tu crois que Greta va laisser faire ?
- Ne t’inquiète pas pour elle, elle est forte, elle a sa fille Isa Love près d’elle, elle en a vu d’autres et de toutes façons elle ne fait pas le poids contre moi ou mes cousines et j’en passe. Mais Greta n’est pas une ennemie. On l’aime toutes. On l’aime tous. Je l’aime. Elle n’est pas méchante, elle a bon fond, ça fait juste trop longtemps que personne ne se monte contre elle. Et je pense que ça va lui faire du bien. Elle va progresser, mûrir. Être meilleure encore. Greta sera toujours Greta et tant mieux. Sans elle, sans son aura, sans sa détermination, elle serait venue seule ou presque ici. Elle a insisté fortement et lourdement pour ramener le plus de monde possible. Votre peuple Spencer. Ton peuple. Qui bientôt ne sera plus qu’un avec le nôtre. La fusion. Ici ou dans les îles, il n’est question que de fusion d’un peuple qui trouvera son équilibre avec des repères comme Alice, Greta, Frances mais aussi toi, mais aussi moi, nous, Spencer.
J’appelle mon agent très spécial :
- Seth ? Je viens d’enlever le Roi. Tu as une planque ? On a Greta aux trousses, et Frances peut-être, qui sait ?
On se retrouve dans un énorme appartement au sommet d’une tour.
- Spencer, il faut que tu reprennes tes esprits, ça ne va pas se faire en cinq minutes après tant d’années. Je vais rester avec toi. Je trouve des détecteurs et je les passe sur ses vêtements. Ça bipe. Je lui fais enlever même si ça ne sert à rien car la tour est protégée, il faut être connecté au réseau interne pour communiquer avec l’extérieur. Mais il y a des alertes serveur, les puces essaient de passer, c’est normal, c’est le roi. Coups de marteau, micro-ondes, rien y fait. L’activité des serveurs pour contrer les puces va nous faire repérer. Même nu il en a sur lui, dans lui. Je vais au disjoncteur et je baisse le levier pour défaradiser l’appartement. J’envoie un message à Greta : « Spencer est avec moi à Sylvania, tout va bien. » Elle va se faire disputer par la Reine Frances. Je pose mon monolithe et je me retourne. Spencer n’ose pas se rhabiller.
- Va prendre une douche, je vais te trouver des habits.
Il est bien cet appart. En plein centre et pourtant si loin de tout, c’est au sol que ça se passe ici. Je regarde les sorties pour intégrer les évacuations. Je monte sur le toit. Quelle vue ! On est sur le toit du monde. Je lève les bras en l’air et je crie : « Je suis la Princesse Clémence de Cambridge ! ». Je redescends. Je le trouve hagard, dans un peignoir blanc au sortir de la douche. Il est assis sur un banc, les pieds nus sur le carrelage. Je prends une serviette et je m’approche doucement derrière lui. Je pose délicatement la serviette sur la tête, il ne réagit pas. Je commence alors à lui sécher les cheveux, tendrement, en lui fredonnant une chanson. Je le sens se détendre. À la fin je lui fais un bisou sur la joue et je lui murmure : « Tu es un petit gabarit toi. » Normal, pour Greta, il n’en fallait pas plus. Ensuite je l’installe à table dans la cuisine et je cherche de quoi faire un dîner. Il a le regard dans le vide et il ne parle pas. Je défige des légumes et je les coupe pour préparer une soupe. Pendant que ça mijote je vais m’asseoir sur ses genoux et je lui relève sa mèche pour mieux voir son visage royal. Je lui prend une main et je la pose entre mes cuisses. Je lui murmures des petites phrases gentilles pour le rassurer. « Je suis là pour toi, je vais bien m’occuper de toi, on va être heureux, on va s’aimer ». Mais rien ne le sort de sa torpeur. Je suis obligé de lui mettre un bavoir et lui donner sa soupe à la cuiller. Il a l’air d’aimer. Ça le réveille. Il finit tout seul comme un grand.
- Je suis fier de toi, mon Roi.
Ce n’était que l’entrée. On passe toute la nuit à manger. On finit par s’allonger sur le canapé, repus, l’un sur l’autre, pour un sommeil de digestion bien mérité. Le lendemain il a l’esprit plus clair. Je lui explique :
- Il te faut un sas de décompression, je ne sais pas pour combien de temps. On va rester là un moment avant d’affronter le monde extérieur.
- Depuis quand tu prépares ça ?
- Depuis notre rencontre, depuis que tu m’as dit que Greta s’éprouvait. C’était comme un appel au secours. Et puis elle m’a fait le coup de vouloir porter mon bébé avorté. Là, j’ai compris qu’il fallait lui dire stop et la punir, lui prendre son Roi et te délivrer par la même occasion.
- Qu’est ce qui te motive à faire tout ça ?
- Je dois empêcher que les choses arrivent. Contrôler le présent pour choisir l’avenir. Spencer, tout se passe ici et maintenant. Tu reprends le contrôle sur ton présent.
Il comprend. Il se lève et commence à ranger, faire le ménage, prévoir les repas et programme une balade dehors dans le Parc.
- Avec toi, tu veux bien m’accompagner ?
Avec manteau et bonnet, on descend les 184 étages par l’ascenseur pour se retrouver au ras du sol. Il n’y a qu’à traverser le boulevard pour entrer dans le Parc. C’est parti, je le tiens par le bras et on avance côte à côte à travers le vent froid. On avance jusqu’au centre, il y a un plan d’eau, on s’assoit sur un banc, la pluie commence à tomber, on se serre l’une contre l’autre.
- Tu es une belle jeune fille. Tu n’as pas mieux à faire que de t’occuper de moi ?
- J’ai deux années de libre devant moi pour m’occuper de mon Roi. J’ai juste un ballet à préparer à l’Opéra. Il faut te trouver une activité aussi. En attendant, je t’emmène partout avec moi.
À la Piscine faire de l’apnée, au Théâtre pour des pièces comiques, au Restaurant gastronomique, à l’Opéra pendant mes cours où il aide un technicien pour les éclairages. On a notre routine dans l’Appartement, il prépare à manger, je mets la table, on fait le point vers la fin du repas, on regarde une émission sur l’écran et ensuite on passe chacun à notre bureau. On se retrouve dans la salle de bain avant d’aller dormir mais c’est chacun sa chambre. Je vais le border et je l’embrasse :
- Bonne nuit mon Roi.
- Tu ne veux pas rester un peu avec moi ?
- Pas avant le mariage. Tu veux que je te soulage ?
Je passe une main sous les draps pour vérifier le matériel. Il faut peut-être que je lui fasse des choses pour qu’il n’aille pas voir ailleurs. Les terriens sont vigoureux, ils ont encore en eux cet instinct de mortalité, de survie de l’espèce.
- Clémence, j’ai juste besoin d’un câlin.
- D’accord, je reste avec toi. Mais je te préviens, je ronfle.
- Tu n’as rien sous ta nuisette ?
- Je n’ai jamais rien sous rien Spencer. Tu es tout chaud.
- Ta peau est plus douce que la soie.
On est bien là. Extinction des feux. On se réveille en pleine nuit. Dehors c’est la guerre. Des flashs de lumière et des explosions dans le ciel. On se lève et on s’approche de la fenêtre, blottis l’un contre l’autre.
- C’est un orage.
- Les dieux sont en colère.
- C’est la fin du monde.
- C’est le début de notre Amour.
On s’embrasse. On se caresse. Il se soulage partout sur moi. Je m’enduis le corps de sa semence royale et on passe sous la douche chaude se détendre l’un dans l’autre avant d’aller se recoucher pour terminer notre nuit. Dehors la guerre s’éloigne pour nous laisser dormir. Je suis avec mon homme. Je me sens sa femme. Pas besoin de sacrements pour ça. Je me sens sous son emprise. Il faut que j’en parle à Greta.
*
Elle m’explique :
- On était sous l’emprise l’un de l’autre, de quelque chose de grand, qui nous dépasse. Il est maintenant sous ton emprise aussi, Clémence. Vous êtes amoureux.
Ça me fait du bien de l’entendre, d’être avec elle. Il n’y a pas de mots pour lui dire alors je l’embrasse sur la bouche et je la serre dans mes bras. Elle inspire l’Amour, elle plane quelque part au dessus de l’A.S.I., c’est sa son pouvoir. On se tient les mains, front contre front, on ferme les yeux et on inspire et on expire. Elle ne se prouve pas, elle s’éprouve. Une larme coule sur ma joue. Elle est Greta.
*
Au vernissage de Coralie je pose avec Seth devant mon portrait de danseuse lorsque je vois apparaître Dolores. Je lui fais signe, elle arrive avec son Daniel à la main.
- Vous vous connaissez je suppose ? Non ? Seth est chorégraphe à l’Opéra. Il faut que je vous présente mon Roi. Coralie est en train d’essayer de le convaincre de faire un portrait de lui avec une couronne sur un trône ou un truc du genre.
Pendant que Dolores pose des questions à Seth, j’emmène Daniel vers Spencer pour les présenter. Sur le trajet je lui explique :
- J’ai dû me battre avec Dieu pour l’avoir à moi.
Je les présente et je les laisse parler en récupérant Coralie :
- C’est formidable Coralie, quel talent ! Je crois que tu vas valider ton stage aussi.
- Merci Clémence de m’avoir amené tous ces VIP.
- Alors il veut bien poser en Roi ?
- Oui mais avec toi en princesse.
- C’est une bonne idée de cadeau à envoyer à Greta et Frances. On va faire ça. Je vais me renseigner sur ma tenue de Princesse de Cambridge.
*
À l’Opéra j’écoute les conseils de Seth :
- Surtout ne pas apprendre la danse. Juste bouger à ta façon. Et exprimer des choses avec ton corps, ta position, tes mains, ton regard. Même immobile tu continues de danser. Ça se voit sur les photos. Et pour voir tout ce que tu exprimes, il faut que tu danses très lentement.
Il me montre ses schémas tous rayés de la chorégraphie initiale et continue :
- Tu bouges comme une feuille d’arbre sur un lac, poussée par le vent, elle a l’air de dire tellement de choses. On va juste passer d’un signe à l’autre.
- D’où le lac des signes. Tu as eu l’idée dès le départ. Comme un trait de génie.
- J’étais juste inspiré par ton absolue beauté et ton talent infini à t’exprimer dans les moindres mouvements de ton corps parfait dont les lignes hypnotisent tout le monde. Ta beauté est l’ambassadrice de la poésie que tu nous proposes juste en bougeant. Même tes déséquilibres sont parfaits.
Il est enthousiaste pour mon ballet de Princesse.
- Et si on finissait par une fuite sur un balai de sorcière ? Parce que c’est ça mon histoire, mon destin aussi, non ?
- Et si les choses avaient changé ? Tu es la Princesse d’un Roi. Tu es ma danseuse étoile. Tu es fatiguée alors je te laisse te reposer quelques jours. Et surtout, pas de danse, pas d’entraînement, rien.
En sortant de ce cours, je tombe sur Aurélie qui livre des denrées au Restaurant de l’Opéra. Elle me montre des sortes d’insectes qui viennent du fond des océans. Puis elle me regarde avec un air bizarre :
- Je trouve que tu as changé.
- Toi aussi tu t’y mets ? Mon prof de danse me parle de changement aussi. Et on me dit tout le temps que je ne suis qu’au début de ma vie mais j’ai l’impression d’être arrivée au bout, au smmet, ici, à Sylvania, en dehors de ma civilisation. C’est ici que j’ai trouvé mes réponses. Je pensais les trouver plus tard, sur l’île. Mais à quoi bon maintenant ? J’ai dû affronter Dieu pour en arriver là. Et on me demande d’écrire la B4. Mais je ne suis qu’une jeune fille de seize ans. Tu en étais où à seize ans, toi ?
- C’était il y a longtemps, il y a 94 ans. J’avais l’impression d’être arrivée à la fin de ma vie. J’étais sous l’emprise d’un homme d’église qui abusait de moi tous les jours. Soit disant pour me sauver. J’aurais pu sombrer, définitivement, mais j’ai juste accepté les choses. Et petit à petit, je m’en suis sortie. J’ai pardonné, je me suis pardonnée, j’ai avancé. Et je suis là, devant toi. Je t’ai transmis du savoir, des valeurs de survivalisme que tu aurais pu mettre à profit plus tard sur l’île mais tu as su les appliquer à tous les domaines de ta courte vie. Et te voir là devant moi, si épanouie, si forte, rien que pour ça, ça valait le coup que je m’en sorte. Je suis vraiment fière du résultat. Tu es si puissante, il n’y a pas que ton destin que tu peux changer. Et je crois que tu as déjà changé l’avenir, de nous toutes, de nous tous, avec cette décision de que tu as prise, que tu as même du prendre deux fois à cause de Lisa et Greta. On en a parlé au Conseil. C’est là que j’ai compris à qui j’avais à faire avec toi. Et je veux que tu saches que je serai toujours de ton côté. Et tu n’as pas à t’inquiéter parce que les choses importantes se votent à l’unanimité. Alors fonce Clémence. Sauve nous. Même les Chevaliers de l’Apocalypse sont de ton côté.
- Aurélie, tout le monde attend quelque chose de moi.
- Tout le monde a repéré ton potentiel, Clémence.
- Vous sauver ? Vous servir ? Il faudra le mériter.
- Excellente réponse. Tu vois, tu as ça en toi. Tu sais.
Je la prends dans mes bras. Elle sent les légumes verts. Je l’embrasse dans le coup. Et puis je regarde son visage, je caresse sa joue, je me perds dans le bleu de ses yeux et je la vois au fond de son âme. J’en perds l’équilibre, j’en perds mon souffle, je vois sa douleur de petite fille, du sang, sa main qui écrase des haricots verts, c’est leur odeur que je sens, elle est couché dans le jardin et ce n’est pas un homme d’église qui est sur elle. Elle me gifle, je reprends ma conscience :
- Ça va Clémence ?
Je reprends mon souffle :
- J’ai oublié de faire mes exercices quotidiens pour que mes pouvoirs restent au fond de moi. Je t’ai vue il y a un siècle. C’était qui cet homme sur toi dans le jardin ?
- Mon père.
J’arrête de respirer. Elle revient vraiment de loin. Avec tout ce courage. Cette force. Qui je suis moi à côté ?
- Aurélie. Aurélie…
Elle baisse les yeux. On se tient les mains. Des larmes coulent sur son visage. Puis des convulsions la secouent. Elle pleure. Moi aussi. Elle partage sa douleur. Sa douleur s’échappe. Elle sort enfin. Elle se sent mieux. Soulagée. Je la serre dans mes bras. Elle ne sent plus les légumes verts. Elle sent les fruits mûrs.
*
Je raconte tout ça à Mère Adélaïde du Vatican IV :
- J’ai croisé Aurélie en sortant d’un cours à l’Opéra. J’ai vu loin en elle, ça l’a bouleversée. À quel moment elle apparaît dans la B4 ?
- En page 9. Mais il y a 7 pages de préambule, de présentation. L’histoire ne commence qu’en page 8 où il est question de sa mère, qui se laisse mourir.
- Quel âge a-t-elle à ce moment là ?
- Aurélie ? 15 ans.
- J’ai vu plus loin que ça, avec son père.
- Son père est mort plus tard, en page 77.
- Tu connais la B4 par cœur ? Jusqu’à la page 666 ?
- Non, jusqu’à la page 710 pour l’instant, et il ne s’agit pas de mémoire, en me concentrant un peu je vois la B4 devant moi comme un livre ouvert où je peux tourner les pages.
- Et toi ? Tu apparaît à quelle page ?
- 91.
- Et moi ?
- 486.
- Mais alors tout commence avec Aurélie ?
- Aline est déjà en page 9 aussi.
- Aline ? Notre Alice. Qu’est qu’elle fait en page 9 ?
- Elle sauve Aurélie.
On se regarde sans rien dire. Il me faut un peu de temps pour digérer tout ça. Adé aussi prend conscience de tout ça petit à petit.
- Et toi qu’est ce que tu fais en page 91 ?
- Je fais des choses, avec la belle-fille d’Aline. On est déjà complètement dans l’occulte, ça fait 80 ans déjà.
- Et moi ? En page 486 je fais quoi ?
- Tu nages dans la piscine de la Maison Bleu à Laguna City.
La maison de Sœur Nathalie et de mon beau-père.
- Et la B3 dans tout ça ?
- Elle s’écrit en 33 ans sur 99 pages, de la 358 à la 457.
J’en ai le tournis. Tout remonte donc à Aurélie et Aline. Aline ma belle sœur depuis qu’elle est avec Vincenzo. Je me lève et je fais les 100 pas pour intégrer tout ça. Puis je m’arrête et je regarde Adé. Moi aussi je dois lui raconter mon Invisible.
- Adé, la dernière fois que j’ai vu Greta, il faut que je te raconte.
- Quoi ?
- Je ne suis pas croyante. Mais j’ai vu son pouvoir. Elle est tout comme Dieu, elle plane au dessus de l’A.S.I. et elle rayonne.
Elle se lève et s’approche de moi. Elle a un regard que je n’ai jamais vu avant. Elle demande :
- Est-ce que tu crois en elle maintenant ?
J’essaie de trouver autre chose à répondre, une parade ou une affirmation obscure mais je n’y arrive pas. Une larme coule sur ma joue droite. Je lui tends la gauche et j’avoue :
- Oui.
- Alors ça change tout Clémence, tu ne peux plus être une Ange Noire.
- Je sais.
- Tu vois, c’est ça son pouvoir. Qu’est ce qui s’est passé ?
- Tout a commencé avec Spencer. On a fait l’amour. Ça a changé quelque chose en moi. J’ai senti qu’il fallait que j’en parle à Greta. Je suis allé la voir et… elle m’a donné son consentement. Et là je l’ai sentie. En moi. La Foi. En elle. En Elle.
- Elle vient de changer l’avenir. Ton avenir. Les chevaliers de l’apocalypse devront œuvrer sans toi. Cédric va devoir se trouver une autre partenaire.
- Mais je dois y aller, je veux y aller, sur l’île B.
- Ton devoir est peut-être ailleurs Clémence. Princesse Clémence.
- Justement, la Couronne sera aussi sur place, leur jeune génération, la mienne.
- À toi de voir Clémence, tu as ce pouvoir, sur ton présent, pour ton avenir.
Tout devient flou. C’était si net avant. Mais le projet tient toujours. Il nous faut faire cette expérience. Qu’elle fonctionne ou pas, on aura avancé, on aura pris notre destin en main au lieu d’attendre ici et de végéter dans une civilisation en déroute pour l’instant encore maintenue par cette fusion avec les terriens.
*
Me voilà donc revenue à l’Ouest. Laguna City. La Cathédrale. J’entre et je me dirige sur la gauche pour aller vers la Chapelle de ma mère. En voyant les statuts je comprends. Elle a une génération d’avance sur moi. Victoria arrive pour m’ouvrir.
- Je reconnais Greta à droite mais à gauche, qui c’est ?
- Une ange blanche qu’elle avait en elle. Une femme du quinzième, siècle. Elle était en contact direct avec Dieu. Elle était une sorte de Greta qui a guidé son peuple, contre la Couronne britannique. Elle a perdu. Ils l’ont brûlé vive. Elle est en moi maintenant, dans mon âme, je la recueille. Greta a été libérée. Elle s’en est tirée avec juste quelques brûlures, à l’âme.
- Je suis venue chercher une réponse mais je ne ressens rien ici.
- Dieu n’est pas ici. Pas dans ses murs. Il est en toi.
- Non, maman, je crois que j’ai compris. Il n’y a que près de Greta que je ressens quelque chose. Mais ça ne m’imprègne pas. Ça ne rentre pas en moi. Je suis étanche.
Greta a donc perdu beaucoup de combats. Sa planète. Son Ange Blanche. Son Roi. Mais elle est toujours là quelque part, debout, rayonnante.
Je me retourne et je repars en me concentrant pour ne pas regarder le grand tableau en hauteur, c’est le portrait officiel de la Reine. Je vais devoir l’affronter aussi, en vrai.
*
- Clémence, tu lèves les sortilèges et maintenant tu pars à la chasse aux Anges Blanches ?
- Je vais devenir une Ange Noire. Je dois connaître mes collègues. Il y en a d’autres ?
- Elles sont pratiquement toutes restées sur Terre. Elles courent après l’immortalité, toi c’est le contraire.
- J’ai un autre rôle à tenir avant.
- Tu as tant de destins, qui s’ajoutent. Je ne sais pas où on va, mais on y va.
- Frances, ma Reine. J’ai besoin de toi. Ni Greta, ni ma mère ne peuvent me canaliser. Il faut m’aider.
- On peut t’aider peut-être, avec Gabrielle.
- Il ne s’agit pas de mes pouvoirs, j’en fais mon affaire. C’est pour le reste. J’ai besoin d’une famille.
Elle descend de son trône et vient d’agenouiller à côté de moi :
- Clémence, je ne te serai jamais assez reconnaissante. Ma Couronne est tienne. Avant, pendant ou après l’île B. Mais tu es jeune alors en attendant profite, et fais ce que tu as à faire.
Elle me tient les mains, elle m’embrasse, elle me serre dans ses bras et je ferme les yeux. Je sens des odeurs de fleurs, ce n’est pas un parfum qu’elle porte, ça vient de plus loin. C’est l’odeur de Lady Di, elle veille sur moi aussi. Peut-être que la dernière phrase de la Reine était sienne, pour moi. Ce que j’ai à faire ? Profiter. Je suis jeune. C’est ma première jeunesse. Pas celle des immortels. La mienne, première.
- Ce que j’ai à faire, ma Reine, Frances ? J’en ai déjà trop fait. Je vais ralentir. Me mettre sur pause. Et profiter de ma première jeunesse avant l’immortalité. J’ai déjà pris beaucoup trop d’avance. Je retourne à Sylvania. Dans ma petite vie de danseuse. Avec Spencer. Je peux ?
Je sens une odeur, je crois que c’est du muguet, avec du jasmin. Et du lys. Diana. Elle dit oui. Et me voilà partie pour deux années de liberté. Elles seront les meilleurs souvenirs de toute mon éternité.
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