Chapitre 2 : EMBARQUEMENT (Vers 1515)
Le vent de la savane soufflait sur les rives du fleuve Kongo, apportant avec lui la chaleur de l’été. Le soleil se couchait lentement derrière les montagnes, peignant le ciel d’orange et de pourpre. Nkulu, un jeune homme de 16 ans, se tenait à l’orée de la forêt, les pieds plongés dans l’eau fraîche du fleuve. Il observait les canards qui s’ébattaient, insouciants de ce qui allait se passer dans les heures à venir.
Dans le village, les femmes préparaient les repas autour des foyers de feu. Les hommes réparaient leurs filets de pêche et affûtaient leurs armes. Ce soir, comme tous les autres, la communauté se rassemblerait autour du feu pour chanter, raconter des histoires et honorer les ancêtres. C’était un rituel sacré, une communion avec les esprits de la terre.
Nkulu, lui, ne ressentait pas cette sérénité habituelle. Il avait 16 ans, l’âge où la vie prend un tournant décisif, où l’on devient un homme. Ses muscles s’étaient forgés au fil des années de travail dans les champs et de traque dans la forêt. Il se sentait prêt à assumer son rôle dans la communauté, peut-être à fonder une famille et à participer à la guerre en cas de besoin.
Mais ce soir-là, une ombre étrange planait sur le village, une sensation d’inquiétude que personne ne pouvait identifier. Depuis quelques jours, des rumeurs circulaient à propos des étrangers venus par mer. Les Portugais, comme on les appelait, étaient désormais plus nombreux sur les côtes du Kongo. Les rapports étaient flous, mais on murmurait qu’ils étaient venus pour capturer les hommes et les femmes de la terre, les arracher à leur famille et les emmener vers un destin incertain.
Nkulu ne comprenait pas tout à fait l’ampleur de la menace. Il connaissait les histoires des anciens, mais comme tout jeune homme, il pensait que ce genre de malheur n’arriverait jamais à son propre village. Pourtant, ce soir, il sentit un frisson qui lui fit dresser les poils. Un bruit étrange émergea des profondeurs de la jungle : un crissement métallique, comme celui des chaînes, qui se mêlait au bruit des pas étrangers.
Soudain, une éclatante lumière blanche déchira l’obscurité du crépuscule. Des torches enflammées se mirent à briller à travers les arbres. Nkulu leva la tête et aperçut, au loin, des silhouettes qui s’approchaient rapidement. Ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. Des hommes, vêtus de longues robes blanches, leurs visages marqués par la cruauté, se rapprochaient de son village. Ce n’étaient pas des Kongo. Non, c’étaient les Portugais.
Le jeune homme se figea, une lourde inquiétude serrant son cœur. Des chevaux fougueux tiraient des chariots derrière lesquels des hommes encapuchonnés marchaient, leur présence imposant la terreur. Un étrange silence s’empara du village, comme si la terre elle-même retenait son souffle.
"Que se passe-t-il, Nkulu ?" demanda la vieille Okeka, la grande-mère du village, une femme au regard perçant et sage. Elle approcha de lui, cherchant à comprendre.
"Ce sont eux... les Portugais," murmura Nkulu, sans pouvoir détourner son regard des étrangers.
Les hommes blancs s’approchaient rapidement. Ils criaient des ordres en une langue inconnue, leurs voix gutturales déchirant la tranquillité de la nuit. Leur arrivée était soudaine, brutale. Les femmes se précipitèrent dans leurs huttes, les enfants pleuraient, cherchant leurs mères. Les hommes tentaient de s’organiser, mais la peur paralysait tout le monde.
"Tous les jeunes hommes... rassemblez-vous !" hurla un des soldats portugais dans un accent étranger.
Nkulu, pétrifié, se tourna vers son oncle Kazi, un homme grand et imposant, qui l’avait toujours protégé. Le regard de ce dernier était dur, mais il y avait une lueur de terreur dans ses yeux.
"Ne t’inquiète pas, Nkulu," dit-il, mais sa voix tremblait. "Nous allons les repousser, nous avons les armes. Allez, viens ici."
Cependant, à l’instant où Nkulu s’apprêtait à courir vers son oncle, un groupe d’hommes portugais surgit derrière lui, l’entourant. Les chaînes cliquetaient contre le sol, et une poigne brutale se referma sur ses bras.
Il se battit. Il cria. Il se débattit. Mais en face de lui, la force des Portugais était bien plus grande. Trois hommes l’attrapèrent et l'immobilisèrent sur le sol, tandis que d'autres attrapaient les autres jeunes du village. Un cri perça la nuit, mais c'était le cri du désespoir. Nkulu fut traîné jusqu’à un chariot, où des chaînes furent passées autour de ses poignets.
Le vent soufflait fort, emportant avec lui les derniers échos du village qui pleurait ses enfants arrachés à leur terre. Nkulu se sentit comme une feuille morte emportée par une bourrasque.
Dans l’obscurité, il aperçut son oncle Kazi, un homme fort, toujours maître de lui-même, mais maintenant impuissant face à la brutalité des envahisseurs. La rage dans son regard brillait plus que jamais, mais il était trop tard. Nkulu ne pouvait rien faire pour le moment. Ses yeux se remplirent de larmes, et il murmura, à peine audible : "Je reviendrai."
Le jeune homme, arraché à sa terre, à sa famille et à son village, se retrouva bientôt pris dans un long voyage vers un destin inconnu. Là, dans les ténèbres, il pensa à sa mère, à son père, à tous les sacrifices qu’ils avaient faits pour lui. Dans son cœur battait la certitude qu’il ne serait jamais brisé.
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