Chapitre 15 : IPSWICH

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Lorsqu'ils arrivèrent enfin au port, le bateau glissant lentement sur les vagues calmes de la mer du Nord, l'air frais de l'Angleterre les frappa tous deux. Le vent était lourd de sel, et les nuages, bas et menaçants, annonçaient une pluie imminente. Le port d'Ipswich, le port où John Walford avait décidé de débarquer, était un lieu animé, avec des bateaux marchands qui faisaient des allers-retours entre les rives de l'Atlantique et les côtes anglaises. Il y avait une effervescence palpable dans l'air. Les hommes s'affairaient à décharger des caisses pleines de tissus, de métal, d'épices, et d'autres marchandises précieuses, transportées depuis le Nouveau Monde.

Les décharges étaient bruyantes, l’odeur du sel et du poisson envahissait les narines de tous ceux qui se tenaient à proximité, et le bruit des chariots sur le pavé rugueux se mêlait aux voix des travailleurs et des marchands qui discutaient vivement des prix des produits. Le port était vaste, un entrelacs de quais sur lesquels se tenaient des entrepôts en bois, mais les regards curieux des habitants du village étaient également fixés sur les étrangers, les deux hommes sortant du navire.

Les regards étaient appuyés, intrigués, parfois perplexes, voire même un peu méfiants. Les habitants du village n'étaient pas encore habitués à voir des hommes de couleur. Des murmures circulaient parmi la foule, des enfants qui se cachaient derrière les jupes de leurs mères, observant avec curiosité ce qui était pour eux une créature étrange, différente. Certains d'entre eux pointaient du doigt sans chercher à dissimuler leur surprise, leurs yeux fixés sur Nkulu, qui marchait discrètement derrière son maître.

John Walford, de son côté, portait un sourire large et chaleureux. Il était de retour dans un endroit familier. Il saluait plusieurs connaissances qu'il apercevait dans la foule avec un enthousiasme visible. Ses gestes étaient fluides, sûrs, et son sourire se faisait rassurant, comme s’il cherchait à montrer à tout le monde qu'il maîtrisait parfaitement la situation. Lorsqu’on lui demandait qui était ce Noir qui l'accompagnait, il répondait d’une voix calme, presque indifférente : « Mon serviteur, mon maître d’esclave. » Il ne semblait pas voir, ou ne pas se soucier, du choc visuel qu’il provoquait chez les gens autour de lui.

Nkulu, quant à lui, restait en retrait, les yeux rivés au sol, évitant de croiser trop de regards. Il était tout sauf à l’aise dans cet environnement qui lui semblait étrange et oppressant. Il ressentait une lourde solitude dans son cœur. La chaleur de son amour pour Isabelle, qu'il avait laissée derrière lui, et la distance d'avec sa terre natale, le Royaume Kongo, le pesaient d’une manière qu’il n’avait pas anticipée. Il était loin de sa famille, de ses racines, et maintenant, loin de l’amour naissant qu’il avait partagé avec Isabelle Walford. C’était une sensation étrange, comme un vide dans son âme, un tiraillement entre deux mondes.

Les regards des enfants curieux, les femmes qui chuchotaient à leurs enfants de ne pas fixer l’étranger, ajoutaient une couche d’humiliation silencieuse. Les femmes, certaines effrayées, d’autres un peu fascinées, murmuraient entre elles : "Ne fixe pas ce monsieur. C’est un homme d’un autre pays." Elles étaient terrifiées, mais la peur était doublée de curiosité, car certains d'entre eux n’avaient jamais vu un Noir de toute leur vie.

Les rues de la ville étaient bordées de maisons en briques d’une architecture typiquement anglaise, des toits pentus recouverts de tuiles rouges qui brillaient sous les faibles rayons du soleil d’Angleterre. Les bâtiments étaient compacts et solides, les fenêtres petites mais nombreuses, avec des volets en bois colorés qui se fermaient souvent au gré du vent. L'odeur de la terre humide se mélangeait à l’odeur de fumée provenant des cheminées qui commençaient à fumer alors que le temps se rafraîchissait. Des chevaux et des charrettes passaient devant, transportant des caisses et des sacs, tandis que les rues étaient bondées de gens habillés de manteaux épais, de chapeaux en laine, et de bottes boueuses.

Nkulu, devenu Charles pour le monde extérieur, attendait, debout à l'écart, ses bras croisés sous sa tunique sombre, à la fois observant et restant invisible. L’atmosphère lourde le dévorait de l’intérieur. Le bruit de la ville, la mer derrière lui, l’odeur du sel… tout cela était si différent de ce qu’il avait connu. Le regard des soldats anglais qui passaient le fit sursauter. Ils s’arrêtaient devant lui, leurs yeux glacés analysant chaque détail de son apparence, de sa posture. Puis, deux d'entre eux s'approchèrent brusquement, un d'eux voulant le saisir par les bras. L’un d'eux murmura en anglais : "Qui est ce Noir ? Il faut l’emmener. Nous ne devons pas tolérer ces étrangers ici."

Avant qu'il ne puisse réagir, une voix forte et familière s’éleva au-dessus de la scène. C’était John Walford. Il s’avança rapidement, s’interposa entre Nkulu et les soldats, son air impérieux faisant taire immédiatement les hommes. "C'est mon homme," dit-il d’une voix ferme. "Laissez-le tranquille." Il les regarda d'un regard hautain, ne laissant aucune place à la discussion. Les soldats, désarçonnés, reculèrent, murmurant entre eux avant de se disperser, comprenant que l’homme qu’ils appelaient "Charles Walford" n’était pas quelqu’un à malmener impunément.

Nkulu, toujours aussi calme, mais avec une profonde gratitude dans son cœur, remercia mentalement John. Cette scène marquait une nouvelle frontière dans sa vie. Il était loin de son pays natal. Loin de sa terre où il avait grandi, mais aussi, loin de l’amour interdit qu’il partageait avec Isabelle. Les doutes et la nostalgie l’envahissaient, tout en sachant que la mer était grande, et que tout ce qui le rattachait à sa vie passée semblait s'éloigner un peu plus chaque jour.

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