Chapitre 16 : L’ARRIVÉE À LONDRES
Le voyage de Nkulu et de son maître, John Walford, à travers l’océan Atlantique, avait duré près de deux mois. Les vagues déchaînées et les cieux orageux avaient été leurs compagnons constants. Lorsqu’ils aperçurent enfin les côtes anglaises, une sensation étrange envahit Nkulu. Les regards froids des passants sur le quai de débarquement étaient intimidants. Les habitants de cette terre étrange le scrutaient avec curiosité et méfiance, une distance palpable dans leur façon de l'observer. Il se sentait profondément étranger dans ce monde où, même en tant que maître d’esclave, sa couleur de peau le rendait l’objet de jugements silencieux. Dans son cœur, une pensée persistante résonnait : "J’aurais dû rester dans le Nouveau Monde, où je pouvais encore savourer l’amour d’Isabelle." Mais il n’avait d'autre choix que de suivre son destin, aussi tortueux soit-il.
John Walford, toujours aussi posé, lui annonça rapidement la suite de leur périple : "Nous devons aller directement à Londres, Charles, il y a un événement important auquel je suis convié. C’est une rencontre avec les nobles de la capitale."
En effet, l'année 1522 avait été marquée par des événements notables en Angleterre. Le pays vivait des tensions politiques et religieuses sous le règne d'Henri VIII, avec des conflits internes qui secouaient les fondements du royaume. En juin, Henri VIII avait rencontré Charles Quint pour discuter de la situation politique en Europe, mais des tensions religieuses commençaient également à se faire sentir avec la Réforme protestante. Ce contexte de l'Angleterre en pleine effervescence aurait été le cadre idéal pour l’arrivée de John Walford et de Nkulu dans la capitale.
Ipswich à Londres :
Ipswich, où ils avaient débarqué, se trouvait à environ 115 kilomètres de Londres. Pour s’y rendre, ils prirent un char à cheval, un moyen de transport courant pour les nobles à l’époque, bien que relativement lent comparé à ce que l’on pourrait imaginer aujourd’hui. Le trajet les mena à travers une campagne anglaise verdoyante, parsemée de petites fermes, de champs ondulants, et de forêts denses, ponctuées ici et là par de petites bourgades pittoresques.
Nkulu, installé dans le char, observait tout autour de lui. Le paysage était une grande différence par rapport à l’Afrique. Les collines douces et les champs verdoyants semblaient presque irréels pour lui. Mais ce qui captait le plus son attention, c’était la lumière étrange du ciel anglais, souvent voilé de nuages, qui donnait au monde autour de lui une teinte grise et mélancolique. Le vent était frais, une brise qu'il n'avait pas connue dans les îles des Caraïbes ni dans les régions tropicales. Il observait les routes pavées, les maisons de pierre, et les costumes des habitants : des habits en laine épaisse et des manteaux sombres. Loin de l'énergie vibrante du Kongo ou de la chaleur étouffante du Nouveau Monde, il se sentait déconnecté, presque perdu, mais résigné à ce nouveau chapitre de son existence.
Arrivés à Londres, un vent de changements soufflait sur la capitale. À leur arrivée, les nouvelles locales leur parvinrent rapidement : l'Angleterre était en effervescence, et les tensions politiques entre les nobles se faisaient de plus en plus palpables. En 1522, bien que le royaume anglais avait un semblant de stabilité sous Henri VIII, des conflits sous-jacents se manifestaient. Les affaires religieuses, exacerbées par la montée du protestantisme, étaient devenues un point de discorde majeur.
Le mois d'août apportait des échos d'un royaume prêt à se diviser. Et pour Nkulu, ce n'était pas simplement une question de géopolitique ; c'était l'odeur froide de l'Angleterre, la couleur grise de son ciel, et le poids des regards qu’il recevait. Il n’avait jamais ressenti une telle distance et une telle isolation. Mais il savait qu'il devait maintenant jouer son rôle dans ce jeu de pouvoir, une pièce dans la grande toile de l’histoire qui se déroulait autour de lui.
La brise fraîche de Londres semblait déchirer l'âme de Nkulu alors qu'il marchait dans les rues de la capitale anglaise. Les pierres grises de la ville, les grandes avenues bordées de bâtiments de briques et de toits pointus, tout cela lui paraissait à la fois fascinant et déstabilisant. Il n'était qu'un étranger ici, un témoin silencieux d'une époque où il n'avait ni voix ni pouvoir. Pourtant, sous l'apparence tranquille de son rôle de "maître d’esclave", il se sentait un peu plus qu'un simple accessoire dans ce vaste puzzle historique.
John Walford, son maître, avançait d’un pas décidé, échappant de justesse aux regards curieux des passants. Il était l’homme du moment, en partie parce qu'il faisait partie de l'élite anglaise qui jouait un rôle clé dans l'essor commercial du pays. Mais pour Nkulu, qui marchait à ses côtés, l’éclat de la capitale ne compensait pas la solitude qui se creusait dans son cœur. Le souvenir d'Isabelle, sa bien-aimée laissée au Nouveau Monde, lui serrait la poitrine. Son amour pour elle était comme un fil fragile, tendu entre les continents, entre des mondes totalement opposés.
La rencontre avec les nobles de la capitale approchait, et Walford était impatient de rencontrer les hommes influents. L’Angleterre, en ce moment, était une nation en pleine mutation. Les tensions religieuses se cristallisaient autour du règne d'Henri VIII. En 1522, le roi anglais, dans son désir de rompre avec Rome pour des raisons personnelles et politiques, avait déjà pris des mesures pour couper les liens avec le Pape. C’était une époque où la lutte pour la religion et l’identité nationale commençait à se jouer, et John Walford, bien que fidèle au pouvoir royal, n’avait aucune idée de ce que l’avenir lui réservait.
Ils arrivèrent dans une grande salle d’apparence austère, où les murs étaient recouverts de tapisseries sombres, et les chandeliers en fer forgé jetaient une lumière vacillante sur les visages des hommes en costard. La rencontre, bien que nécessaire à Walford, n’était qu’une occasion parmi d'autres pour les nobles de se renforcer, de discuter de leurs affaires, mais aussi de regarder au-delà des frontières de leur propre royaume. Ils évoquaient la politique d'Henri VIII, la montée du protestantisme, et la manière dont les intrigues politiques pouvaient affecter les intérêts commerciaux avec l’Europe, notamment avec l’Empire espagnol, et les colonies en Afrique et dans les Amériques.
Nkulu se tenait dans un coin, le regard perdu dans le décor, écoutant des bribes de conversation qui n’avaient pour lui aucun sens. Les visages des nobles étaient marqués par des expressions de pouvoir et d’assurance. Lui, l'esclave, n'était rien dans cet espace rempli de privilèges et de secrets. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se demander ce que ces hommes penseraient s'ils savaient ce qu'il avait traversé, ce qu'il portait en lui. La mémoire de son royaume perdu, du Kongo, et l’espoir d’un jour retourner retrouver Isabelle l’accompagnaient silencieusement.
Quelques jours plus tard, après un voyage exténuant à travers les campagnes anglaises, Walford et Nkulu arrivèrent enfin à Londres. La ville semblait bouillonner de vie, mais de manière différente de ce qu’il avait imaginé. En route vers le palais royal, les gens le regardaient toujours, cette fois avec plus d’insistance. Certains enfants s’arrêtaient pour le regarder fixement, certains de leurs regards curieux et innocents semblaient presque sans jugement, tandis que d’autres, plus âgés, détournaient vite les yeux. Les mères disaient aux enfants de ne pas regarder cet homme étrange. Mais Nkulu ne pouvait pas s’empêcher de sentir le poids de leurs regards, comme des chaînes invisibles qui l'entravaient encore davantage.
Un soir, alors que John Walford était occupé avec des négociations avec d'autres nobles, Nkulu se retrouva seul, errant dans les rues de Londres. L'odeur des pierres humides, des chevaux et des étals de nourriture lui parvenaient, mais ce n'était pas ce qui accaparait son esprit. Il pensait à la mer, à l'Afrique, à Isabelle. Il s'arrêta un instant, sous un vieux pont, et regarda les eaux du fleuve Thames se déplacer lentement sous ses pieds. Ce n'était rien comparé aux rivières de son pays natal, mais cela symbolisait pour lui une frontière, un lieu entre ce qu'il était et ce qu’il avait perdu.
Un bruit de pas attira son attention. Quelques soldats anglais passaient près de lui, et leur regard se posa sur lui. L'un d'eux fit un signe à ses compagnons. En quelques instants, ils s’avancèrent vers lui. Leur posture semblait menaçante, et Nkulu, bien qu’il n’eût aucune envie de se battre, savait que sa position n’était pas celle d’un homme libre ici. Il se sentit pris au piège.
Soudain, une voix autoritaire brisa l’air : "Laissez-le !" C'était Walford. Il s'approcha d'eux d'un pas rapide, et d'un seul geste, fit reculer les soldats. "Ce n'est qu’un serviteur, mais il a sa place ici. Nous avons des affaires à discuter. Laissez-le tranquille."
Les soldats obéirent, mais leur regard ne se détacha pas immédiatement de Nkulu, comme s’ils cherchaient à comprendre pourquoi cet homme, si différent, marchait parmi eux sans montrer une peur évidente. Walford, après avoir mis un terme à la situation, tourna son regard vers Nkulu et lui dit, dans un murmure à peine audible : "Ne t’inquiète pas. Ce n’est qu’une question de temps avant que tu sois accepté ici."
Mais pour Nkulu, le temps semblait être un ennemi. Il ne voulait plus être un serviteur, un objet de curiosité. Il voulait être libre, comme il l'avait été au Kongo. Mais la liberté, semblait-il, était encore bien lointaine.
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