Chapitre 40
40
Balade
Deux jours plus tard, Lily Rose nous annonce, à Dante, Jess et moi, qu’elle a prévu de partir en montagne avec nous. Vraisemblablement, elle ne nous laisse pas vraiment le choix. Manifestement ravis de cette sortie inopinée, les jumeaux acceptent de bon cœur. Mon cas nécessite plus de réflexion.
Le soir, alors que le départ est prévu le lendemain matin à neuf heures avec rendez-vous devant la maison de Lily Rose, j’aborde le sujet avec Mark à table. Il me regarde d’abord bizarrement avant de froncer les sourcils.
– Je sais que c’est brutal, mais Lily nous a prévenus que ce matin, expliqué-je en plantant ma fourchette dans une carotte.
– Eh bien… commence-t-il en se redressant sur sa chaise, je ne vois pas en quoi ça pose problème. Au contraire, toi qui fais si rarement de sorties, tu devrais en profiter.
– C’est vrai ? Tu acceptes ? m’étonné-je en le dévisageant.
Il me lance un regard torve, agacé.
– Zach, évidemment que je suis OK. Tu ne m’as presque jamais demandé d’autorisation pour des sorties. Ce serait cruel si je refusais.
Il y a un an, tu aurais refusé.
Arrête de penser à ça, abruti.
– Super alors, soufflé-je, un peu mal à l’aise.
– Tu y vas avec les nouveaux de ton lycée ?
– Oui.
– Ils sont sympas ?
– Très.
– Et ce sont tes amis ?
J’hésite un instant. Je considère déjà Dante comme un bon compagnon, mais Jessica… je ne sais pas, je n’ai pas envie de la voir comme une simple « amie ».
– On peut dire ça, murmuré-je avant d’avaler mes carottes.
– C’est bien, alors, déclare Mark d’un air serein. Je suis content que tu te sois fait de nouveaux copains.
Sa remarque me fait du bien. Il s’inquiète pour moi et me savoir entouré le rassure.
– Et toi, ça se passe bien à l’université ?
– Ça peut aller, répond-t-il avec un petit sourire grimaçant. C’est pas facile tous les jours, mais j’aime mon métier. Je n’arrêterai pas aujourd’hui. (Il plante soudain ses yeux dans les miens.) D’ailleurs, j’y pense, tu as une idée de ce que tu vas faire après le lycée ?
Mes pensées s’envolent de mon crâne pour le rendre vide. Réfléchis. Trou noir. Néant.
– J’en sais rien.
– Tu as encore le temps, souffle Mark avant d’embrocher des carottes avec sa fourchette.
– Pas tant que ça, marmonné-je avant de soupirer.
Voilà une autre préoccupation dont je dois m’inquiéter.
Le lendemain, je suis campé devant le portail des Daniels à neuf heures pétantes, un sac de randonnée à l’épaule, des baskets aux pieds, en pantalon de sport et veste polaire. Quelques secondes avant neuf heures une, le portail s’ouvre en émettant un discret chuintement puis la silhouette élancée de Lily Rose s’avance entre les battants. Coincés sous un bonnet vert, ses cheveux dorés tentent de s’échapper. Elle a enfilé des chaussures de montagne et un épais manteau.
À ma vue, son visage rayonne et elle vient coller deux bises affectueuses sur mes joues.
– Tu vas avoir froid, marmonne-t-elle en remarquant que je n’ai ni bonnet, ni écharpe ni gants.
J’hausse les épaules en guise de réponse. Fidèle à elle-même, elle tourne les talons et s’en va en courant.
– Je vais t’en chercher, bouge pas !
Je ne bouge pas, promis.
Trois minutes plus tard, Lily revient les bras chargés d’accessoires. Sans se préoccuper de mon avis, elle me glisse un bonnet sur le crâne, attache autour de mon cou une écharpe en laine bleu clair et me tend une paire de gants en cuir sombre.
– Tu n’étais pas obligée... commencé-je avant de me faire couper la parole.
– Je voulais pas te voir mourir de froid. (Elle pose son index sur mon nez.) Déjà que tu as le bout du nez tout rouge. En plus, l’écharpe fait ressortir tes yeux.
Si elle le dit.
Un bruit de moteur attire notre attention. Une petite voiture se gare près de nous et les jumeaux en sortent. J’ai le temps d’apercevoir Mme McKinney et je lui adresse un sourire crispé.
– Coucou ! s’exclame joyeusement Jessica en allant prendre Lily Rose dans ses bras.
Dante vient cogner son poing contre le mien. Raylen et moi faisions pareil. Ça m’arrache un sourire.
– Salut.
Jessica se tient près de moi. Elle aborde un ensemble noir qui fait ressortir ses cheveux rouges.
Elle est belle.
– Ça va ? demandé-je en chassant les pensées qui envahissent mon esprit.
– Oui, sourit-elle en déposant son sac à ses pieds. C’est une super initiative de Lily Rose. Je suis pas allée en montagne depuis un bail.
Je n’y suis jamais allé.
– Vous êtes prêts ? nous demande Lily, les mains sur les hanches.
– Oui, nous clamons en cœur.
– Je vais prévenir mon père alors. C’est lui qui nous emmène.
Sur ces mots, elle franchit le portail et retourne dans sa maison. Pendant ce temps, nous rassemblons nos affaires devant le coffre du 4x4 des Daniels et patientons en silence. Finalement, Dante tire sur un pan de mon écharpe.
– Elle est neuve ? Je ne t’ai jamais vu avec.
– Non, c’est Lily Rose qui me l’a prêtée.
– Ah ! Tu devrais la mettre plus souvent, elle te va bien. (Dante se tourne vers sa sœur.) Pas vrai, Jess ?
Je vois à son expression qu’il fait exprès d’apostropher Jessica pour nous mettre mal à l’aise. Néanmoins, le regard de Jessica glisse de l’écharpe à mon visage. Ses joues rougissent légèrement et elle se met à fixer avec un intérêt brutal les fleurs qui commencent à pousser dans l’herbe qui borde les trottoirs.
– Bonjour tout le monde !
Philip me sauve d’une situation embarrassante.
Une fois installés, Lily Rose à l’avant, les jumeaux et moi à l’arrière, Phil démarre. Nous nous engageons sur l’autoroute et j’observe le paysage défiler par la fenêtre. Cela me permet aussi d’éviter le regard de Jess qui est assise à côté de moi. Sa chaleur s’insinue dans mes vêtements et j’en ai presque la tête qui tourne.
Mon intérêt pour cette fille me désempare. C’est vrai qu’on rigolait sur ce sujet avec Raylen. Mais aucun de nous deux n’a jamais eu de petite-amie. Et mes relations amoureuses sont le cadet de mes soucis depuis l’accident de voiture. Je ne suis pas dupe, j’ai dix-sept ans et les hormones en guerre civile. Alors je me demande si l’attirance que j’ai pour elle n’est due qu’à son corps aux jolis courbes ou est liée à quelque chose de bien plus profond.
La première option serait plus facilement gérable que la deuxième.
Après une heure de route, Phil se gare sur un parking au pied d’une colline où démarre un chemin de randonné régulièrement fréquenté. Le père de Lily Rose nous aide à décharger, il embrasse sa fille sur le front, nous salue de la main en nous souhaitant une bonne balade puis repart.
– Ton père est super gentil, fait remarquer Dante en regardant le 4x4 s’éloigner dans la circulation.
– C’est vrai, souffle Lily avec un sourire doux. J’ai de la chance.
Elle hisse son sac à dos sur ses épaules, s’empare de ses bâtons et pointe le chemin.
– On va faire l’aller-retour. Ça nous prendra environ quatre heures. Mon père sera là pour nous récupérer vers quinze heures.
– Tu as déjà fait la randonnée ? s’enquiert Jessica d’un air un peu méfiant.
– Oui, oui, t’inquiète.
Sur quoi, elle s’engage sur la piste d’un pas vif.
Une heure et demie plus tard, Lily Rose et Dante nous ont semés. Jessica avance lentement, prenant soin de noter chaque détail du paysage – pour pouvoir peindre et dessiner plus tard m’a-t-elle dit. Quant à moi, je ne suis pas spécialement endurant et la marche lente me convient très bien.
Ce qui te convient bien, c’est de te retrouver seul avec elle, me souffle une voix.
– Alors… commencé-je en coupant le silence qui plane depuis plusieurs minutes, tes parents ont trouvé une maison à Daree ?
– Oui ! confirme Jessica en tournant des yeux brillants vers moi. On va habiter à quelques rues de chez toi et Lily Rose.
– Vous emménagez quand ?
– Dans trois-quatre mois, quand les cours seront terminés.
– Pas avant ? je m’enquiers avec une pointe de déception.
Elle me jette un regard étonné et je comprends que je n’ai pas très bien choisi mes mots. Je bafouille des paroles incompréhensibles avant de me renfrogner en fixant le sol à mes pieds.
– Au fait, j’y pense, lance Jessica deux minutes plus tard. J’avais oublié ça.
Glissant son sac sur son bras, elle ouvre une poche sur le côté et en sort une feuille de papier roulée maintenue par un élastique. Et elle me la tend.
– C’est le dessin de Jade. Tu te rappelles ? je te l’avais pris dans ta chambre.
– Oui, je réponds d’une voix étranglée.
Je retire l’élastique et déroule le papier. Le dessin de la petite fille est resté tel quel, avec sa famille autour d’elle, mais une silhouette a été ajoutée. Un grand garçon aux cheveux noirs, à l’expression renfrognée et aux vêtements sombres.
– C’est toi, déclare Jessica avec un soupçon d’amusement dans la voix.
– Oh, je fais avant d’ouvrir grand les yeux. Attends, pourquoi tu as fait ça ?
Comme si elle n’avait pas d’arguments valables, elle hausse les épaules avec nonchalance. Finalement, devant mon regard insistant, elle soupire.
– Écoute, j’ai trouvé ça triste que tu vives dans la maison des Grace, que tu aies été élevé par le père des deux petites filles, mais que tu te considères pas comme l’un des leurs.
– Je ne suis pas…
« Je crois que c'est ce jour-là que j'ai pris conscience que je t'avais enfin vraiment accepté. J'étais prêt à te mêler à elles. À ma famille. »
Les paroles de Mark me reviennent en tête alors que le son de ma voix diminue jusqu’à s’éteindre.
– Si, et tu le sais, reprend Jess en s’approchant de moi. Tu devrais montrer ce dessin à ton père. Pour savoir ce qu’il en pense.
– Il va me tuer, maugrée-je en roulant la feuille.
Visiblement peu convaincue, Jessica m’adresse un sourire en coin. Une mèche de sa frange dépasse et s’est coincée dans ses cils. J’ai envie de l’enlever, d’observer ses iris pendant des heures, de toucher sa peau et…
– On y va ! lancé-je brutalement en reprenant la route.
– OK… souffle Jess, refroidie par ma brusquerie.
Le chemin monte en pente et nos respirations accélèrent. Alors que nous abordons un virage, je sens quelque chose dans ma main. Fronçant les sourcils, je baisse le nez et observe sans comprendre les doigts de Jessica liés aux miens.
– Ne dis rien, lâche-elle d’un ton péremptoire.
Je ne dis rien.
Nous retrouvons Lily Rose et Dante au sommet de la montée. Nous arrivons au niveau d’un plateau qui domine la vallée et la vue me laisse pantois. Je crois ne rien avoir vu d’aussi impressionnant de toute ma vie.
Nos camarades, en nous entendant, se tournent vers nous. Je vois leur regard s’arrêter sur nos mains serrées l’une dans l’autre, mais aucun des deux ne dit rien. Tant mieux, je suis déjà prêt à m’enterrer dans un trou ; pas besoin d’en rajouter.
– On mange ici ? propose Lily Rose en montrant un coin herbu avec des grosses pierres sur lesquelles s’asseoir.
– Oui, parfait, acquiesce Jessica en souriant.
Elle s’approche des roches et je lâche sa main. Tout en déposant son sac, elle me lance un regard un peu déçu puis s’assied. Je fais de même.
Nous mangeons en silence les sandwichs qu’on a préparés chez nous. Comme je suis assis en face du paysage, j’ai tout le loisir de l’admirer. Et d’admirer Jess qui se tient à côté.
Je suis du regard des oiseaux en train de frôler les monts des Rocheuses au loin quand je sens un léger coup de coude entre mes côtes.
– T’as pas perdu ton temps, souffle Dante d’un air conspirateur en se penchant vers moi.
– De-de quoi tu parles ? bredouillé-je en fixant mon sandwich presque fini.
– De toi et ma sœur en train de se tenir la main.
Le froid ne pourrait pas plus rougir mes joues.
– C’est elle qui l’a fait, expliqué-je en jetant un coup d’œil aux filles qui se sont éloignées pour prendre des photos du paysage. Et je n’ai pas osé retirer ma main.
– C’est que ça devait pas être aussi désagréable que ça, murmure mon ami avec un sourire narquois.
– Tais-toi, grommelé-je en attrapant ma gourde.
Lily Rose se tourne vers nous alors que j’avale plusieurs gorgées.
– Venez les garçons ! On va prendre des photos.
Apparemment très excité, Dante bondit de son rocher et court vers elles. Peu enthousiaste, il me faut plus de temps pour les rejoindre.
– On va prendre une photo de nous quatre devant la vallée, propose Lily Rose en levant son appareil photo Nikon.
Sans nous laisser exprimer notre avis, elle se place devant nous, son appareil bien haut. Dante prend aussitôt place à ses côtés et Jessica le rejoint. Il ne reste plus que moi.
– Qu’est-ce que tu attends ? me lance Lily en me dévisageant.
– Je n’aime pas trop être pris en…
D’un pas déterminé, Jessica sort du groupe et m’empoigne par le bras pour me ramener près des autres.
Honteux, je baisse aussitôt les yeux avant le flash fataliste. C’est alors que Jessica vient se lover contre moi en posant sa tête sur mon épaule. Cela me fait redresser le menton.
Et flash.
– Fais voir ! crie Dante, excité comme une puce, en lorgnant par-dessus l’épaule de Lily Rose.
Notre amie clique sur un bouton et la photo s’affiche.
– On est trop beaux, s’enthousiasme Dante avec un sourire éclatant.
– Oh la tête de Zach ! s’esclaffe Lily avant d’être prise d’un fou-rire.
– Montre, ordonne Jessica en tendant la main pour récupérer l’appareil.
Elle fixe la photo qui s’affiche puis lève le visage vers moi.
– T’es adorable.
– Hein ? lâché-je avant de prendre l’appareil à mon tour.
Conformément à ce que je pensais, Lily Rose et Dante ressortent comme des mannequins habitués à la photographie. Jessica et moi, en arrière-plan, sommes collés l’un à l’autre. Sa tête sur mon épaule, son bras en travers de mon dos. Et ma tête d’ahuri.
– La honte, murmuré-je en rendant l’appareil à sa propriétaire.
– Mais non, me rassure Dante en me donnant une petite tape dans le dos. Au contraire, vous êtes trop chous avec Jess.
Je le fusille du regard et il m’adresse un sourire contrit. Je me tourne vers Jessica pour obtenir des explications. L’expression de son visage alors qu’elle regarde la photo m’en dissuade. Envolée la fille un peu agressive et autoritaire. Ses traits ne sont que douceur et légèreté.
– J’ai bien fait, déclare-t-elle d’un air satisfait. Autrement Zach aurait pas levé le nez.
– C’est vrai, dit Lily avant de me jeter un regard amusé. Puis ça a pas l’air de trop le déranger.
Trop honteux, je me détourne, le visage brûlant. Combien de temps encore comptent-ils me torturer ?
La descente est plus facile. Nous sommes restés quarante-cinq minutes pour manger et il est presque quinze heures quand nous arrivons au parking. Les muscles de mes jambes me font mal et mes pieds sont aussi sensibles que s’ils marchaient sur de la lave. Je suis impatient de renter à la maison, de prendre un bon bain chaud et de m’enfouir sous la couette.
Durant le retour, j’ai essayé de me tenir le plus éloigné de Jessica. Elle ne s’en est pas plainte. Je me demande si son comportement à l’aller n’était qu’un jeu ou si elle se souciait vraiment de moi.
Nous nous asseyons tous les quatre sur des pierres pour nous reposer. Personne ne parle, trop fatigué.
Quelques minutes plus tard, le 4x4 des Daniels apparaît pour nous chercher.
Annotations