Chapitre 41
41
Un début d'amour
Le soir, remarquant que je suis épuisé, Mark décide de s’occuper du repas. Il prépare des lasagnes. Après une longue marche dans les montagnes, j’en suis ravi.
Pendant le repas, nous restons tous les deux plutôt silencieux avant que Mark ne demande d’un air un peu soupçonneux :
– Ben alors, tu me racontes pas ta journée ? Ça s’est mal passé ?
Une sortie entre amis, une balade en montagne par un temps magnifique, une belle vue pour le pique-nique, les photos… la main de Jess dans la mienne. Comment cela ne pourrait-il pas être bien ?
– C’était super… soufflé-je, les yeux dans le vague, avec un sourire idiot aux lèvres.
– Je suis content de l’appendre, déclare Mark avant de boire son verre d’eau.
Je continue de fixer la table en songeant à Jessica. À ses cheveux soyeux et à ses mèches rebelles. À la douceur de ses yeux noisette, à la volupté de ses lèvres. À son attention envers moi. Une fille ne m’a jamais traité ainsi – à part Lily Rose, mais c’est encore différent.
– Zach ?
Clignant des yeux, je relève la tête. Mark m’observe d’un air inquisiteur.
– Tu es bien pensif.
– Oh, lâché-je, mal à l’aise, je repensais juste à la balade.
– Mmh…
Mark ne me pose plus de questions jusqu’au dessert. Je suis en train de manger mon yaourt quand il demande de but en blanc :
– Tu penses à une fille, hein ?
Je manque m’étrangler avec du yaourt – ce serait une sale mort.
– P-Pourquoi tu dis ça ? bafouillé-je de manière très crédible.
Amusé, il me toise d’un regard moqueur puis déclare :
– Je ne suis pas né de la dernière pluie, tu sais.
– Mais… mais je… je… laisse tomber.
Je crois voir passer une petite moue déçue sur son visage. Ne me dis pas qu’il voudrait que je lui raconte. Non, pitié, j’ai assez de doutes comme ça pour être recouvert de honte.
Tandis que je fais la vaisselle, Mark boit une tisane censée aider à dormir. Il n’a pas insisté. Pas encore. Puis, alors que je suis en train de laver la poêle, il lâche :
– Cette fille, c’est très récent. Si ça avait daté d’avant, tu te serais déjà trahi. (Il se tourne vers moi, les yeux brillants.) C’est la jumelle, c’est ça ?
Mon visage se décompose. Le sien s’illumine.
– Ah, qui aurait cru ça ! s’exclame-t-il d’une voix légère. Zach qui est attiré par quelqu’un.
– Tais-toi… grommelé-je, les joues chaudes.
Je regrette aussitôt mes paroles en entendant la chaise de Mark racler. Je n’aurais pas dû lui dire « tais-toi ». Au lieu d’une baffe, c’est une petite tape sur l’épaule qu’il me donne.
– Tu penses l’aimer ?
LA question. J’en sais rien.
J’en ai envie.
Non, crétin, tu auras des ennuis après.
– Je sais pas, je finis par répondre avec sincérité.
– C’est normal, souffle Mark d’un ton calme. Je n’étais pas sûr et certain non plus d’aimer Alison quand je l’ai rencontrée.
– C-Comment se sont passés vos débuts ?
Étonné par ma question, il me lance un regard désemparé puis plonge les yeux dans le vide comme si, ce faisant, il plongeait dans ses souvenirs.
– Elle en avait dix-neuf et moi vingt-et-un quand on s’est rencontrés. Nous faisions tous les deux nos études. J’étais à l’université et elle travaillait pour devenir infirmière. Nous nous sommes croisés lors d’une soirée étudiante.
– Bourrés ? lâché-je aussitôt, m’imaginant l’ambiance mythique d’une telle fête.
– Même pas, s’esclaffe-t-il. Alison ne buvait pas car elle détestait l’alcool et, moi, je devais aller voir ma famille le lendemain et je n’avais pas envie d’avoir la gueule de bois. La salle où se déroulait la fête avait un espace plus calme réservé aux non-buveurs. On s’est vus là-bas. J’ai tout de suite été frappé par la gentillesse qui émanait de son visage. (Ses yeux se font rêveurs.) Oh, Zach, ce n’était pas la plus belle fille de la soirée. Elle avait un nez légèrement tordu, des lèvres fines et des yeux banals mais… mais sa beauté intérieure était tellement forte qu’elle en rendait son physique plus attrayant.
Mon cœur se serre. Alison était une femme incroyable ; tout Daree pourrait l’affirmer. Mais la vision de l’homme avec lequel elle a partagé sa vie me semble encore plus authentique.
– Je l’ai draguée comme pas permis, reprend Mark avec un demi-sourire. Mais elle était peu sensible à mon flirt d’étudiant. Elle ne voulait pas d’un gamin, mais d’un homme. Il m’a fallu un moment pour le comprendre. Au début, j’ai pensé que c’était à cause de la couleur de ma peau. Ça a été la douche froide. Puis, un jour, elle est venue s’asseoir à la table où je m’étais installé dans un café. C’était une coïncidence. Peut-être la coïncidence qui a fait que je l’ai épousée. Bref, on a parlé pendant des heures. Elle m’a donné son numéro et le début de notre relation a doucement commencé. Tout s’est fait par étape et c’était agréable.
Il lâche un petit soupir puis se tourne vers moi. Il se fige.
– Zach, commence Mark d’un ton inquiet. Et, qu’est-ce qu’il y a ?
Je sais que les larmes roulent sur mes joues, que je renifle, mais je ne fais rien contre.
– Je suis tellement désolé, murmuré-je d’une voix tremblante.
Comprenant la situation, il m’observe sans rien dire, un mélange de résignation et de malaise sur le visage.
– Sèche tes larmes, mon garçon, finit par m’ordonner Mark d’un ton plus autoritaire. Je sais qu’Aly t’aurait pardonné.
– Pardonné d’avoir tué ses filles ? lâché-je d’une voix incrédule en dévisageant Mark.
Ses traits se crispent comme si je venais de le frapper. D’une certaine manière, c’est presque la même chose. Je me détourne, honteux.
– Alison, Jade et Holly ont vécu une belle vie avant de partir.
– Comment peux-tu dire ça ? chuchoté-je, choqué. Elles avaient toute la vie devant elles.
La température descend de quelques degrés et, les poings serrés comme des étaux, Mark susurre :
– Tu crois que je ne le sais pas ?
– Si, tu le sais, et je ne comprends pas comment tu fais pour ne pas vouloir me tuer ! crié-je en plantant les yeux dans les siens. C’est la moindre des justices : une vie contre une autre.
– La ferme ! hurle Mark avant de m’empoigner par les épaules. On a déjà parlé de tout ça, Zachary ! Tu paies ta justice sous la forme d’une dette et, moi, j’essaie de me remettre en étant responsable de quelqu’un, ce quelqu’un étant toi.
– Tu es trop bon, murmuré-je en baissant les yeux.
Il secoue la tête et souffle d’un air abattu :
– Restons-en là, je t’en prie.
Les épaules tombantes, il sort de la cuisine.
Décidément, j’ai le don de tout gâcher.
Assis au bord de mon lit, je me triture les doigts. Mark s’est enfermé dans sa chambre. Sûrement pour pleurer sa famille disparue. Je m’en veux. Il a pris sur lui pour m’expliquer sa rencontre avec Alison. Le début de leur relation, la façon dont ils en sont venus à partager leur vie. Et tout ce dont je suis capable, c’est de lui rappeler qu’elle est morte, elle et ses filles, tout ça par ma faute.
Je suis un crétin. Un fichu crétin.
La peur m’écrase la trachée. Planté devant la porte de Mark, ma main contre le battant, prêt à frapper, j’hésite. Qu’est-ce que je vais lui dire ?
Pardon ? Pardonne-moi d’être aussi bête ? Tu veux bien me supporter encore quelque temps ?
Agacé, je soupire, pose le front contre la porte et ferme les yeux. Comment font les enfants normaux lorsqu’ils se disputent avec leurs parents ? Attendent-ils que les choses se tassent, que la bonne ambiance revienne ? Si ça se trouve, ce sont les parents qui font le premier pas… Non, il n’y a pas de raison. C’est moi qui l’ai blessé, c’est à moi d’aller le voir.
– Mark ? lancé-je d’un ton intimidé en toquant doucement à la porte.
– Oui ?
– Je peux entrer ?
– Oui, vas-y.
Doucement, j’ouvre la porte et m’avance dans sa chambre. Comme d’habitude, elle est en ordre et si bien rangée qu’on pourrait la croire inutilisée. Une photo de la famille Grace au complet trône sur la table à chevet. J’en détourne le regard avant que ça ne fasse mal.
Plongé le nez dans un bouquin, Mark est installé près de la fenêtre sur un vieux fauteuil rembourré.
– Je voulais… euh, je voulais m’excuser.
Ma voix pleine de trémolos lui fait lever les yeux. Son visage est las et le devient un peu plus en me voyant.
– Oublie, Zach. C’est aussi un peu ma faute. Si je n’avais pas abordé le sujet, tu ne… tu ne te serais pas mis dans un tel état.
– Quand même. (J’inspire puis souffle d’une voix tremblante :) Désolé.
Avec un soupir, il pose son livre sur ses cuisses puis regarde par la fenêtre.
– Tu veux bien allumer un feu ? Je te rejoins dans le salon d’ici cinq minutes.
Il m’adresse un petit sourire dépité. Il n’a pas encore chassé les fantômes de sa famille de son esprit, mais j’ai l’intuition que ma venue lui a allégé le cœur. C’est le principal.
Le soir, nous sommes tous les deux installés devant la cheminée, Mark son livre policier à la main et moi les yeux fixés sur les flammes rougeoyantes. Nous ne pourrons bientôt plus faire de feu avec la température croissante de la saison douce alors j’en profite.
C’est alors que je me rappelle dessin que m’a donné Jess. Comme un automate, je me lève et vais chercher mon sac à dos dans ma chambre. Mark me jette un coup d’œil étonné quand je redescends dans la minute qui suit. Avec l’air probablement stupide, je m’arrête devant lui.
– Oui ? fait-il d’un air inquisiteur.
– Euh… Jessica m’a dit que je devrais te montrer ça, déclaré-je en lui tendant le dessin roulé par un élastique.
– Qu’est-ce que c’est ? me demande-t-il en récupérant la feuille.
Il retire l’élastique et commence à dérouler le dessin. Je l’arrête alors que le ciel dessiné des années plus tôt par Jade apparaît.
– Attends. C’est… s’il te plaît, ne lui en veux pas. Elle a vu ça dans ma chambre et… ça doit être son côté artiste… elle… elle a voulu… Je n’étais pas vraiment d’accord pour…
– Zach, souffle Mark avec un demi-sourire, calme-toi.
Mark déroule la feuille en entier. Il reconnaît de suite la patte de sa fille cadette et son visage se crispe. Il parcourt des yeux la famille puis son regard s’arrête sur la silhouette qu’a ajouté Jess en essayant de garder le style de la petite fille.
Pendant un long moment – beaucoup trop long pour moi – il observe le dessin. Après quoi, il sourit, repose la feuille sur la table basse et avale quelques gorgées de la tisane qu’il s’est préparé des minutes plus tôt.
– Cette fille…
Pitié, ne lui en veux pas.
– Est vraiment…
Passe tes nerfs sur moi, pas sur Jess.
– Audacieuse.
Ma gorge se serre douloureusement alors que mon cœur essaie de s’extirper de ma poitrine.
– Tu… commencé-je, sans savoir comment réagir.
– Jessica… je crois que je vais bien l’aimer.
– Hein ?
Levant les yeux vers moi, il esquisse un léger sourire.
– Elle a pris un des dessins de Jade dans ta chambre où elle a dessiné sa famille pour t’ajouter ensuite. C’est assez osé.
– O-Oui, bafouillé-je en sentant la honte me chauffer les joues.
– Zach, assieds-toi, ordonne Mark en tapant la place libre sur le canapé à côté de lui.
Je m’exécute sans un mot. Raide comme un piquet, j’attends ce qu’il va dire.
– Zach… reprend Mark à voix basse. Si cette fille te plaît… alors fonce.
– Quoi ? lâché-je, stupéfait, en tournant la tête pour le dévisager.
– Cette Jessica tient à toi et a de l’estime pour toi. En plus, elle sait ce que tu as fait, n’est-ce pas ? (Mon expression doit répondre à sa question car il enchaîne :) Malgré ça, elle a tout de même insisté pour t’ajouter sur ce dessin. C’est un beau geste.
L’émotion rend les muscles de ma gorge et de ma poitrine ankylosés. Je revois le regard songeur de Jess quand elle a pris le dessin. Son petit sourire quand elle me l’a rendu. Elle a fait tout ça pour moi.
Elle m’a embrassé sur la joue.
Dit mes quatre vérités en face.
A pris le risque de subir les foudres de Mark simplement car elle estimait que la famille Grace devait me reconnaître comme l’un des leurs.
M’a serré la main.
Dans le salon, il n’y a plus que le crépitement des flammes, le souffle de nos respirations, les BOOM-BOOM acharnés de mon cœur.
Merde. Je crois que je suis amoureux.
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