Chapitre 42
42
Invitation
Le lundi suivant, j’ai du mal à affronter le regard de Jess. Dante et Lily Rose, qui soupçonnent mes sentiments pour notre camarade, me jettent des petits regards en coin et m’adressent des sourires complices au fil de la journée. Ils m’agacent et me rassurent en même temps.
Que devrais-faire ? Lui avouer qu’elle m’attire ? Attendre d’être sûr de mes sentiments ?
Nous partageons tous les quatre une table à midi. Visiblement passionné, Dante nous raconte l’expérience qu’il a réalisée ce matin en physique. Il embarque Lily Rose avec lui et nos scientifiques débattent pendant de longues minutes. Quand le niveau devient trop compliqué pour nous, Jessica, qui est assise juste en face, et moi nous retrouvons tous les deux en tête-à-tête sans rien dire. Elle ouvre la bouche au moment où je fais de même. Gênée, elle rougit puis baisse les yeux. Adorable.
– Et toi, comment s’est passée ta matinée ? je finis par souffler en reposant mes couverts.
– Plutôt sympa. On a présenté nos projets de fiche de publicité pour le lycée en cours d’art plastique. La prof m’a mis un A alors je suis contente.
– Tu peux ! m’exclamé-je, réjoui qu’elle ait eu une bonne note dans sa matière préférée.
– Et toi ?
Un haussement d’épaules.
– Rien de spécial à signaler.
– Je vois… souffle-t-elle en m’observant.
Je lui rends son regard puis elle me sourit. D’abord prêt à me détourner, je fais un effort pour le lui rendre. Elle semble soulagée que je le fasse.
– Bon, les tourtereaux, on vous gêne pas trop ?
Dante nous coupe d’un ton gras. Jessica se renfrogne. Quant à moi, mon visage doit brûler comme un soleil d’été.
– Dante, laisse-les tranquille, murmure Lily Rose d’un air amusé.
– Mouais, marmonne notre camarade en posant son coude sur le dossier de sa chaise, tourné vers nous. Si on fait rien, ces deux-là se tourneront autour sans jamais se caser.
– Dante ! gronde Jessica en lui faisant les yeux ronds. Toi, tu ferais mieux de te trouver un mec au lieu de te mêler de mes affaires.
– C’est un coup bas ça, sis, réplique mon ami en faisant la moue. C’est pas si facile à trouver que ça un gars homo qui soit sympa et qui me plaise.
À ces mots, Jessica roule les yeux.
– En même temps, tu as vu tes critères ? Tu es bien trop compliqué, comme garçon !
– C’est parce que je suis unique.
– Unique mes fesses.
Voyant que la discussion va tourner à la guerre civile fraternelle, je m’interpose en lâchant d’une voix légère :
– Ça vous dirait de venir chez moi après les cours ?
Je ne me rends compte de ce que je viens de dire seulement lorsque mes trois compagnons tournent des yeux médusés dans ma direction.
– Venir chez toi ? répète Lily Rose d’un air choqué. Mr Zachary Gibson nous invite chez lui ? C’est un honneur !
– Lily… murmuré-je, rouge de honte.
– Zach, c’est la première fois que tu m’invites, explique-t-elle en ouvrant grand les bras. Désolée d’être surprise !
– Je… j’ai dit ça comme ça.
À ces paroles, ils grimacent tous les trois.
– Alors, tu n’as pas spécialement envie qu’on vienne ? souffle Jess d’un ton peiné.
– Hein ? Si, bien sûr que si ! répliqué-je en me penchant au-dessus de la table. Ça… ça me ferait plaisir…
– Alors, on vient ! s’exclame Dante avec un sourire éclatant.
À côté de moi, Lily m’adresse un sourire doux comme une brise d’été.
– C’est bien de t’entendre un peu parler de ce que tu ressens.
– Quoi ?
– Et bien, tu as dit « ça me ferait plaisir ». Je t’entends pas souvent dire ça. Alors je suis contente.
– Oh. D’accord.
Si elle le dit…
Avant que la sonnerie pour les cours de l’après-midi retentisse, j’envoie un message à Mark pour être certain d’avoir son aval par rapport à mon invitation spontanée.
J’ai invité Lily Rose et les jumeaux à la maison après les cours. Ça ne te dérange pas ?
Mon portable vibre dans ma poche alors que je viens de m’installer pour l’heure qui arrive. C’est Mark.
Non, pas de soucis, bien au contraire. Profitez bien. Je rentre tard, mange sans moi.
À la fin des cours, nous montons tous les quatre dans le bus scolaire. Je m’installe à un siège au milieu et je m’attends à ce que Lily Rose me rejoigne. Mais cette dernière s’assied à côté de Dante, juste devant moi, et Jess vient s’installer sur le siège près de moi.
– Alors, ton après-midi ? lance-t-elle en s’emparant de son portable et d’une paire d’écouteurs.
– Ça va, je réponds avant de me décider à être honnête : plutôt ennuyante, en fait.
Je vois sur le profil de visage qu’elle m’offre un demi-sourire. Après quoi, elle me tend un écouteur.
– Euh… tu veux me faire écouter ta musique ?
– Perspicace, se moque-t-elle gentiment.
Lâchant un soupir agacé, je prends l’écouteur et l’enfonce dans mon oreille. Smells like teen spirit de Nirvana m’emplit aussitôt la tête. Malgré moi, je souris et ferme les yeux pour savourer la voix rocailleuse de Cobain.
– Ravie de voir que tu apprécies ce genre de musique, souffle Jess en hochant la tête d’un air satisfait.
– Je n’écoute presque que du vieux rock, avoué-je en la regardant.
– Un point de plus pour toi, murmure-t-elle, les yeux dans le vague.
Mon reflet dans la vitre à ma droite me révèle que j’ai rougi.
Dante et Lily sont excités comme des puces lorsqu’on arrive devant le petit portillon de la maison. C’est un œil nouveau que je pose sur la demeure des Grace. C’est aussi mon foyer. Je crois que c’est la première fois que je ressens la fierté d’accueillir des amis chez moi.
– Elle est vraiment super mignonne, cette maison, fait remarquer Jessica en observant la façade. La dernière fois qu’on est venus avec Dante, on a pas trop regardé.
Son frère approuve d’un hochement de tête enthousiaste. Je sors les clefs de mon sac et ouvre la porte avant de m’écarter.
– Entrez, je vous en prie.
Mes trois camarades m’adressent des sourires en passant. Jess, qui arrive en dernière, s’arrête à ma hauteur et dépose un baiser sur ma joue.
Je l’entends s’esclaffer de ma gêne évidente tandis qu’elle rentre à l’intérieur.
Nous nous installons tous les quatre à la cuisine pour prendre des boissons chaudes et quelques biscuits. Tandis que Lily boit un thé, Dante sort une feuille de papier de son sac et la place sous le nez de notre amie.
– Je crois que j’ai mal recopié la formule de maths que le prof nous a montrée tout à l’heure. Tu peux vérifier ?
– Oui, pas de soucis, acquiesce Lily Rose en reposant sa tasse.
Un peu perdus dans ces chiffres et ces nombres, Jessica et moi nous déplaçons dans le salon pour savourer calmement nos cafés.
– Tu peux allumer la cheminée ? demande mon amie en s’approchant.
– Bien sûr. (Remarquant qu’il ne reste que deux bûches, je grimace.) Je vais chercher du bois, je reviens.
J’emprunte une porte située à côté des escaliers qui mène au garage, où un petit stock de bois se trouve. J’empile quatre bûches sur mes avant-bras et sursaute quand Lily Rose débouche des escaliers. Une petite expression amusée est plaquée sur ses traits fins.
– Alors ?
– Alors quoi ? marmonné-je, dubitatif.
– Ben… entre Jess et toi, ça se passe comment ?
Je la fixe sans rien dire.
– Zach, je suis pas aveugle. Jessica te laisse plein d’opportunités à saisir et toi tu fais rien pour aller dans son sens… Réagis !
– M-Mais… ce… ce n’est pas… bredouillé-je en m’efforçant de ne pas faire tomber les bûches.
Comme dépitée, Lily Rose secoue la tête puis va chercher deux bûches pour m’aider. Silencieuse, elle remonte et je la suis, une boule dans la gorge.
À notre retour, Dante et Jess parlent d’un film qu’ils ont vu ensemble la veille, assis sur le canapé. Je glisse deux bûches dans la cheminée puis allume un feu à l’aide de vieux journaux et d’une allumette.
– Super, merci beaucoup, souffle Jessica d’un air ravi. Les cheminées sont de plus en plus rares dans les maisons, aujourd’hui. Je trouve qu’elles apportent quelque chose de chaleureux et convivial.
Pratique pour contrer l’ambiance glaciale qui règne ici la plupart du temps.
D’un grognement pour moi-même, je chasse mes idées noires puis rejoins mes compagnons.
– Tu as un jeu de carte ? s’enquiert Dante en se levant.
– Euh… oui, sûrement dans le bureau de Mark. Bougez pas, je reviens.
Tandis que Dante se rassied, je me lève et pars vers l’ancienne salle à manger. L’odeur légèrement renfermée de la pièce se faufile à travers mes narines et j’observe avec la même fascination enfantine qu’autrefois les grandes bibliothèques de Mark. Si je ne me trompe pas, il y a des paquets de carte et des jeux de société dans un meuble bas derrière le bureau. C’est en contournant ce dernier que je remarque un objet inhabituel sur le plateau.
Mon cœur fait un bond de gymnaste quand je reconnais l’objet en question. Bon sang, je pensais l’avoir rangé. Perdu. Le journal que j’ai tenu les mois suivants l’accident qui a coûté la vie à la famille de Mark et à mon meilleur ami.
Mark a dû le feuilleter avant moi : il est dépoussiéré et les pages craquent à peine sous mes doigts lorsque je l’ouvre. Les souvenirs effleurent mon esprit tandis que je relis des passages pris au hasard. Mes semaines de solitude, de souffrance et de chagrin à l’hôpital. Mon anxiété par rapport à l’adoption spontanée de Mark.
– Zach ?
Le journal manque m’échapper des mains. Presque honteux, je lève les yeux et fixe en silence Jessica. Son regard passe du cahier que j’ai entre les bras aux grandes bibliothèques puis à moi.
– Tu mettais du temps à venir alors je…
Elle laisse sa phrase en suspens puis s’approche.
– Qu’est-ce que c’est ? souffle-t-elle avant de dire d’un ton moqueur : ça ne ressemble pas à un jeu de cartes.
– C’est… c’est, euh…
Comment suis-je censé expliquer qu’il s’agit d’un journal intime écrit à mes douze ans pour essayer d’extérioriser l’océan d’émotions qui manquait me submerger à l’époque ?
– Je peux voir ?
– Oui, tiens.
Ses mains le prennent délicatement des miennes et elle feuillette le journal.
– C’est ton écriture, remarque Jess avant de froncer les sourcils et de me dévisager. Tu tenais un journal intime ?
– O-Oui. C’était après l’accident de voiture. C’est Mark qui m’a obligé à le faire. Il voulait apprendre à me connaître grâce à ça.
– C’est rusé… murmure Jessica d’une voix douce. Et je pourrais le lire ?
– Euh… c’est, comment dire… ? Peut-être un peu trop personnel ?
– Si tu veux pas, je comprends.
Sans être vexée, elle repose le journal et se tourne vers moi, une lueur dans ses yeux noisette.
– Alors, où est ce fameux jeu de cartes ?
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