Chapitre 51
51
L'appel
Même si Jess a réussi à me détendre et à canaliser mon trop-plein d’émotions, je sors du lycée nerveux et fébrile. J’imagine Lily Rose prostrée chez elle, le cœur fracassé par un démon déguisé en humain charitable. Je me rappelle les lèvres sanguines de Jessica, l’odeur épicée de ses cheveux, la lueur inquiète dans les pépites qui lui servent d’iris.
Perdu dans mes rêveries, je manque trébucher après avoir été bousculé par un élève. Agacé, je réajuste mon sac puis prends la direction des arrêts de bus.
Je sursaute légèrement lorsque mon portable vibre dans ma poche. Machinalement, je le sors. Le numéro n’est pas enregistré. Avec un soupir, je raccroche.
Le numéro m’a appelé une autre fois, dans le bus – pas question de répondre – en me laissant un message vocal. J’attends d’être descendu à mon arrêt pour enclencher la messagerie. Je reconnais la voix d’Elena dès qu’elle prononce les premiers mots :
« Bonjour, Zach, c’est Elena. Tu es peut-être encore au lycée, je suis désolée de te déranger. Je voulais te proposer d’aller boire un café à Lake Town dans le week-end. Nous… pourrons parler… de la photo. Rappelle-moi pour me donner ta réponse. Bises. »
Une vague d’angoisse monte en moi. Je l’étouffe en respirant profondément et en fixant la jolie façade de la maison. Les volets rouges, la peinture ensoleillée… Tout ceci est devenu familier. Le grincement du portillon lorsqu’on le pousse, les gémissements de la clôture lorsque le vent souffle dru, les herbes rebelles qui poussent entre les pavés de l’allée, les buissons que Mark taille chaque année…
La maison est plongée dans le noir et le froid. Je soupire, frissonne, me déchausse puis me déshabille. Le stress d’une discussion avec Elena est de nouveau repoussé par le délicat crépitement du feu quand j’éveille la cheminée. Accroupi, je reste devant la vitre opaque à observer la danse sensuelle des flammes. Doucement, l’orange vif est remplacé par un rouge plus sombre, plus profond. Les cheveux de Jessica ondulent lorsqu’elle bouge.
Embarrassé de l’avoir imaginée à la place du feu, je cligne des yeux pour chasser les images doucereuses et me redresse, les joues chaudes.
Installé sur le canapé, je fixe mon portable sans me décider. Malgré la carte de visite qu’elle m’a donnée, je n’ai jamais rentré la journaliste dans mes contacts. Je n’aurais pas cru que cette femme ait la moindre importance dans ma vie.
C’est peut-être ma tante.
Je jure. Puis me décide enfin.
– Allô ?
J’hésite une seconde.
– Elena, c’est Zach. Je te dérange pas ?
– Non, non ! Je suis dans ma chambre d’hôtel à Lake Town.
– Oh, très bien. Je t’appelais pour… pour le week-end prochain.
– Alors, tu es partant ?
Le regard rivé aux flammes, je ne réponds pas tout de suite.
– Oui. Il y a un cybercafé près de mon lycée. Il est pas mal. Si tu aimes le café noir, ils en font de très bons.
– J’adore le café noir, confirme-t-elle d’un ton malicieux. Alors on se retrouve là-bas. Samedi, quatorze heures ?
– Parfait. (Avant qu’elle ne me dise au revoir, j’ajoute précipitamment :) Je viens sans Mark, je suppose ?
– À toi de voir. Nous devons discuter de choses importantes, Zach. Réfléchis. Si tu es plus à l’aise avec ton père, propose-lui de venir. Si tu souhaites garder cette discussion plus… intime, viens seul.
– D’accord. (Un silence au bout du fil.) Merci de la proposition.
– Il n’y a pas de quoi. À samedi ! Bises.
– Salut…
La communication se coupe. Un nouveau soupir affaisse ma poitrine. Que faire ? Devrais-je proposer à Mark de venir ? M’aiderait-il à faire face à une éventuelle douloureuse vérité ? Ou serait-il plus méfiant, plus terre-à-terre, refusant de se laisser aller aux théories les plus folles ?
Et comment peut-il réagir face à cette soudaine opportunité dans ma vie ?
Le lendemain, toujours pas de trace de Lily Rose. Je m’inquiète. Dès que la sonnerie de midi retentit, je file dans la cour envoyer un message. Peu avant de retourner en classe, une réponse de sa part me soulage un peu. Sa mère l’a obligée à rester à la maison. Elle se sent mieux, mais Sofia a insisté : Lily Rose est une élève tellement sérieuse qu’elle n’a pas loupé un cours depuis deux ans. Rater deux journées ne pourra que la soulager, surtout après sa rupture avec Anthony.
Je croise rapidement Dante en cours d’histoire. Nous échangeons un petit coup de poing et un sourire. Mr Dalton s’enflamme sur la guerre de Sécession. Pas aussi ardent, mais tout aussi intéressé, c’est la seule heure de la journée qui tient mon esprit occupé. L’histoire est une des pistes à laquelle je pourrais penser pour mon avenir. C’est l’une des rares matières pour laquelle je m’intéresse sincèrement.
Le soir, Mark rentre tôt ; plus tôt que moi.
Une odeur inhabituelle provient de la cuisine. Perplexe, je me déchausse rapidement puis file tout droit vers la pièce.
– Bonsoir, Zach, lâche Mark d’un ton tranquille en levant les yeux de son verre de limonade.
– Bonsoir, je réponds en cherchant des yeux l’origine du fumet qui me chatouille les narines. Qu’est-ce que tu as fait à manger ?
– J’ai rien fait.
Sa réponse me fait baisser les yeux. L’air mutin, il observe ma réaction en silence.
– Elle vient d’où, l’odeur ?
– Du four, indique-t-il en se levant. J’ai commandé à manger. Des pizzas.
Il ne me faut pas moins de cinq secondes pour digérer la nouvelle. Il n’a jamais commandé de nourriture. Encore moins des pizzas.
Devant ma stupéfaction, il s’esclaffe avant de reprendre son sérieux.
– J’avais envie d’un petit plaisir. (Il hausse les épaules avec un sourire amer.) Je me fais rarement de petits plaisirs depuis leurs morts. J’ai envie de changer.
Il récupère un torchon pour ouvrir le four et en sort deux pizzas fumantes.
– J’ai pris poulet et bacon, ça te va ? Je les ai faites réchauffer, j’espère qu’elles sont pas trop cuites.
– O-Oui, bredouillé-je en me hâtant vers les tiroirs pour mettre la table.
Pendant que je pose assiettes et couverts, Mark me fixe en silence.
– Et… j’aimerais… (Il soupire bruyamment en commençant à découper l’une des pizzas.) J’aimerais être un père plus cool. Moins coincé.
Ses paroles me mettent mal à l’aise. J’espère que ce n’est pas ma faute, s’il ressent ce besoin de changer. Ce n’est pas parce qu’il n’est pas dans la norme que je vais lui en vouloir. Sans compter sur le fait que je serais très mal placé pour le lui reprocher.
– C’est aimable de ta part, je reprends en m’installant devant mon assiette, mais… ne te force pas à être quelqu’un qui te ressemble pas juste pour moi.
Étonné de ma déclaration, il prend son temps avant de répondre.
– C’est vrai que je le fais en partie pour toi, se décide-t-il à avouer en plongeant ses iris sombres dans les miens. Mais aussi pour moi. Je… j’étais pas aussi strict avec les jumelles. Beaucoup plus enclin à faire des choses, à manger sur le canapé… J’ai été très autoritaire avec toi, parce que j’avais peur que tu échappes à mon contrôle, que tu continues sur la mauvaise voie que tu avais empruntée. Sauf que j’ai réussi mon pari, j’ai fait de toi quelqu’un de bien.
Je rougis face au compliment. Même si, en fin de compte, c’est lui qui a fait la plus grande partie du boulot.
Après avoir mangé les pizzas avec avidité – c’est tellement rare ! – j’attends que Mark se soit installé sur le canapé pour l’informer de l’invitation d’Elena. Sa réaction me surprend.
– Elle t’invite toi à boire un café et pas moi ? grommelle-t-il d’un air préoccupé.
Comprenant qu’il est déçu, je hausse les épaules avec un rictus grimaçant.
– C’est pour discuter de… de l’homme sur la photo.
Le visage de Mark se durcit. Sa voix est plus sèche.
– J’avais compris que ce n’était pas un rendez-vous galant. Et il s’appelle Oliver Dent. Ça ne va pas te tuer de l’appeler par son nom.
– Oui, murmuré-je d’une voix étouffée, étonné de son ressentiment négatif.
– Alors, tu veux que je vienne avec toi, c’est ça ? soupire-t-il avant d’avaler la fin de sa part.
– En fait… non.
Ma franchise lui fait hausser les sourcils. Il a l’air idiot, mais je me retiens bien de le lui dire.
– Je préférerais y aller seul, je reprends en lui jetant un regard gêné. Si ça ne te dérange pas.
– Mais non, râle-t-il en roulant les yeux. J’inviterai moi-même Elena à boire un café un de ces quatre.
Je me sens sourire comme un idiot, ce qui n’échappe pas à Mark.
– Pourquoi tu tires une tête pareille ?
– R-Rien, je mens en secouant la tête.
– C’est ça. Allez, dis ce que tu as sur le cœur, Zach !
Intimidé, effrayé par ce que je vais dire, je croise les mains puis déglutis péniblement.
– Est-ce que… Elena te plaît ?
Visiblement guère étonné de ma question, il me dévisage.
– C’est tout ? Bien sûr qu’elle me plaît ; je ne l’inviterais pas à la maison ou à boire un café autrement.
– Je-je vois, bredouillé-je, honteux.
Il rit en faisant claquer sa paluche sur mon épaule.
– T’es mignon, Zach.
Devant mon expression indignée, il ajoute plus doucement :
– Alison me manque chaque jour. Quand je me réveille dans un lit froid, quand je me couche dans un lit vide, quand je n’ai personne à embrasser en rentrant le soir, personne à serrer dans mes bras sur le canapé.
Il fixe la cheminée d’un air mélancolique. Les flammes dansent de manière endiablée dans l’encre de ses yeux. Il s’exprime si rarement. Surtout sur des sujets aussi délicats que sa défunte femme.
– Elle me manquera jusqu’à ma mort. Elle aura été mon épouse, la mère de mes filles, la gardienne de mon cœur. Je ne l’oublierai jamais. Il m’a fallu du temps pour faire son deuil. Aujourd’hui, je suis prêt à ouvrir mon cœur à une autre femme.
– Je suis content pour toi, réussis-je à articuler.
Je suis sincère, mais j’ai du mal à le faire comprendre.
Néanmoins, il hoche la tête.
– Je sais. Ta tête de benêt me le confirme.
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