Chapitre 52

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Hypothèses

Samedi 21, treize heures cinquante-six. Je frissonne devant le cybercafé en attendant Elena. Mark m’a déposé cinq minutes plus tôt, après m’avoir souhaité bonne chance. Comme si j’allais jouer un match de football.

La pression que cette rencontre implique n’en est pas loin.


La chevelure brune d’Elena Dent est coincée dans une écharpe bleue lorsqu’elle me rejoint sur le perron du café. À voir ses joues et son nez roses, je la soupçonne d’être venue à pied. Elle m’adresse un sourire amical, claque une bise sur ma joue et m’invite à rentrer avant de finir congelé.

Nous prenons une table isolée, commandons deux cafés noirs et nous fixons en silence. La journaliste attend d’avoir sa tasse fumante en mains avant de prendre la parole.

– Merci d’avoir accepté mon invitation, commence-t-elle en soufflant la fumée qui s’échappe de la boisson sombre.

– Pas de soucis, je réponds avec un haussement d’épaules. Il vaut mieux… qu’on parle de tout ça.

– Tu l’as dit, approuve-t-elle avec un soupir.

Grimaçante, elle avale une mini gorgée. Mon café fume encore sous mon nez. Je reconnais quelques lycéens répartis dans la salle, certains en train de discuter avec des amis, d’autres à surfer sur le web. Heureusement, aucun que je connaisse personnellement.

– Mark n’était pas vexé que tu viennes seul ? s’enquiert Elena avec un soupçon de sourire.

– Non, ça va, la rassuré-je. Il comprend parfaitement.

– Et… comment semble-t-il vivre les événements ?

La question me prend un peu au dépourvu. C’est pourtant moi qui suis le plus concerné.

Quand je mets de côté mes propres sentiments, je réalise que Mark doit être dépassé. Que faire quand on apprend que son fils adoptif a peut-être trouvé son véritable père ?

– Ça a pas l’air de le toucher plus que ça, finis-je par répondre.

Les yeux sombres de la femme me toisent avec intensité.

– Tu es sûr ? Mark est comme toi : très réservé et doué pour cacher ce qu’il ressent. Je suis certaine qu’il est affecté par ce qui se passe.

J’attrape ma tasse pour en avaler une grande gorgée qui réchauffe ma poitrine glacée.

– Je crois qu’il ne prendra l’affaire au sérieux que lorsque nous aurons des preuves, expliqué-je après quelques secondes.

– Des preuves, répète Elena d’un air songeur. Quel genre de preuve ?

– J’en sais rien. Mais la photo ne lui suffit pas.

– Je comprends, soupire la journaliste en chassant une boucle de cheveux de son front. Oliver est à Denver, occupé sur un projet architectural avec son équipe. Je ne pense pas qu’il soit disponible pour…

– Qu’est-ce qui vous dit qu’il voudrait me connaître ? la coupé-je brusquement.

Étonnée de ma sécheresse, elle se tait. Son visage prend une expression préoccupée.

A-t-elle seulement pensé à ça ? Au fait que son frère se moque peut-être de savoir qu’il a un fils perdu dans la nature ? Je comprendrais qu’il ne veuille rien savoir de moi. Comment réagir en apprenant qu’on a un enfant de dix-sept ans dont on n’a jamais entendu parler ?


– Déjà, nous n’avons pas de moyen de savoir si je suis vraiment son fils, je reprends d’un ton cassant. Notre ressemblance peut être pure coïncidence. Et, même si vous venions à découvrir qu’il est bien mon père, pourquoi cet homme voudrait-il de moi ? Je suis à quelques mois de ma majorité. Une fois mes dix-huit ans atteints, il ne me devra rien. Encore faudrait-il qu’il me reconnaisse comme son fils.

– Waouh, Zach, s’exclame Elena en levant les mains, tu explores des pistes tout seul sans aller au bout d’aucune d’entre elles !

– Je ne veux pas me faire de faux espoirs, expliqué-je en me renfrognant.

Elle pince les lèvres puis pose sa main sur la mienne. Je sursaute, elle est fraîche.

– Écoute, je saisis bien tes doutes. Je n’ai pas encore parlé à Oliver de toi. Je peux le faire… (Elle plonge les yeux dans les miens.) Ou ne pas le faire. Tout dépend de toi, des risques que tu souhaites prendre, des bonnes nouvelles que tu pourrais apprendre. Tu pourrais passer à côté de quelque chose de formidable comme éviter une grande déception.

L’angoisse m’étreint la gorge comme une écharpe trop serrée. Je retire ma main de la table pour la loger dans la paume de l’autre. Même ainsi, elle tremble. Comment puis-je faire un tel choix ?

– À la fin de cette discussion, il faudra que tu me fasses part de ton avis, Zach, reprend gravement Elena. Je ne peux pas rester éternellement à Lake Town ; il faut que je rentre à Denver écrire mes articles. Je repars demain après-midi. Je veux savoir si, en rentrant chez moi, je dois contacter mon frère pour lui faire part de nos hypothèses.

Nerveux, je hoche la tête. Une heure, peut-être plusieurs, pour prendre ma décision.


J’inspire un grand coup et demande à la journaliste :

– Avant de vous dire quoi faire, est-ce que vous pourriez me parler un peu de lui ? De son caractère, de ses amis, de ses études, de sa fiancée ?

– Bien sûr. Alors… euh, Oly a trente-huit ans, il est né le vingt mars 1977. Il a deux ans de moins que moi. Nos parents vivaient à Denver, puis ils ont déménagé en Californie, mais nous sommes restés dans le Colorado pour nos études.

– Il avait vingt ans quand je suis né, soufflé-je plus pour moi-même que pour la femme.

– Tu es né quand ?

– Le premier janvier 1998, je réponds en levant les yeux vers elle.

– Le premier janvier ? s’étonne Elena en haussant un sourcil. C’est la première fois que je croise quelqu’un né ce jour-là.

Gêné, je hausse les épaules et ajoute :

– En fait, j’aurais très bien pu naître fin décembre 1997 ou début janvier 1998, j’en sais rien. Comme j’ai été abandonné en février 1998 vers l’âge de deux mois, avec pour seule info mon prénom, on a choisi cette date.

– Je vois, marmonne-t-elle, le visage tiré. Bon, j’en étais où… Ah oui, nos études ! Bon, j’étudiais à la fac depuis deux ans quand Oliver est sorti du lycée avec de très bons résultats qui lui ont valu une bourse d’étude. Il est lui aussi allé à l’université. Étudier la physique, les maths, la mécanique… Tout ce que j’adore !

Je m’esclaffe ; moi non plus ce ne sont pas mes matières préférées.

– Il est sorti diplômé haut la main et a vite été embauché comme ingénieur dans une société. C’est une tronche, mon p’tit frère, ajoute-t-elle affectueusement.

Le savoir intelligent ne me rassure pas beaucoup. S’il est intelligent, il ne voudra jamais avoir affaire à moi.

– Par rapport à ses amis, il a une bonne bande de potes de la fac qu’il voit régulièrement, mais je ne les connais pas plus que ça… reprend Elena en ponctuant ses phrases de gorgées de café. Et Sharon…

Je tressaille. Sa fiancée.

– Il a rencontré Sharon dans son premier boulot. Elle travaillait dans la communication interne dans la même boîte. Ils se sont rencontrés, se sont tournés autour, sont sortis ensemble… Ils se sont un peu éloignés lorsque Oliver a trouvé du boulot ailleurs. Comme il l’aimait trop pour la quitter, il l’a liée à lui en la demandant en mariage.

– C’était quand ?

– Il y a deux ans. Le mariage est prévu pour cet été.

– Je vois, soufflé-je, le cœur un peu serré.

D’une traite, la journaliste finit le fond de sa tasse. La mienne est encore à moitié remplie.

– Pour ce qui est du caractère… C’est un nounours, avoue Elena en s’esclaffant. Il est adorable. Attentionné, sincère, bienveillant… En plus, il est charmant. Je te raconte pas le nombre de cœurs qu’il a brisés.

– Comme celui de ma mère, lâché-je sans réfléchir.

Devant son expression déconfite, j’ajoute précipitamment :

– Enfin, si c’est mon père.

– Oui.

Toute joie s’est envolée de son visage. J’ai peur de l’avoir froissée.

Je déglutis péniblement puis souffle :

– Est-ce que c’est possible qu’il soit mon père, vous pensez ?

– Oui. Avant de rencontrer Sharon, il a eu plusieurs petites amies. Peut-être que… ta mère est l’une d’entre elles.

– Et… vous pensez qu’il voudrait me connaître ?

Elle me toise en silence, l’air grave. Elle croise les doigts, fixe une rayure dans la table. Soupire.

– Je pense que oui. Il est vraiment… humain. Soucieux envers ses proches. Il a un cœur gros comme ça, ajoute-t-elle en faisant une forme avec ses mains. Je pense qu’il… serait déboussolé par ton existence, certainement mortifié, mais il voudrait te connaître.

– Mais… continué-je en sentant ma voix trembler, mais que faire s’il est déçu ? Si je ne suis pas comme il s’y attend ? S’il comprend… que… je suis… pas vraiment comme… les autres gens de mon âge ?

– Il y a une normalité à respecter ? s’étonne Elena d’un air malicieux.

– N-Non, c’est pas ça… bredouillé-je, honteux.

Comment lui expliquer que son probable neveu est un meurtrier ?

Comment puis-je lui révéler que si Mark m’a adopté, c’est parce qu’il avait perdu sa famille ?

Par ma faute.

Comment réagira-t-elle en apprenant que la personne à qui elle parle a tué trois personnes ? Voudra-t-elle toujours me présenter à son frère ?

Qui voudrait de quelqu’un comme moi pour fils ?

Mark a bien voulu.

C’est différent.


Elena Dent sursaute quand je lui saisis brutalement la main. La culpabilité manque m’étouffer. Il faut qu’elle sache, qu’elle comprenne. Je ne peux pas la laisser dans l’ignorance alors qu’elle fait tout ça pour moi.

– Il faut que je vous dise quelque chose, Mme Dent, murmuré-je d’une voix étouffée. Une chose importante.

Ses yeux sombres me fixent avec inquiétude, elle comprend que c’est grave.

Je lui révèle tout.

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