Chapitre 60
60
Piégé
Je m’arrête de courir au bout de quelques minutes. À bout de souffle, les jambes lourdes, je maudis ma condition physique. Je ne fais pas énormément de sport si ce n’est durant les heures imposées par le lycée. Je ne pense pas être si mauvais en endurance, mais je ne vais pas m’amuser à tester mes limites.
Une drôle de mélasse de sentiments contradictoires me remue l’estomac. La honte, la joie, l’impatience, la peur, l’excitation, les regrets… Je ne sais plus quoi penser.
J’ai laissé le lycée derrière moi et Oliver Dent avec lui. Le pauvre, il devait sortir du travail. Il avait quitté Denver rien que pour me voir. Et je l’ai planté à l’arrêt de car avant de fuir comme un mioche pris en flagrant délit. Je m’en veux. Mais qu’aurais-je pu faire ? Bredouiller, rougir, baragouiner et gesticuler ? Me couvrir de honte ?
Ce n’est pas la première fois que je rentre à pied du lycée. Ce n’est pas bien drôle, mais je préfère faire ainsi. J’ai besoin de m’aérer l’esprit, d’oublier ce qui pèse sur moi pendant quelques temps.
Sur le chemin du retour, je longe un stade entouré de buissons feuillus. D’un coup d’œil, j’avise trois silhouettes qui s’entraînent au baseball. Quand je les reconnais, mon cœur remonte douloureusement dans ma gorge.
Sans plus réfléchir, je lorgne la route pour vérifier l’absence de voitures. Une semi-remorque arrive trop vite pour que je traverse. Je jure tous bas. Un cri s’élève derrière moi.
– Eh mais…
J’entends des exclamations dans mon dos et mon cœur se met à tambouriner furieusement contre mes côtes. Non, non !
– Zach ! C’est toi Zach !
Puis, par-dessus les deux autres voix, une que je déteste plus que tout :
– Mon cher Zachary, tu vas où ?
Anthony.
J’attends qu’une voiture passe puis cours sur l’asphalte jusqu’à l’autre trottoir. Je n’y serais pas forcément plus en sécurité, mais c’est toujours une distance en plus entre les trois barges et moi.
Mes jambes, déjà lasses d’avoir couru, protestent à chaque pas. Ma gorge me pique et mes poumons me brûlent. Je dérape sur un caillou et reprends difficilement ma course.
On me tombe dessus. Ou, plutôt, quelqu’un plante négligemment son pied dans mon dos, me faisant basculer en avant. Je m’érafle les paumes et le menton sur le goudron. C’est un miracle si je ne me suis pas brisé les dents.
– Petit chéri, raille la voix rauque de Nick au-dessus de moi.
En levant la tête, je lui balance un regard noir. Je sens quelque chose de tiède couler le long de mon menton. À quelques mètres derrière le joueur de football s’avance tranquillement Anthony, une batte en travers des épaules, secondé par un Elliot visiblement réticent.
– Ça faisait longtemps, Gibson ! s’exclame Anthony, une fois proche de nous.
– Laisse-moi partir, je réponds simplement en le fixant d’un air glacial.
Je n’ai pas croisé Anthony depuis notre confrontation dans les couloirs du lycée, en compagnie de Lily Rose. Quant à Nick, ça remonte à notre désagréable escarmouche lorsqu’il s’en est pris à Dante. Je ne veux revoir aucun des deux. La seule chose que j’ai envie de tirer d’eux, c’est leur sang.
– J’aime ce regard, souffle d’un ton suave Anthony en s’accroupissant à côté de ma tête.
Alors que Nick me maintient au sol d’un pied, mon ennemi m’agrippe sans douceur les cheveux.
– Comment tu te portes, Gibson ? Bien ? (Son sourire torve disparaît soudain et ses yeux se font plus froids que la banquise.) Je vois que tu t’amuses bien avec Lily Rose et les deux nouveaux demeurés.
Un sentiment de colère noire m’envahit, me faisant serrer les dents pour retenir les insultes qui me chatouillent les lèvres.
– Qu’est-ce que tu leur trouves, à ces crétins ? L’un est un pédé épais comme un fil de fer et l’autre une geek aussi charmante qu’une truie.
La colère qui me submerge n’a pas grand-chose à voir avec celle que j’ai pu éprouver jusqu’ici. Il ne s’agit plus seulement de moi, de mon passé ou de mes tares. Je refuse de l’entendre parler d’eux ainsi. Dante s’affirme comme il est, lui. Il est sincère, vif d’esprit et plein d’enthousiasme. Jessica… Une flèche brûlante me perce le cœur. Ce n’est pas une truie. C’est une renarde, à l’œil luisant de malice, aux cheveux flamboyants et aux mains agiles. Elle brille, comme un joyau, elle est belle et intelligente.
Sans qu’il n’ait le temps de se défendre, je lève la main pour agripper la manche d’Anthony. Il bascule et j’en profite pour le gifler violemment. Perdant son équilibre, il s’écroule sur les fesses en faisant tomber sa batte.
– Tu as l’air ridicule, mon pauvre, craché-je sans cacher mon mépris.
– Fils de pute ! hurle-t-il en bondissant sur les talons.
Je ferme les yeux lorsqu’il envoie son pied dans ma mâchoire. Des étincelles éclatent sous mon crâne et mes oreilles se mettent à siffler.
À moitié assommé, je l’entends susurrer d’une voix tremblante de rage, de jalousie et de dégoût :
– Tu les baises tous les trois en même temps, tes petits crétins ? Dans quel ordre tu les prends ? Lily en premier ? Dante après et Jessica en dernier ?
Le malade, le grand malade.
J’entends Nick marmonner d’un ton inquiet :
– Anthony, faut qu’on s’éloigne de la route. Les gens vont nous voir.
– Emmenez-le ! beugle-t-il à ses compères tandis que mes repères dansent encore autour de moi.
Je sens deux bras me saisir, l’un plus faible que l’autre. Nick et Elliot. Toujours les deux bons toutous.
Ils me transportent en bas de la route, vers les sous-bois. Un désagréable souvenir surgit dans mon esprit. La raclée que ces trois mêmes personnes m’ont fait subir après une journée de lycée. J’ai mis des semaines à m’en remettre.
Me gorge se serre : combien de temps cette fois ? Combien de coups ?
Elliot et Nick me font agenouiller par terre. Du sang coule de ma bouche. Pourquoi ? Quelle satisfaction tirent-ils de me voir amoindri et souillé devant eux ?
Anthony se dresse dangereusement au-dessus de moi. Ses yeux sont habités de folie. Il va me tuer. Ce malade va vraiment me tuer.
– Tu vas le payer, Gibson, susurre-t-il avec un sourire qui n’a rien de bienveillant. Tu vas regretter de m’avoir pris Lily Rose. J’espère que tu l’as bien culbutée la dernière fois, car, après ce que tu vas vivre, elle ne voudra plus jamais de toi.
Alors, tout ça pour une pointe de jalousie ? Anthony le brave, le vaillant, le beau, est jaloux. C’est peut-être parce qu’il l’aime encore, en fin de compte.
Les yeux clos, je pense à mes amis. Pour eux, je vais rendre les coups.
Je ne vais pas me laisser abattre.
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