Chapitre 70
70
Liens
Les deux semaines qui suivent sont longues et difficiles. Ma dispute avec Jessica me reste encore en travers de la gorge. Les résultats du test ADN m’empêchent de dormir et les paroles de Mark hantent mes nuits. J’ai hâte que l’année se termine pour rester à la maison, ou me trouver un job. Quoi que ce soit qui m’empêche de penser à mes relations bancales.
Ces derniers jours, j’ai dû prétendre que tout allait bien, que j’allais bien. Lily Rose et Dante ne sont pas dupes, mais Jess et moi savons pertinemment qu’ils préfèrent nous voir souriants et près physiquement l’un de l’autre plutôt qu’en train de déprimer chacun dans notre coin. Pourtant, c’est ce qu’on aimerait faire. J’éprouvais une attirance tout à fait sincère pour elle et je sais qu’il en allait de même de son côté. L’impossibilité de notre relation me frustre et me donne envie de hurler. De fracasser les murs, de courir jusqu’à m’épuiser. Mais je n’aime pas courir et Mark me tuerait si je faisais des trous dans le plâtre. Alors je prends sur moi, j’essaie de recourber mes lèvres en pauvres sourires, comme je le fais depuis quelques années.
Et je me demande : quand vais-je craquer ?
Je suis en train de travailler sur un contrôle d’économie quand mon portable vibre à côté de ma trousse. Une piqûre d’angoisse me paralyse lorsque je vois le nom d’Oliver Dent. Les résultats. Ça ne peut être que ça.
Avec des mains tremblantes, je décroche et porte le téléphone à mon oreille.
– Allô ? hoqueté-je d’une voix pleine d’appréhension.
– Zach, désolé, je te dérange ?
Le ton d’Oliver est pressé, j’ai l’impression de le sentir trépigner à l’autre bout du fil.
– N-Non, t’inquiète pas. Euh, ça va ?
– Ouais, ça va ! (Il marque une pause, le souffle court puis reprend avec un mélange de gravité et d’impatience :) Écoute, j’ai eu les résultats du test ADN. Ils sont arrivés aujourd’hui.
Mes côtes semblent poussées en avant par mon cœur tant il bat fort. Ma vision se trouble, le souffle me manque. Famille ou pas famille ? Père ou pas pè…
– Le test a été concluant, lâche Oliver Dent au bout d’interminables secondes. Je… Je suis bien ton père, Zachary.
Père.
Malgré l’énormité de son annonce, je ne trouve rien à répondre. Que répondre ?
Trop bien.
Vraiment ?
Oh, c’est chouette.
Cool, j’attendais ça depuis des années !
En fait, j’ai déjà un père…
ET tu veux vraiment de moi ?
Je suis un fardeau, arrêtons tout ici.
Non, je ne peux pas lui dire ça.
Est-ce que tu voudrais bien de moi dans ta vie, alors ?
Est-ce qu’on peut être une famille ?
Est-ce tu veux bien partager ta vie avec la mienne, malgré ce que j’ai fait ?
Est-ce que tu veux vraiment d’un fils meurtrier ?
Hein, papa ?
– Zach ?
La voix hésitante d’Oliver Dent… d’Oliver… de mon… père… m’arrache à mes pensées. Alors que j’ouvre la bouche, ce sont les larmes qui sortent. Soudainement, avec la même fluidité que des mots. Elles se mettent à rouler comme des voyelles sur mes joues et s’écrasent sur mon bureau avec l’intensité de consonnes.
Je sais qu’il m’entend pleurer. Je ne cherche pas à cacher mes reniflements et les sanglots puérils qui m’agitent. Je suis qu’un gamin, un pauvre gosse qui vient de découvrir qu’il avait un papa, comme tous les autres mômes dans la cour de récré. Je pavane du haut de mes dix-sept ans, clamant avoir expérimenté tout ce que la vie a à offrir, affirmant que plus rien ne peut me surprendre.
Mais j’ai tort. Horriblement tort. Je ne connais rien de la vie, de la vraie, de la belle. Oh oui, je sais qu’elle est cruelle et menteuse ; la haine, la peur et la colère me sont familières. J’ai vécu sur cette bordure floue entre le bonheur d’une vie simple et le vide de la mort. Mon cœur bat, mes poumons se remplissent, mais je ne vis pas vraiment.
Je ne sais pas ce que c’est, la vie de famille. Mark et moi sommes noués par un lien dur, incassable, qu’est ma Dette, mais… mais il ne pourra jamais m’offrir ce qu’Oliver Dent peut m’offrir.
Mais, aujourd’hui, je prends conscience que je peux, que j’ai le droit, de vivre normalement. Tout ce que j’avais, c’était Mark. C’était un homme qui m’aimait tout en me haïssant. Là, j’ai un père, un vrai. Mon père, qui plus est. L’homme qui m’a engendré.
– Pardon, chuchoté-je au bout d’un temps interminable. Je… Je viens seulement de me rendre compte de ce que tu représentais pour moi, à présent.
– Pas de soucis, répond-t-il d’une voix douce. Écoute, je vais pas t’embêter plus longtemps, je te laisse digérer la nouvelle calmement.
– Oui, merci. À bientôt.
– À bientôt, Zach… mon fils.
Ces paroles me coupent le souffle, m’envoient un coup de poing dans la poitrine, ravivent les larmes brûlantes. Mais ce n’est pas douloureux, non, c’est la joie dans son état le plus brutal.
Alors que l’euphorie continue à faire courir du miel dans mes veines, de l’espoir dans mon ventre, de l’amour dans mon cœur, mon portable vibre de nouveau dans ma main.
Encore à moitié sous le choc, j’ouvre le message sans y prêter réellement attention. Puis le miel redevient du sang et une onde gelée remonte ma colonne vertébrale.
C’est Jess. Et elle veut me voir.
J’hésite à refuser. J’avais envie de fêter la bonne nouvelle avec Mark, de travailler mon futur contrôle. Mais Jessica affirme être à Daree et vouloir me voir. Est-elle venue pour Lily Rose ? Il me semble que les filles ont un projet commun d’histoire de l’art. Comme Lily habite à deux pas, Jessica a dû en profiter…
Finalement, je cède et lui annonce qu’elle peut venir. J’ai peur de le regretter.
Comme le printemps s’est bien installé et qu’un air doux souffle depuis deux jours, Jess ne porte qu’une jupe plissée aux genoux et un t-shirt bordeaux aux manches longues. Ses cheveux noués en chignon sont retenus par un simple pinceau. Elle a maquillé ses lèvres de rouge vif et il m’est difficile d’en détourner l’attention.
– Entre, je t’en prie, bredouillé-je, gêné, en m’écartant de l’entrée.
– Désolé de débarquer à l’improviste, souffle-t-elle en me dépassant.
Une odeur de peinture, de rose et de la maison de Lily me parviennent. Je remarque des taches colorées sur ses mains.
– Vous avez travaillé sur votre exposé d’histoire de l’art, avec Lily Rose ? je m’enquiers en fermant derrière elle.
– Oui ! J’ai peint notre affiche, c’est pour ça que j’en ai plein les doigts.
Avec un sourire aux coins des lèvres, elle examine la peinture sur ses mains. J’ai envie de les serrer dans les miennes.
Tout en me maudissant mentalement, je l’invite à se déchausser.
– Attends, ça te dirait pas de s’installer dans ton jardin ? (Devant mon air hagard, elle ajoute d’une voix enthousiaste :) Il fait super doux dehors, autant en profiter !
Ses yeux noisette pétillent avec l’envoûtement des pierres précieuses. Incapable de lui résister, je hoche la tête puis l’accompagne jusqu’à la porte-fenêtre de la cuisine. Alors qu’elle sort dans le jardin derrière la maison, j’ouvre le frigo pour récupérer du jus de pomme.
Sans gêne, elle s’assied par terre, dans une zone où l’herbe est dense. Le jus de fruit dans une main et deux verres dans l’autre, je la rejoins et m’installe à ses côtés.
– Je t’en sers ?
– Volontiers, répond-t-elle en prenant son verre pour qu’il ne tombe pas sur le sol inégal. Merci. Tu veux que je tienne le tien ?
La gorge encore nouée, je hoche la tête. Que me veut-elle ? Elle est radieuse, loin de l’humeur maussade qu’elle affichait au lycée hier.
– Tout s’est bien passé, avec Lily Rose ?
– Oui, très bien même. Cette fille est vraiment géniale, je suis contente d’avoir fait sa connaissance.
– Tu m’étonnes, soupiré-je en croisant les bras autour de mes genoux pliés.
Je sens son regard sur moi. Puis, d’un ton beaucoup plu sérieux, elle ajoute :
– En fait, c’est elle qui m’a conseillé de te voir. (Étonné, je tourne la tête vers elle pour la voir perdue dans la contemplation de la balançoire cassée. J’en garde un mauvais souvenir. Celui du jour où j’ai tabassé Anthony.) Elle pense qu’on devrait se donner une chance.
J’en crève d’envie, manque hurler mon cœur.
L’air hésitant, elle replie sa jambe droite derrière son dos et fait tournoyer le jus de pomme dans son verre. Elle mordille sa lèvre inconsciemment.
– On a beaucoup discuté en faisant l’exposé. Je lui ai expliqué ce qui s’était passé avec mon ex. Elle… m’a beaucoup soutenue, on a parlé de plein de choses : de gars, de sexe, de ce qu’on aimerait toutes les deux à l’heure actuelle.
Perplexe, je l’écoute parler, sans savoir où elle va mener la discussion. Je suis soulagé qu’elle ait parlé de son expérience traumatisante avec Lily. Au moins, tout notre petit noyau de quatre est au courant.
– Et, à l’heure actuelle, j’aimerais vraiment être avec toi, Zachary.
Sa déclaration me laisse muet. Que croit-elle ? Que je ne souhaite pas la même chose ?
– Je sais ce que tu vas me dire, soupire-t-elle en baissant le nez. Que toi aussi, tu voudrais sortir avec moi. Que c’est chez moi que ça bloque. (Brusquement, elle relève le cou pour planter son regard déterminé dans le mien.) J’en ai conscience ! Et j’aimerais vraiment changer la donne.
Délicatement, elle pose sa main par-dessus la mienne, sur laquelle je m’appuyais depuis quelques secondes.
– Est-ce que tu voudrais bien m’apprendre à faire confiance à nouveau ?
Son ton nerveux et plein de crainte me fait de la peine. Je la connais forte, déterminée, inatteignable. Cette nouvelle facette d’elle-même, craintive, apeurée, fragilisée, me déstabilise.
– Zach, réponds, murmure-t-elle d’une voix rauque. S’il te plaît. Je… j’aimerais vraiment me reconstruire à tes côtés. J’aimerais redécouvrir l’amour avec toi. Connaître le plaisir d’être avec une personne à qui je fais confiance.
Mon cœur s’étouffe dans l’émotion qui m’envahit. J’ai l’impression de rêver. Mais non, c’est bien la réalité. Jessica est en train de me demander de l’accompagner sur le chemin de sa reconstruction personnelle.
Elle n’a pas idée que j’ai, quant à moi, tout un parcours à tracer à ses côtés.
J’ai du mal à réaliser. Quelques semaines plus tôt, elle m’annonçait qu’une tentative de viol avait détruit sa confiance en les hommes et qu’elle ne se sentait pas d’attaque pour une nouvelle relation. À présent, tout sourire, elle me demande de joindre ma vie à la sienne. Quelles paroles magiques a bien pu lui souffler Lily Rose pour qu’elle change ainsi d’avis ?
Malgré tout, je souris pour moi-même. Comment pourrais-je refuser ?
– Évidemment, finis-je par bredouiller en prenant sa main dans les miennes. Oh, bordel, bien sûr que j’en ai envie.
Sous le soleil tiède, son visage se détend, ses yeux malicieux me sourient, ses lèvres me disent mille mots muets. J’ai envie de l’embrasser, de plonger le nez dans son cou chaud, de passer la main dans ses cheveux, de sentir la chaleur de son corps contre le mien.
Soudain, une évidence me frappe de plein fouet :
– Mais, Jess, je… comment je peux t’aider ?
Un masque de surprise et d’incompréhension se peint sur son visage. Avec l’impression d’être le premier des crétins, je lui explique :
– Je… je connais rien à l’amour, aux relations, tout ça…
– C’est pas grave, me rassure-t-elle en venant se lover contre moi. C’est bien ça que je cherche chez toi, Zach : une forme de pureté, d’inexpérience, qui me permettra de tout recommencer.
Avec une boule de douce chaleur dans le ventre, je passe un bras autour d’elle et plonge le nez sur le sommet de son crâne. Le soleil nous réchauffe paisiblement.
J’ai le sentiment que, quoi que j’aie pu faire, quoi que je fasse et peu importe ce que je ferai à l’avenir, Jessica m’acceptera tel que je suis : un sombre idiot, au cœur trop souvent malmené, qui a beaucoup trop de mal à poser les mots sur les maux.
Les yeux clos, l’odeur discrète de ses cheveux dans le nez et la douceur de son corps contre le mien, je laisse l’air tiède nous bercer de ses chuchotements.
Peut-être la vie a-t-elle enfin décidé de m’accorder un peu de répit et de bonheur après tant d’années de solitude et de chagrin.
Peut-être.
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