Chapitre 71

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71

Famille

Jessica est restée une grosse heure avec moi, simplement calée contre mon épaule, silencieuse et douce comme une brise d’été. Nous n’avons échangé qu’un timide baiser lorsqu’elle est partie et un signe de la main alors qu’elle courrait pour ne pas rater le bus qui la ramènerait chez elle.

Mon cœur est sur un petit nuage. Enveloppé d’une toile d’espoir et de soie de tendresse. Pourvu que tout cela dure.


Mark était de sortie aujourd’hui. En rendez-vous avec Elena. J’espère de tout cœur que, comme pour moi, tout s’est bien passé. Il mérite amplement d’avoir un peu de réconfort et d’affection de la part d’une femme qui est prête à supporter son caractère d’ours mal léché et à soutenir son cœur meurtri.

Pour lui faire plaisir, je prépare des lasagnes et une crème brûlée, ses plats favoris. Alors que je suis penché au-dessus du lavabo à faire la vaisselle, une question idiote me vient : quels sont mes aliments préférés, à moi ? J’ai toujours mangé ce qu’on mettait dans mon assiette sans me plaindre, mais ai-je des préférences ? J’adore les gratins de courgettes, le saumon en papillote, les rizottos… À l’avenir, je ferai attention à m’en faire plus souvent ; j’ai aussi le droit à ces quelques plaisirs.


L’issue du rendez-vous galant de Mark me semble plutôt positive lorsqu’il rentre à la maison, le visage détendu comme je ne l’ai plus vu depuis un moment. Ses yeux d’obsidienne brillent, ses lèvres sourient avec sincérité. Le voir ainsi me soulage.

– Ça s’est bien passé, apparemment, le salué-je en sortant de la cuisine, un torchon entre les mains.

– Oh, bonsoir, Zach, m’accueille-t-il d’une voix enthousiaste. Comment tu vas ?

– Bien et toi ?

– Bien aussi. (L’air ailleurs, il retire ses chaussures puis va s’asseoir sur le canapé.) Très bien, même.

– Elena était…

– Radieuse, me coupe-t-il d’un ton légèrement rauque. Vive, brillante, lumineuse… Elle est beaucoup plus franche et exubérante qu’Alison l’était, mais, par certains côtés, elles se ressemblent tellement. Alison aussi était rayonnante, à l’écoute et bienveillante. Pleine d’enthousiasme et débordante d’amour.

– Tu le mérites, Mark, murmuré-je d’une voix douce en m’approchant de lui. J’espère que quelque chose de sérieux se construira entre vous.

Derrière le canapé, je le vois sourire presque tristement.

– Oui, moi aussi, j’espère. (Il lève les yeux dans ma direction.) Toi aussi, tu sembles heureux.

Il se tait un moment, prenant conscience de ses mots, semble honteux, puis reprend d’un ton hésitant :

– Tu as passé une bonne journée ?

– Oui, je… j’ai appris de bonnes nouvelles.

– Comme quoi ?

Soudain nerveux, j’hésite à répondre. Qu’Oliver Dent soit mon géniteur est-il vraiment une bonne nouvelle aux yeux de mon père adoptif ? Je crains que non.

– Oliver a reçu les résultats du test ADN. (Les épaules de Mark se tendent d’un coup.) Il… Je… je suis bien son fils.

Un silence lourd tombe entre nous. Comme je suis placé derrière lui, je ne vois pas bien le visage de Mark. Comment va-t-il réagir ?

– Je… finis-je par chuchoter, mal à l’aise.

– Tu devrais aller vivre avec lui.

Ses mots, durs et froids, me crispent. Je m’étais imaginé mille scénarios pour sa réaction. Qu’il me rejette est l’un de ceux qui me font le plus peur.

– Tu…

Avec fourberie, ma voix flanche, lâche, m’abandonne. J’ai toujours eu cette part de lâcheté, ce sentiment que le silence parle pour moi. Même si le silence est fort, grave, il n’exprime pas le fond de ma pensée. Il faut que je fasse l’effort de le regarder en face, de lui soumettre mes craintes. C’est mon père, pas juste l’homme qui détient ma dette.

J’avale mes tripes, je serre les poumons et saisis ma voix pour la porter jusqu’à lui, jusqu’à Mark :

– Tu ne veux plus de moi ?

Il croise ses mains et les tord l’une contre l’autre. Même si je ne vois pas son visage, son angoisse est palpable. Une sueur froide se forme sur ma nuque. Une peur viscérale de môme, la peur qu’il m’abandonne, que je le perde, me cueille à l’estomac. J’ai si mal que la nausée m’attrape dans son filet diaphane.

– Zachary, reprend-t-il d’un ton bas, rauque, qui me vrille les intestins, viens t’asseoir.

J’obéis sans attendre, malgré la peur qui pulse dans mes veines. Avec lenteur, je m’installe à sa gauche et fixe la table basse en verre qui me renvoie le reflet de deux inconnus. L’un est trapu, sombre de peau, l’autre est plus filiforme et sombre d’esprit.

– J’ai conscience de ce que la vie est en train de t’offrir. De la chance que tu as d’avoir fait la rencontre de ta… vraie famille. Je ne veux pas t’enfermer dans ma noirceur, dans le passé. (Soudain il me regarde avec des yeux humides.) Zach, je veux que tu vives, que tu passes de bons moments, pas que tu t’autodétruises en étant obligé de vivre près de moi. Va vivre chez Oliver Dent, chez ton père, le vrai. Il a tout une vie à t’offrir, tout un passé à rattraper. C’est évident que tu l’intéresses et qu’il s’est déjà pris d’affection pour toi. Alors ne gâche pas ton temps à…

– Mark, le coupé-je, atterré. Qu’est-ce que tu racontes ?

J’observe ses mains tordues l’une dans l’autre, comme nos deux vies enchevêtrées par une funèbre destinée, mais reliées et soudées ensemble comme de l’acier. Ses paluches grandes et costaudes, ses phalanges caleuses, sa paume rêche. Mark n’a pas la main douce. À vrai dire, ce n’est pas un homme doux. Il est bourru, grave, sévère, et il l’était avant même l’accident. Néanmoins, il a une lueur dans le cœur, un éclat dans le regard, une courbe sur les lèvres, qui le rendent terriblement humain, parfois si vulnérable que j’en ai peur.

Bêtement, timidement et, en même temps, avec une grande effronterie, je glisse ma main hésitante dans la sienne, nerveuse.

Comme si je venais de poser un doigt sur ses lèvres alors qu’il est en train de parler, il fait taire les larmes de ses yeux. Puis, avec une rare délicatesse, il serre ma main.

– Mark, je reprends d’une voix tout juste audible, moi aussi j’ai conscience de ce que la vie m’offre. Moi aussi je sais que l’arrivée d’Elena et d’Oliver dans ma vie est inouïe. Mais il y a autre chose que je sais : que j’aurais beau avoir tous les points en commun du monde avec Oliver, tu resteras… tu resteras celui qui m’a construit pour de bon, qui m’a appris la vie, l’honneur, le courage et la persévérance.

Avec des sanglots sur le palais, je cale mon front contre son épaule solide ; cette épaule qui a tant porté, parfois difficilement, mais qui n’a jamais cédé.

– C’est toi, Mark, mon vrai père.


Le soir, je reçois un message d’Oliver – de mon père. Je crois qu’il va me falloir du temps avant de penser à lui comme mon père et non comme Oliver Dent. Quant à lui dire « papa »… pas sûr d’être capable de le faire un jour.

Dans son message, il m’a proposé de venir déjeuner avec lui et Sharon demain midi. Ils me donnent rendez-vous à Lake Town – pour m’éviter d’aller jusqu’à Denver – si jamais je suis intéressé. Je ne sais pas trop quoi décider. J’ai appris dans la journée les résultats du test ADN et je ne suis pas sûr d’avoir encore bien réalisé. Alors les revoir demain ?

C’est peut-être pas une si mauvaise idée ? murmure une voix narquoise dans ma tête.

Si seulement je pouvais les faire taire toutes ces voix. Il n’empêche que l’idée de passer un moment sympa avec mon père et son épouse ne me déplaît pas. Surtout que je n’ai encore jamais vu Sharon. Ce serait l’occasion.

Avant que je ne change encore d’avis, j’envoie un court message à Oliv… à mon père pour lui confirmer ma venue.


Le lendemain, vers midi, Mark me dépose devant la pizzéria de Lake Town où l’on s’est donné rendez-vous. Il me souhaite un bon repas puis repart, me laissant seul face à la devanture orange du restaurant. Avec un soupir, je consulte ma montre : j’ai quelques minutes d’avance.

Je n’ai pas à attendre très longtemps. Une trentaine de secondes plus tard, un couple apparaît main dans la main avant de se diriger vers moi. Je reconnais sans mal Oliver… mon père vêtu d’une chemise bleu ciel et d’un jeans sombre. À ses côtés, une femme menue en blouse beige et legging rouge sombre m’adresse un petit sourire en m’apercevant. Ses cheveux blonds cendrés lui arrivent à l’épaule.

– J’espère que tu n’attends pas depuis longtemps, lance mon père en guise de salut.

– Non, je viens juste d’arriver.

Soulagé, il m’adresse un sourire penaud puis se tourne vers sa compagne, qui m’observe presque timidement.

– Je te présente Sharon, mon épouse.

– B-Bonjour, bredouillé-je avant de pencher pour lui serrer la main.

– Bonjour Zachary, souffle-t-elle d’une voix émue en m’observant avec attention. Oliver n’a pas menti : tu es son portrait craché.

Embarrassé, je baisse les yeux, ce qui fait rire sous cape mon père.

– Sharon, ne l’embête pas.

– P-Pardon, enchaîne aussitôt la femme en ouvrant grand les yeux.

– Pas de problème, la rassuré-je avec un demi-sourire. Je suis content de vous rencontrer.

– Moi aussi, murmure-t-elle avec un sourire d’une grande douceur.

Alors qu’on s’engage vers l’entrée de la pizzéria, je songe à la tendresse et à la bonne humeur que dégage cette femme. Elle est discrète et introvertie, des traits de caractère que je retrouve sans mal chez moi. Je pense que le courant devrait bien passer entre nous.


Comme je le pressentais, tout se passe bien. Oliver est toujours aussi diplomate et attentif, il choisit ses mots avec soin et fait toujours attention à ne pas nous brusquer, Sharon et moi. Quant à cette dernière, sa douceur la poursuit jusque dans sa façon de penser, ses gestes et ses paroles. Ils me rassurent et me réconfortent, m’écoutent avec bienveillance et attendent calmement lorsque je bafouille ou cherche mes mots. Je me sens idiot devant eux, mais je ne vois jamais la trace d’un quelconque agacement sur leur visage. Bien au contraire, ils rayonnent, ils me relancent sur divers sujets, m’interrogent avec une curiosité presque enfantine.

Il me faut un petit moment pour comprendre pourquoi ils prennent tant de temps pour me connaître et approfondir ce que je laisse apparaître en surface. Pour eux, je suis certes l’enfant caché d’Oliver, un jeune homme en train de devenir adulte, un lycéen qui passera bientôt à l’université, mais… mais, surtout, je suis un potentiel fils. Un enfant pour ce couple stérile. Une promesse de stabilité en plus de leur mariage futur.


Alors que nous attendons les desserts – des tiramisus – je décide d’aborder le sujet qui me fait un peu peur. Je leur demande de m’écouter jusqu’au bout, même si je cherche mes mots comme un imbécile, même si je rougis, même si je pâlis, même si n’importe quoi.

Et je leur dis. Je leur explique que, même si ça ne semble pas évident, j’ai déjà une famille, une vie. Je leur explique que je me sens accepté et aimé – pas tout le temps, mais, globalement, oui – chez moi. Je leur explique que, si je n’ai pas vraiment de figure maternelle, il y a déjà un homme que je n’hésiterais pas à appeler « mon père » dans mon cœur. Et que ce n’est pas parce que je n’ai pas de liens de sang avec lui qu’il est moins légitime que le biologique.

Je conclus, les yeux dans ceux d’Oliver, que je souhaite vraiment partager ma vie avec la leur, passer du temps avec eux, venir à leur mariage, les encourager s’ils souhaitent adopter, les voir pour les fêtes, mais que… que je ne serai jamais complètement leur fils, qu’Oliver ne sera jamais vraiment mon père. Parce que mon père, c’est Mark, même si on s’engueule aussi souvent qu’on s’apprécie, même si c’est vraiment pas simple entre nous, même si je n’ai pas tant de choses en commun avec lui.

À la fin de mon long monologue, Sharon et Oliver m’observent en silence, le visage tiré. J’ai peur de les avoir déçus, blessés, découragés. Je m’en veux réellement.

Alors que je suis déjà prêt à m’excuser, Oliver pose sa main sur la mienne, l’air grave.

– Je ne vais pas te dire que je ne m’attendais pas à ce que tu me le dises. C’est vrai, je ne débarque pas dans ta vie alors que tu n’as rien ; bien au contraire, tu es riche d’amis proches, d’un foyer, d’un… père qui veille sur toi et t’élève depuis déjà des années. (Il m’adresse son petit sourire penaud qui me fend le cœur.) Je ne suis pas surpris de ta déclaration, mais, c’est vrai, il y avait au fond de moi l’espoir fou que je sois… que je sois vraiment important à tes yeux.

– Mais tu es important ! m’exclamé-je aussitôt, interdit.

– Important comme l’est Mark à tes yeux.

Muet, je plisse les lèvres et détourne le regard. Même Sharon semble attristée. Pensaient-ils vraiment que nous allions devenir du jour au lendemain une belle famille unie ? Si c’est le cas, c’est qu’ils ont été naïfs…

– Désolé, soufflé-je en ramenant ma main vers moi. Je… ne voulais pas vous blesser.

– Ne t’en fais pas, me rassure Oliver avec un regard qui n’a rien d’accusateur et qui, au contraire, est plein de compréhension. Ça aurait été cruel de notre part d’attendre de toi que tu t’offres à nous entièrement comme si… comme si tu avais été notre fils pendant des années.

Il m’adresse un petit sourire.

– Prenons notre temps, Zach. Prenons le temps de mieux nous connaître, de se découvrir, de nous comprendre… Nous avons le temps de faire des sorties ensemble, des repas, des fêtes… Tout ce que tu voudras !

Il regarde par la fenêtre, l’air simplement heureux.

– Nous avons toute la vie devant nous, à présent.

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