Chapitre 72
72
Journée au lac
Nous profitons d’un samedi de mi-mai ensoleillé pour nous rendre à Lake Town avec les jumeaux et Lily Rose. Je propose aussi à Ashley, la nièce de Mark, de venir par le biais de ce dernier. L’adolescente l’a recontacté par mail peu après sa venue chez nous. Sa mère l’a privée de sortie pendant deux semaines, mais est restée assez… conciliante, si j’ose dire.
Je lui ai envoyé un mail la semaine dernière pour lui demander de nous accompagner. Un bon courant est passé entre elle et moi, ce serait dommage qu’on ne puisse plus se voir. Prenant son courage à deux mains, Ashley en a parlé à sa mère, qui a accepté. À condition que ce soit elle qui l’emmène au lac et que ce soit elle qui vienne la chercher à dix-huit heures pétantes. Marché conclu. Le soir même de l’envoi du mail, Ashley m’a annoncé qu’elle nous rejoignait pour la journée.
C’est la mère de Lily Rose qui nous emmène au lac. Sofia est d’humeur aussi chaleureuse que le temps et parle tout le long du trajet des fleurs qui éclosent dans son jardin, des petits animaux qui réapparaissent, du vent doux qui souffle en milieu d’après-midi… Je l’ai rarement vue ainsi.
Elle en profite aussi pour me harceler de questions diverses, auxquelles je réponds tant bien que mal. Elle me questionne notamment au sujet d’Ashley, qu’elle n’a pas revue depuis des années. Comme je ne sais pas grand-chose de l’adolescente, je l’informe comme je peux, mais le mieux resterait encore que la jeune fille et la femme discutent en tête-à-tête.
Les jumeaux sont déjà là lorsque Sofia gare le 4x4 sur le parking sablonneux du lac. Celui-ci n’est pas immense, mais assez grand pour nager sans être dérangé par les gamins qui braillent en tout sens et pour faire du canoë.
Dante porte un short beige et une chemise à fleurs bleue. J’ai hâte de me ficher de sa tête. À voir l’expression malicieuse de Jess, je crois qu’elle l’a déjà fait pour moi. Elle n’est vêtue que d’une robe tie-and-die qui part du blanc pour finir sur du rouge saumoné aux cuisses. Je devine un maillot de bain deux pièces sous le tissu léger. J’ai du mal à décrocher les yeux d’elle.
– Allô la lune ? ici la terre, se moque gentiment Lily Rose en venant me pincer le flanc.
Rouge comme une pivoine, je me détourne de Jessica pour observer Lily. Je l’ai à peine regardée, mais, elle aussi est jolie dans son combi-short vert et bleu. Néanmoins, je sais très bien qu’elle ne veut pas que je la reluque – nous savons tous les deux quelle relation nous entretenons. Elle m’empêche surtout de passer pour un gros débile.
– Je vous souhaite une bonne journée ! lance Sofia depuis la voiture. Lily, tu as bien pensé à prendre le pique-nique dans le coffre ?
– Oui, maman !
– Zach, tu n’as pas oublié ton sac à dos ?
– Non. (J’adresse un regard amusé à la femme puis souffle d’une voix un peu moqueuse :) Maman.
Plutôt que de la faire rire, elle tressaille comme si une guêpe venait de la piquer, m’observe bizarrement en silence quelques secondes puis se détourne. Avec l’impression d’être un abruti de première, je baisse le nez. Est-ce que je l’ai blessée ? Je voulais simplement imiter Lily Rose. Peut-être aussi faire un clin d’œil à son comportement maternel envers moi.
Alors qu’elle s’apprête à démarrer le moteur, elle me fait signe de la main.
– Zachary, viens voir.
Avec une boule d’appréhension dans l’estomac, je m’approche. Son visage est un mélange de bienveillance et de fermeté.
– Je sais que tu m’as dit ça pour rire, mais…
Elle soupire, puis agite la main.
– Baisse-toi.
J’obéis sans broncher. Alors elle se redresse sur son siège et dépose un baiser sur mon front. Surpris, je me relève trop vite, me cogne la tête sur la portière puis jure en me frottant le crâne. Les yeux verts de Sofia pétillent.
– Moi, ça me fait plaisir quand tu m’appelles « maman ».
Ahuri, je ne réagis pas tout de suite. La femme m’adresse un sourire penaud.
– J’ai pris soin de toi ces dernières années comme si tu étais mon propre fils. (Devant mon expression interdite, elle ajoute précipitamment :) Non, je sais, je ne serai jamais ta mère ! Mais… mais sache que si tu as besoin d’attention maternelle, je suis là.
Les traits crispés, elle fixe la route face à elle, les doigts serrés fort sur le volant.
– Voilà, sache-le juste.
Quelques secondes s’écoulent avant que je bredouille ma réponse.
– M-Merci, Sofia.
Elle esquisse un petit sourire puis démarre le moteur pour de bon.
– Veille sur ma fille, espèce de greluche coincée des sentiments, m’ordonne-t-elle en enclenchant la marche arrière.
– Oui, maman, soufflé-je d’un ton obéissant en la regardant partir, sourire aux lèvres.
En attendant que Molly, la sœur de Mark, vienne déposer sa fille, les jumeaux, Lily Rose et moi nous installons sur de grosses roches qui délimitent le parking. Des bâtiments en bois abritent des WC, une location de canoës, un guichet de tickets pour des tours en pédalos, des livrets touristiques… Je suis déjà venu ici dans ma jeunesse, mais pas depuis que Mark m’a adopté.
Même s’il est encore tôt pour se baigner, un peu de canoë peut être tout à fait plaisant sous ce soleil brillant.
– Au fait, lance Lily Rose en profitant d’un blanc dans la discussion, Dante, je…
Elle adresse un regard malicieux à Jess puis à moi.
– J’adore ta chemise, c’est… fleuri.
Plutôt que de se vexer, Dante redresse ses épaules malingres et affirme d’une voix assurée :
– Excusez-moi d’avoir du charme.
– Du charme, répète sa sœur d’un air désabusé avant de pouffer.
– Jess, tu n’as aucun goût.
– Et toi aucun sens de la répartie ! se moque gentiment Jessica.
Comme son frère se rembrunit, vexé pour de bon, cette fois, sa sœur se lève et vient le serrer fort dans ses bras. Elle en profite pour l’embrasser sur la joue.
– Je t’aime, petit frère.
– On est jumeaux, Jess, maugrée-t-il en acceptant néanmoins l’étreinte de sa sœur.
– Mais je suis née la première.
Sur cette dernière boutade, elle lui tire la langue, le décoiffe puis bondit en arrière avant qu’il ne la rattrape pour se venger. Leur complicité me fait sourire.
Soudain, des roues crissent sur le gravier derrière nous. D’un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’observe une petite voiture citadine rouge se garer à quelques mètres. Tout juste le moteur est-il coupé qu’une adolescente en bondit, ravie.
– Zach ! s’exclame Ashley d’une voix enthousiaste en fonçant vers moi.
Ses cheveux tressés rebondissent sur ses épaules tandis qu’elle court dans ma direction. Amusé par sa joie spontanée et presque enfantine, je me lève pour aller à sa rencontre. Sans que j’aie le temps de l’arrêter, elle m’entoure de ses bras en plaquant son front contre ma poitrine. Attendri par sa sincérité et sa douceur, je la serre gentiment contre moi.
– Ashley, marmonne Molly Keaton en s’approchant, le visage fermé.
Sa fille se décolle aussitôt de moi pour se tourner vers elle. Ses yeux brillent de détermination, comme si elle s’attend à une énième confrontation.
– Oui, je sais, maman, je ne reste jamais seule, je garde mon téléphone à portée de main, je ne parle pas aux inconnus, je fais attention, je t’appelle si j’ai un souci et, à dix-huit heures, je suis prête à repartir.
L’air toujours pincé malgré les promesses de l’adolescente, Molly marmonne quelque chose à voix basse puis tourne les talons sans un signe pour sa fille.
– Amuse-toi bien.
– Au revoir, Mme Keaton, lancé-je docilement par politesse.
Comme elle rentre une jambe dans la voiture, je me doute qu’elle ne va pas répondre. Contre toute attente, elle lâche néanmoins un « au revoir » un peu sec avant de fermer la portière et de démarrer le moteur.
– Désolée, souffle Ashley en me jetant un coup d’œil gêné. C’est une vraie harpie.
– T’inquiète pas, la rassuré-je en lui adressant un petit sourire contrit. Elle a ses raisons de l’être.
Visiblement guère convaincue, Ashley hausse les épaules en lâchant un faible « mouais » avant de me prendre par le bras.
– Tu me présentes tes amis ?
Les jumeaux et Lily Rose nous ont observés en silence. Dante sourit comme un imbécile, Lily Rose reste figée sur place, les yeux si agrandis que j’ai peur qu’ils s’échappent de leurs globes oculaires, et Jess regarde la voiture s’en aller d’un air perplexe. La froideur de la mère d’Ashley a dû la marquer.
– Bonjour, lâche timidement l’adolescente en restant près de moi.
– Salut, enchaîne aussitôt Dante, le regard brillant d’enthousiasme. Ravi de faire ta connaissance, cousine de Zach !
Je grimace devant le lien qu’il met entre nous. Cependant, Ashley ne se froisse pas et esquisse ce sourire charmeur et innocent qui la définit très bien.
– Et vous vous appelez…
– Dante, répond celui-ci avant de poser une main sur l’épaule de sœur, et voici Jessica, ma jumelle. Puis…
Avant qu’il ait pu continuer, Lily Rose bondit sur Ashley et pose les mains sur ses épaules.
– Ashley, je suis Lily Rose Daniels, la fille des voisins de Mark. Je ne sais pas si tu te rappelles de moi, mais je venais jouer avec toi et les jumelles Grace.
Le silence s’installe entre nous. Le visage d’Ashley se fronce, se crispe, puis se détend comme une corde d’arc. Ses iris noirs scintillent de souvenirs.
– Oui, oui, je m’en rappelle ! (Elle attrape une des mèches blondes de Lily Rose.) Je me rappelle tes cheveux, je les trouvais magnifiques…
– Ah bon ? fait mon amie en rougissant. Moi, j’aimerais qu’ils soient épais comme les tiens, je les trouve tout plats.
– On n’a jamais ce qu’on veut, soupire l’adolescente avant d’observer mes amis tour à tour. En tout cas, je suis ravie de vous rencontrer ! Et merci de m’avoir acceptée avec vous.
– Tu parles ! s’exclame Jess avec un sourire malicieux, c’est normal.
Manifestement curieuse, l’adolescente observe mon amie avec insistance. Comme Jess sent son regard sur elle, elle se détourne, un peu embarrassée.
– Bon, on va louer des canoës ? proposé-je en tapant dans mes mains.
– Oui !
Comme nous sommes cinq, on décide de tourner et de laisser quelqu’un sur la berge pour surveiller nos affaires. Jessica prend le premier tour et je me retrouve à pagayer avec une Ashley débordante d’énergie et de rires. À côté de nous, sur le lac à l’eau vert sombre, Lily Rose et Dante se chamaillent en s’accusant mutuellement de casser le rythme d’avancée.
Profitant d’être tous les deux, je demande à Ashley comment ça va depuis la dernière fois qu’elle est venue chez nous. Sa mère n’était pas au courant et a été bien agacée d’apprendre le voyage « clandestin » de sa fille. Molly est même venue chez nous et s’est pris le bec avec Mark. Et m’a d’ailleurs drôlement bouleversé, même si je le garde pour moi.
Ashley me rassure : elle affirme discuter assez souvent avec sa mère de Mark et de moi, essayant de la convaincre de reprendre contact avec nous. L’adolescente est assez dubitative, mais n’en démord pas et espère améliorer un petit peu l’image qu’a sa mère de Mark et moi.
Touché par son inquiétude, j’essaie de lui faire comprendre que certaines choses ne peuvent être réparées. Que perdre ses nièces dans un accident brutal a dû toucher Molly plus qu’elle ne le laisse paraître. Et que surprotéger sa fille est un moyen pour elle de se rassurer à la suite de cet accident.
Vingt minutes plus tard, nous sommes de retour sur la berge. Dante se propose aussitôt de prendre la place de Jess. Pendant qu’elle nous attendait, notre amie a griffonné sur une feuille un paysage du lac et des montagnes qui l’entourent. Je reste muet d’ébahissement devant l’esquisse brute et sincère.
– C’est magnifique, soufflé-je en m’accroupissant à ses côtés.
– Merci, souffle Jess en baissant le nez, les pommettes roses.
Une mèche de cheveux lui tombe sur les yeux alors je viens la glisser derrière son oreille. Alors que je me relève, Ashley vient m’empoigner par le bras pour nous éloigner de quelques mètres. Elle a un air malicieux collé au visage.
– Alors, ça a progressé entre elle toi ?
Je rougis puis soupire avant de me frotter la nuque.
– Euh… ça a progressé, puis régressé, puis progressé à nouveau, disons.
– Mais, au final, vous…
– Je crois qu’on est partis sur la bonne voie, terminé-je avec un petit sourire.
– Tant mieux alors, souffle-t-elle d’un ton soulagé. Vous allez bien ensemble.
Alors que nous nous apprêtons à retourner vers le groupe, Lily Rose nous hèle :
– Zach, je te laisse y aller avec Jess !
Évidemment, songé-je avec un mélange de dépit et de joie. Ashley remonte en courant vers Lily et les deux filles sautent presque dans l’embarcation avant de commencer à pagayer. Quant à moi, je m’approche doucement de Jessica, qui a coincé son dessin sous le sac du pique-nique.
– Allons-y.
– Attends, j’ai peur de mouiller ma robe.
En la voyant se dévêtir, je me tourne brutalement, gêné, avant de me rappeler qu’elle ne porte pas de lingerie fine, mais son maillot de bain.
Crétin, crétin !
À vrai dire, même en maillot de bain, j’ai du mal à me concentrer sur autre chose que sur sa peau nue, ses courbes, le reflet du soleil sur ses épaules rondes.
Elle monte sur le canoë et je la rejoins à sa suite. Silencieux, nous commençons à ramer puis nous arrêtons vers le milieu du lac pour nous laisser dériver.
– Zach… commence Jess d’un ton intimidé, dis…
– Oui ?
– Ça… (Elle inspire un grand coup puis lâche à toute vitesse :) Ça te dérange pas que j’aie des poignées d’amour ?
Je reste silencieux devant la question, ahuri.
– Hein ?
– Tu le fais exprès ? marmonne-t-elle en se tournant vers moi, boudeuse.
Elle agrippe ses hanches. Je ne vois à moitié rien, car elle est enfoncée dans le siège du canoë.
– Je te parle de ça.
– Oh. Euh…
J’entends Ashley et Lily Rose rire bruyamment à une dizaine de mètres de nous. Elles sont en train de faire une bataille d’eau.
– Euh, Jess, je reprends devant son regard insistant, je…
– Parce que j’ai pris quelques kilos depuis… depuis ce qui m’est arrivé avec mon ex. Je compense. Le sucre. C’est comme une peluche quand t’es gamin : ça rassure, ça adoucit les soucis, ça t’allège le cœur. Mais pas le corps. J’ai… un peu honte de me montrer en maillot de bain, mais j’allais pas mouiller mes vêtements pour mon complexe.
– Un complexe ? répété-je avant de prendre conscience que ces « quelques kilos » pèsent très lourds sur elle. Jessica, je t’adore comme tu es, d’accord ?
Comme elle est dos à moi, je ne la vois pas, mais elle ne dit rien. Je lâche une pagaie pour toucher son épaule.
– Jess, je suis sincère. Je…
La chaleur me monte brutalement aux joues et je poursuis en bredouillant :
– J’aime beaucoup les courbes de ton corps. J’apprécie aussi les filles plus fines comme Lily Rose, mais… Ben, euh, ben… Je vais pas dire non aux jolies courbes, hein, vraiment pas. (Je hausse les épaules pour moi-même.) Moi, j’ai pas un muscle et plein de cicatrices. Je suis pas bien fier de mon corps non plus, Jessica. Pourtant, tu m’as jamais demandé de me muscler. Tu m’as plu, autant psychologiquement que physiquement, dès que je t’ai vue. Tu n’as pas changé depuis. Alors pourquoi je te demanderais de changer ?
Elle se tourne vers moi, une drôle de lueur dans les yeux. Avant que j’aie pu comprendre, elle bascule soudain sur le côté et fait chavirer le canoë. L’eau froide du lac me happe et me coupe le souffle. Alors que je cherche la surface, la main de Jess m’agrippe le bras et m’aide à immerger. J’ai appris à nager depuis l’incident dans la piscine des Daniels des années plus tôt, mais la brutalité de ma rencontre avec l’eau m’a fait perdre mes moyens.
– T’es dingue ! m’exclamé-je avec un soupçon de colère et un arrière-goût de peur.
– Désolée, souffle Jess d’un air penaud, ses cheveux dégoulinant sur son visage.
Elle me dévisage en faisant du surplace. Glacé jusqu’aux os, je donne un coup de tête vers la berge.
– J’suis gelé, on sort.
– Et le canoë ? s’étonne Jessica en posant la main sur le fond de l’embarcation qui se trouve maintenant hors de l’eau.
– Débrouille-toi ! m’agacé-je, en colère à cause de son geste puérile. C’est ta bêtise.
Je suis vexé et irrité. Alors que je fais l’effort d’être honnête avec elle sur un sujet qui me gêne, elle nous jette à l’eau. Pourquoi, exactement ?
Alors que je ne l’entends plus derrière moi, j’arrête de nager. Oui, pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait ça ? Perplexe, je me retourne. Jessica nage en tirant le canoë derrière elle tant bien que mal. Me sentant coupable de la laisser faire, je finis par revenir vers elle. Lorsque je suis assez près, je remarque qu’elle pleure.
Mon cœur se glace.
– Jess ? murmuré-je d’un ton apeuré. Jess, c’est moi qui…
– Oui, me coupe-t-elle sans hésiter. Oui, c’est toi qui.
Je suis mortifié. Je n’aurais pas cru que je la blesserais de mes mots. Je trouvais pourtant appropriée ma réaction…
– Je suis désolé.
– Imbécile, soupire-t-elle en secouant la tête. T’as pas compris. (Comme j’ouvre la bouche, elle me devance :) Aide-moi à ramener le canoë, on verra après.
Dante nous accueille avec des yeux ronds en nous voyant revenir à la nage, trempés jusqu’aux os. Lily Rose et Ashley rament derrière nous à notre rencontre.
– Bah, les gars ! crie Dante avec stupéfaction. C’était pas prévu de barboter à la mi-mai dans une eau glacée.
– Sans blague ? grincé-je en remontant la berge.
Heureusement que j’ai pris mon short de bain. Seul mon t-shirt est foutu. J’enlève celui-ci pour ne pas faire plus de dégâts, ignorant le petit sifflement moqueur de Dante, puis vais aider Jessica à redresser le canoë, tâche bien plus aisée avec les pieds ancrés.
Une fois fait, je lui adresse un regard grave. Elle ne pleure plus, mais a encore les yeux rougis.
– J’attends quelques explications.
– Allons nous sécher d’abord.
Elle me passe devant, ignore le regard inquisiteur de son frère et attrape une serviette éponge dans son sac pour se l’enrouler autour des épaules. Tremblant de froid, je fais pareil.
À peine deux minutes plus tard, Ashley et Lily Rose débarquent sur la terre ferme.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? s’étonne Lily en venant s’asseoir près de nous.
– Je nous ai faits tomber, déclare tranquillement Jessica, le visage tourné vers le soleil pour se réchauffer.
Muette d’ébahissement, Lily Rose reste plantée à la dévisager avant de lâcher un « Pardon ? » étouffé. Ses yeux verts basculent sur moi, mais je hausse les épaules ; je n’ai pas plus d’explications à apporter.
– Bon, je vous propose de commencer à installer le pique-nique, intervient Dante d’un ton mal assuré.
– Oui, bonne idée, approuvé-je en me redressant. Ça va me réchauffer.
Vingt minutes plus tard, trois plaids en toile épaisse ont été dispersés et les petits plats que chacun a apporté distribués en parts égales. J’ai eu le temps de sécher, mais je grelotte encore. Je n’ai pas emmené de vêtement chaud, car je n’avais pas vraiment prévu de tomber à l’eau.
Me voyant tremblotant, Jessica vient se coller à moi, me prenant de court.
– Pardon pour tout à l’heure, murmure-t-elle à mon oreille alors que nous dégustons le cake jambon-fromage préparé par Ashley. J’ai eu un coup… un coup de sang, en quelque sorte.
Elle pose sa tête sur mon épaule.
– J’ai été très touchée par ce que tu m’as dit et ça m’a presque bloquée. Alors, j’ai réagi comme une gamine : je nous ai balancés à l’eau.
– Oui, marmonné-je en faisant la moue. J’aurais préféré rester au sec.
– Encore pardon, chuchote-t-elle avant de laisser un baiser dans mon cou.
Mille frissons me parcourent le dos et les bras. D’un regard, j’observe ses traits détendus et son expression charmeuse. Je crève d’envie de sentir de nouveau ses lèvres sur ma peau, mais j’ai la désagréable certitude que ce n’est qu’un moyen de détourner ma colère.
– Jess, la prévins-je en la repoussant avec douceur. Je… J’ai besoin d’espace.
Mes mots semblent la percer de part en part. Pâlotte sous sa frange de cheveux rouges, elle hoche la tête pour accepter mon choix et s’éloigne.
Je m’en veux aussitôt d’être aussi peu compréhensif. Si j’ai tendance à me figer comme un imbécile lorsqu’on m’annonce des choses importantes, d’autres réagissent avec impulsivité sous le coup de l’émotion.
À la place de Jessica, qu’aurais-je fait ? Serais-je resté, muet comme une carpe, assis sur le canoë, les yeux dans le vague, la bouche entrouverte, cherchant à comprendre si la personne est sincère ou non ? Elle, en tout cas, a préféré tout envoyer valser sous le coup de l’émotion. Même si je lui en veux encore, ma colère faiblit de minute en minute. Elle est ainsi et ce n’est pas mon irritation qui y fera quoi que ce soit.
J’attends que nous soyons au dessert pour signifier à Jess que mon agacement s’est apaisé. Même si je comprends qu’elle a agi sous le coup de l’émotion, nous devons savoir faire preuve de discernement et de calme si nous voulons d’une relation stable et confiante.
Or, c’est exactement ce qu’on est promis. De se reconstruire doucement l’un et l’autre. Alors je viens m’installer juste derrière elle et commence à lui masser les épaules.
Décontenancée, elle ne réagit pas tout de suite.
– Zach ? souffle-t-elle d’une voix interdite en tournant le menton vers moi.
– Un massage te détendra. Peut-être que ça m’évitera de me faire jeter sur le chemin du retour depuis la voiture si jamais je te dis quelque chose qui te touche.
Elle rit doucement puis se détend pour me laisser masser les muscles crispés de ses épaules et de son cou. C’est un moment simple, mais précieux.
J’aimerais que ça dure plus longtemps. Que ça dure une éternité.
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