Chapitre 79
79
L'éclat de la lune
Un portillon permet d’accéder au petit bois derrière le jardin de Lily Rose. Lorsque nous étions plus jeunes, elle et moi y jouions souvent, alternant cache-cache et chasse au trésor. J’ai l’impression d’entendre son rire de l’époque, clair et enfantin, à mon oreille.
Si les parents de Lily Rose n’ont pas changé d’habitude, l’une des clefs qui ouvre le portillon est cachée sous un pot de tulipes. Après avoir soulevé celui-ci, j’aperçois avec soulagement le fameux petit objet. Je dois forcer sur la serrure du portillon, qui n’est pas souvent utilisé. Après avoir donné un petit coup sec contre le montant, je peux enfin sortir du jardin.
Encore un peu nerveux, je glisse la clef dans ma poche puis m’éloigne entre les troncs, impatient de m’aérer l’esprit.
L’obscurité du sous-bois, son silence de nuit, son calme mystérieux, chassent les bribes de souvenirs sanglants qui s’accrochent encore à mes yeux, à mes oreilles, à mon nez et à mes tripes.
Je m’en veux. Je m’en suis voulu toute ma vie. Maintenant que ça commençait à aller un peu mieux, je fais de nouveau une bourde. Tout ça pour me fondre dans le moule, pour suivre le groupe. La même erreur qu’avec Raylen : parce que j’avais peur de le perdre, je l’ai suivi dans toutes ses conneries.
Pourtant, j’ai grandi, mûri. Je devrais savoir que Jessica, Lily Rose et Dante se fichent parfaitement que j’aie les mêmes envies qu’eux. Alors je n’aurais jamais dû avaler cette gorgée de bière simplement pour leur ressembler. Ils doivent s’en vouloir, eux aussi. Surtout Jessica : elle sait ma peur de l’alcool, de la drogue et de la conduite. Pourtant, elle m’a proposé la boisson, sûrement par politesse. Je crois qu’elle a oublié, sur le moment, mon sombre passé. J’ai du mal à lui en vouloir : c’est moi le responsable, pas eux. Ce sont les maîtres de leurs actes, pas des miens.
Et j’ai vraiment besoin d’air pour éviter de ne pas m’étrangler de ma propre bêtise.
Avec un soupir, je me laisse choir contre le tronc d’un chêne avant de lever la tête. La lune se balade dans le ciel, océan d’étoiles et de noir. J’entends un ruisseau vers ma droite. On y a pique-niqué plus d’une fois, avec Lily Rose.
L’air est paisible, immobile, envahi par le brouhaha lointain de la fête et par le chant des insectes. Doucement, agréablement, mon cœur se calme et mon souffle ralentit. Le nœud d’angoisse dans ma poitrine se dissipe.
Jusqu’à ce que j’entende des froissements et des éclats de voix.
Avec un sursaut, je bondis sur mes appuis. Qui peut bien se balader en pleine nuit dans le sous-bois qui borde l’arrière du jardin des Daniels ? D’autres jeunes, des convives ayant pris l’air comme moi ?
Puis un rire goguenard envoie mille frissons dans mon dos. Cette voix suave, cette intonation cruelle, ne me mentent pas.
Anthony.
Pétrifié, angoissé à l’idée de les voir apparaître d’une seconde à l’autre, je reste sur place sans bouger, l’oreille tendue. Je reconnais aussi les exclamations bourrues de Nick. Puis une voix plus fluette et craintive : Elliot.
– Je peux pas faire ça, gémit l’intéressé.
– T’as pas le choix, le rabroue sèchement Nick. Tu nous as balancés au directeur, alors tu ferais bien de te rattraper.
– Mais… Anthony, c’est pas un peu trop dangereux ?
– C’est maintenant ou jamais, siffle mon démon d’une voix mauvaise. Le cadre parfait : une soirée entre ados sans adultes, de l’alcool, des disputes… Personne ne se rendra compte de rien et, nous, on sera gagnants.
Mortifié, je recule derrière un tronc proche lorsque je les vois débouler sur ma gauche. De quoi parlent-ils ? Que font-ils ici ? Pourquoi Elliot les suit-il alors qu’il les a trahis ? Sûrement cherche-t-il à se racheter. Mais par quel moyen ?
– Le portillon se trouve juste ici, lance Nick en s’avançant vers la barrière qui délimite le jardin. Il suffit de passer par-dessus.
– Exactement, renchérit Anthony avant de lâcher d’un ton où l’impatience se mêle à la colère et à un soupçon de soulagement : je vais enfin me venger de ce fils de pute.
– Anthony, c’est complètement dingue, trouve le courage d’ajouter Elliot en lui prenant le bras.
– Lâche-moi ! hurle l’adolescent en faisant un brusque mouvement d’épaule.
Déséquilibré, Elliot se retrouve les fesses par terre. D’un geste menaçant, Anthony lui intime de se taire. Pourtant, l’ado chétif ajoute avec détresse :
– Imagine qu’on se fasse choper ? Tout le monde sait que vous avez une dent contre Zach.
– Il suffit qu’on se fasse pas choper, le raille Nick d’un ton méprisant.
Un seau d’eau glacé se vide sur ma tête. Ils me cherchent. Pourquoi ? Que me veulent-ils ?
Te tuer, me rappelle une voix.
Soudain, je fais un pas en avant. Si c’est moi qu’ils cherchent, pas la peine de les laisser gâcher la fête. Je ne veux pas qu’ils blessent Lily Rose, Dante, Jessica ou quelqu’un d’autre.
Je n’ai pas non plus envie qu’ils me blessent, mais je n’ai pas d’autre choix.
– Je suis là, lancé-je d’une voix forte en m’avançant.
Médusés, les trois adolescents tournent la tête dans ma direction. Leurs visages sont étonnés, agacés, soulagés. Pourtant, ils se reprennent vite : Anthony et Nick bondissent dans ma direction en hurlant :
– Tu étais là, sale con ?
Surpris par leur précipitation, je recule, mais pas assez vite. En quelques secondes, ils sont sur moi, m’agrippant les bras.
– Elliot, viens nous aider ! beugle Nick d’une voix sauvage.
Son haleine pue l’alcool. Ses yeux brillent de haine. J’ai soudain peur de revoir la vie en noir et rouge. En ténèbres et en sang. En terreur et en douleur.
Hésitant, Elliot se redresse lentement pendant que ses deux acolytes me plient les bras douloureusement dans le dos. Ils ne sont pas tendres. Jamais.
Un coup de poing dans le plexus de la part de Nick me coupe le souffle et fait monter les larmes à mes yeux. La tête baissée, je n’entends que les pas d’Elliot, les souffles saccadés et alcoolisés de mes deux démons et leur conspiration. Jusqu’à quand comptent-ils me briser ?
Jusqu’à la fin.
Elliot a un visage de marbre, une goutte de sueur à la tempe. Les lèvres pincées, les yeux vides, il s’approche de moi. Puis me saisit le bras, prenant la place d’Anthony. Comme Elliot a une prise moins assurée, Nick me maintient en place encore plus rudement.
Que vont-ils faire ? Me passer à tabac alors que je suis incapable de me défendre ? Comme toujours, leur courage est palpable.
Soudain, le monde bascule. Chavire. M’emmène aux portes de la mort.
Dans la main d’Anthony, il y a un éclat. L’éclat de la lune.
La lame est polie, grise, parfaite. Le couteau brille comme un joyau dans la main de mon démon. Mes yeux restent plantés sur l’arme, mon cœur s’est figé, mon souffle s’est bloqué. Je n’arrive pas à le croire.
Il est armé. Il a un couteau.
Je vais te tuer, je vais te tuer, je vais te tuer.
Les mots d’Anthony, déformés par la jalousie, par la peur, par la colère, me martèlent le crâne.
Un mouvement vif, un scintillement argenté, et le noir commence.
S’ensuit le rouge. Douleur, suffocation, incompréhension. Le feu dans mon ventre, la glace dans mon sang. Un cri d’Elliot, un grognement de Nick, un geignement d’Anthony. Un silence de ma part.
Le rouge revient, une deuxième fois. Plus assuré, moins précipité. Plus profond, plus intense, plus sombre. Je suffoque, estomaqué, le ventre troué.
Avec un sanglot étouffé, Elliot lâche mon bras puis prend les jambes à son cou. J’aimerais faire pareil. Mais mes appuis me lâchent, la douleur m’inonde aussi bien le corps que l’esprit.
Pourquoi ?
Pourquoi moi, le garçon qui n’avait rien ? Pourquoi moi, l’ado qui ne demande rien ? Pourquoi moi, l’adulte qui n’a plus rien ?
Anthony halète, le regard fou. Il tient le couteau, l’éclat de la lune, de deux mains tremblantes. Je remarque qu’un liquide sombre, épais, lui tache les doigts. Mon rouge, mon sang.
Je suis dans le noir, le vide, la terreur. Je n’entends plus le chant des insectes, seulement l’écoulement de ma vie. Je ne vois plus mes anciens camarades, juste deux démons assoiffés d’envie, de colère, de reconnaissance. Je ne sens plus la terre tiède, les arbres paisibles, mais la peur, moite et collante.
Puis vient le tomber de rideau, le dernier éclat, plus brillant que les deux précédents, plus précis, plus mortel.
La lame tombe au sol, libérée des mains tremblantes d’Anthony. Blême, il jette un regard à Nick, qui est l’unique raison pour laquelle je ne m’affaisse pas. Sans un mot, le joueur de foot me lâche, ramasse l’arme alors que je m’écroule, vidé d’énergie. Le visage fermé, grave, il prend Anthony par le bras, lui murmure quelques paroles, puis l’entraîne loin.
Je suis noir et rouge. Tout et rien. Vide et plein. Peur et terreur. Sang. Sang.
Sang.
Loin.
Je suis loin.
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