Chapitre 88

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Elliot

Les cours sont enfin terminés. C’est la seule pensée qui occupe l’esprit d’Elliot alors que, étalé sur son lit, il prolonge sa grasse matinée. Les cours sont terminés, alors il peut enfin souffler. Finies les leçons où il doit se forcer à rigoler aux blagues graveleuses de Nick ou écouter Anthony râler à propos de leurs camarades. Terminés ces regards mauvais qu’il doit jeter aux autres pour conserver son image, ces messes basses qu’il doit sans cesse chuchoter pour s’assurer une position.

Il n’a pas assez d’intelligence, de capacités physiques, de charisme ou de popularité pour se construire seul. Alors il a vite appris à s’approcher des bonnes personnes pour profiter de leur influence. Anthony a la popularité et le charisme ; Nick le protège.

Elliot soupire en enfonçant sa tête dans l’oreiller. Deux semaines et demie depuis l’agression de Zach. Depuis que Nick et Anthony ont débarqué chez lui un beau soir en exigeant qu’il les accompagne jusqu’à la maison de sa voisine. Elliot n’était pas au courant de la fête de Lily Rose. Au début, il était ravi de la visite de ses compagnons. Après tout, Nick et Anthony ne lui adressaient plus la parole depuis qu’il les avait dénoncés auprès du directeur.

C’était arrivé un soir, lorsqu’il avait surpris Lily Rose Daniels devant le bureau de Mr Harrys avec Dante McKinney et un homme qu’une quarantaine d’années. Après les avoir questionnés, il avait appris qu’ils s’apprêtaient à témoigner concernant le harcèlement que subissait Zach. Elliot, brûlant de honte et de l’envie de se racheter, s’était jeté dans l’ouverture qui s’était offerte à lui : il s’était désigné lui-même comme étant l’un des harceleurs de Zachary et avait proposé de dénoncer ses compagnons. En échange, le directeur avait accepté de réduire ses punitions. Il avait dû assister à des heures de cours supplémentaires, réalisé des travaux de rénovation dans le lycée et suivi un accompagnement dans un centre social pour mineurs.

Toutefois, si Elliot s’était senti plus léger après avoir discuté avec le directeur, il avait dû porter un nouveau poids : celui de la trahison. Nick et Anthony n’avaient pas tardé à apprendre qu’il avait cafté et ils lui avaient vite fait comprendre en le mettant de côté et en le poussant dans les couloirs. En réalité, ils avaient été relativement cléments avec lui. Ils auraient pu le passer à tabac, le couvrir de ridicule devant le lycée, le menacer de réduire sa vie en miettes… Comme ils l’avaient fait pour Zachary.

Peut-être, qu’au fond, Nick et Anthony s’étaient attachés à lui. Peut-être que c’était la raison pour laquelle ils lui avaient accordé une seconde chance. Peut-être étaient-ils capables d’apprécier leurs proches. Peut-être.

Pourtant, lorsque Nick et Anthony l’avaient entraîné au beau milieu de la nuit dans les rues silencieuses de Daree, Elliot s’était interrogé. Ses amis semblaient hors d’eux. Ils juraient entre leurs dents serrées, jetaient des coups d’œil nerveux par-dessus leurs épaules, marchaient d’un pas énergique. Trop heureux de partir en escapade avec eux, Elliot s’était laissé embarqué.

Et lorsqu’il avait réalisé ce qui allait se passer, c’était trop tard.

Un pincement aigu traverse la poitrine d’Elliot lorsqu’il se remémore la façon dont Zachary a tressailli sous sa poigne quand Anthony l’a poignardé pour la première fois. Il se rappelle ses yeux clairs horrifiés, sa bouche entrouverte de douleur, la musique sourde qui provenait de la fête. Il se rappelle la satisfaction morbide dans le rictus de Nick, la haine brûlante dans les gestes brusques d’Anthony.

Il se rappelle le sang épais et sombre qui s’est épanoui sur le chemise blanche de Zach. Ses traits décomposés alors qu’il prenait conscience de la situation.

Les mains crispées sur les bords de son oreiller, Elliot y enfonce le front afin de contrer les larmes qui lui montent aux yeux.

Pourquoi ? Pourquoi a-t-il accepté de les suivre ? Pourquoi ne les a-t-il pas arrêtés à temps ? Pourquoi a-t-il participé à l’agression de Zach ?

Parce que tu crevais d’envie de te racheter à leurs yeux. Parce que tu lâche et faible. Parce que tu es peut-être, toi aussi, un monstre.

Les réponses qui surgissent dans son esprit lui donnent envie de hurler. C’est Zach le monstre. Elliot pince les lèvres. Oui, c’est lui le monstre : il a tué une femme et feux fillettes innocentes.

Le sourire réservé et le regard vulnérable de son camarade de classe lui reviennent en tête avec brusquerie. Son air pensif et sa silhouette dégingandée.

C’est pas lui le monstre, le corrige une voix moqueuse. C’est toi. C’est Nick et Anthony. Contrairement à vous, il n’a jamais cherché à blesser, à faire le mal. C’est même le contraire.

Elliot aimerait répliquer, hurler à sa conscience que Zach est quelqu’un de mauvais. Mais il sait qu’il a tort. Il a rencontré le père adoptif de Zach, Mark Grace. L’homme faisait partie des témoins qui ont discuté avec le directeur du harcèlement de Zachary. Et Mr Grace était d’une sincérité déconcertante lorsqu’il a expliqué à quel point son fils était un garçon sérieux et bienveillant. Qu’il faisait tout pour ne pas rendre les coups, que Mark se battait pour faire de lui un jeune homme responsable. Qu’il ne méritait pas les accusations qu’on portait sur lui ; qu’il ne méritait pas les coups qu’on faisait pleuvoir sur lui.

Qu’il n’était pas un monstre. Que c’était eux les monstres.

La sonnerie de la maison l’arrache à ses mauvais souvenirs. Elliot se claque les joues pour reprendre ses esprits puis se dirige vers l’entrée. Comme sa chambre se trouve juste à côté, son visiteur n’a pas à attendre longtemps. Peut-être est-ce Nick ou Anthony. Ils ont dit qu’ils le tiendraient au courant par rapport à Zach.

– Bonjour, Elliot.

L’adolescent se fige sur place en reconnaissant son professeur d’histoire.

– Mr Dalton ?

– J’espère que je ne te dérange pas trop…

– Mes parents ne sont pas là.

– C’est toi que je suis venu noir, l’informe Mr Dalton avec un sourire crispé.

– Moi ?

– Oui, toi, Elliot.

La peur remonte sa colonne vertébrale comme un insecte grouillant et répugnant. Un prof ne vient pas voir un élève pendant les vacances sans une bonne raison.

– Je… c’est mes notes ? bredouille Elliot en baissant les yeux.

Son cœur bat tellement fort contre ses côtes qu’il en a du mal à respirer. Est-ce que Mr Dalton perçoit les battements frénétiques de son palpitant ?

– Non, non, tu passes en dernière année de lycée, ne t’inquiète pas.

– Euh…

– Je suis venu te demander ce que tu faisais la nuit du 20 au 21 juin dernier.

Un coup de poignard perce violemment le ventre de l’adolescent. Il se force à paraître serein, mais les yeux soudain assombris de son professeur disent tout. Mr Dalton n’est pas dupe.

– Je me rappelle pas exactement… commence Elliot en faisant mine de réfléchir. C’était une nuit comme les autres, non ?

– Pas pour certains de tes camarades, souffle Mr Dalton d’un ton cassant. Lily Rose Daniels, qui habite pas loin de chez toi, a organisé une fête.

– J’étais pas au courant…

– Et Zachary Gibson a été agressé pendant cette fête.

Même si Elliot a été acteur de cette agression, il n’éprouve aucunes difficultés à paraître horrifié. Il l’est sincèrement.

– Par l’un des invités ?

– C’est ce qu’on cherche à savoir. Vraisemblablement, non. Tous les invités ont un alibi. On suppose donc que les agresseurs n’étaient pas présents à la fête.

– Les agresseurs ? Comment savez-vous qu’il y en avait plusieurs ? s’enquiert Elliot d’une voix hésitante.

– Il a des bleus sur les bras, comme si on l’avait maintenu en place pendant qu’une tierce personne le poignardait.

Sentant l’horreur monter en lui, Elliot ne répond rien. Il espère que son silence passe pour de la stupéfaction.

– Ma question, Elliot, est la suivante : sais-tu qui a pu faire ça à Zach ? Ou étais-tu présent lorsque son agression a eu lieu ?

– Non et non ! se dépêche de crier l’adolescent, le visage crispé par l’angoisse.

Les traits de son professeur se tirent.

– Calme-toi, Elliot. Réfléchis bien.

– Je ne sais pas, monsieur.

– Elliot. (Mr Dalton pousse un lourd soupir en fermant brièvement les yeux.) Je sais que tu fréquentes Nick et Anthony. (L’ado tressaille, ce qui n’échappe à son prof.) Mon garçon, si tu sais quoi que ce soit, il faut que tu me le dises. Il vaut mieux que ce soit moi que la police, non ?

Pétrifié par l’appréhension et la honte, Elliot se contente de dévisager son professeur sans rien dire.

– Tu as témoigné auprès de Mr Harrys concernant le harcèlement de Zach. Tu sais que Nick et Anthony ont une dent contre lui. Qui plus est, les invités de Lily Rose ont indiqué qu’ils avaient tenté de s’introduire dans la fête. Ils ont ensuite disparu. La police les a interrogés ; Nick et Anthony affirment être restés dehors cette fameuse nuit. Mais personne ne peut indiquer où ils étaient à partir de minuit jusqu’au lendemain matin. Est-ce que tu les as vus ?

Sans savoir quoi faire, Elliot observe les maisons de l’autre côté de la rue. Des dizaines de familles y vivent paisiblement. Comme il le faisait autrefois. À partir de quand a-t-il basculé du mauvais côté ?

– Je ne peux rien dire, monsieur. Parce que je ne sais pas ce qu’ils faisaient à ce moment-là. J’étais chez moi.

Son professeur hoche lentement la tête. Un soupçon de soulagement s’empare de l’adolescent : Mr Dalton serait-il satisfait de ses réponses ?

– Quelqu’un peut-il confirmer ta présence chez toi du 20 au 21 juin ?

– Euh… mes parents. Mais ils sont au boulot, faudra repasser plus tard.

Elliot lance une courte prière pour que son père ou sa mère ne soient pas passés dans sa chambre alors qu’il était absent. Mais il ne pense pas que ce soit le cas, ses parents l’auraient déjà interrogé autrement.

– Je repasserai, alors, confirme son professeur avant de lui adresser un sourire grimaçant. Merci pour tes réponses, Elliot.

– C’est normal, bredouille-t-il d’un ton étranglé. À bientôt, Mr Dalton.

– Passe de bonnes vacances.

Alors même qu’il s’est éloigné et que la porte s’est fermée derrière lui, Elliot sent encore le regard insistant de son professeur. Il a le front et la nuque en sueur. Les mains qui tremblent.

Ils savent. Mr Dalton, le père de Zach, la police, le directeur… Quelqu’un sait. Combien de temps avant qu’ils n’obtiennent les preuves incriminantes ? Combien de temps avant que la vérité éclate, que les connaissances d’Elliot apprennent qu’il a été complice d’une tentative de meurtre ?

Sans pouvoir se retenir plus longtemps, l’adolescent fond en larmes.

C’est tout ce que tu mérites, d’être découvert, souffle méchamment une voix dans son esprit.

Prostré sur le parquet du hall d’entrée, Elliot se tient la tête. Puis il ferme les yeux.

Oui, c’est tout ce qu’il mérite.

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