Chapitre 91
91
Sofia
Les muscles du cou raides, Sofia s’efforce de se détendre, volant à la main. C’est elle qui conduit pour se rendre chez les Greenlight. Sur le siège passager, Mark se frotte nerveusement les mains. Il a dû perdre dix kilos en l’espace de deux mois. Et prendre dix ans.
Sofia et Philip l’invitent régulièrement à la maison, pour lui rappeler qu’il n’est pas seul, pour éviter qu’il se morfonde dans son foyer vide, par deux fois brisé.
– Nous sommes bientôt arrivés, déclare l’urgentiste en jetant un coup d’œil au rétroviseur intérieur, où elle aperçoit les visages tendus de Mr Dalton et d’Oliver Dent.
Les deux hommes, avec Mark, se sont renseignés tout l’été sur trois camarades de Zach qu’ils soupçonnent d’être impliqués dans l’agression. Parmi eux, Sofia connaît bien Anthony.
Une flèche brûlante de colère lui perce la poitrine lorsqu’elle se remémore le sourire poli qu’a affiché l’adolescent la première fois qu’elle l’a rencontré. Les magnifiques bouquets de fleurs qu’il a amenés lorsque Lily Rose l’invitait à la maison. Ses traits d’humour et son charme indéniable qui ont ravi sa fille et lui ont volé son cœur. Un cœur qu’il a brisé sans hésiter en lâchant Lily Rose du jour au lendemain et en se montrant agressif à son encontre.
Il est plus que temps qu’Anthony Greenlight reconnaisse ses torts.
Les Greenlight vivent dans une jolie villa en périphérie de Daree. Après avoir garé le 4x4 sur le trottoir opposé, les quatre adultes traversent la route puis vont sonner. Un imposant portail d’un rouge sombre leur barre l’entrée. Heureusement pour eux, le soleil est caché derrière une mer de nuages, leur épargnant d’attendre sous ses rayons torrides.
– Oui ? finit par grésiller une voix masculine depuis le petit interphone fixé à côté du portail.
– Bonjour, se présente aussitôt Sofia d’un ton qui se veut détendu, je m’appelle Sofia Daniels. Je suis la mère de Lily Rose, l’ex-petite-amie de votre fils.
– Oh oui, je me souviens de vous ! s’exclame Mr Greenlight avant de s’enquérir poliment : Vous êtes venue pour parler de votre fille ? J’ai entendu dire que sa séparation avec Anthony s’était mal passée… Je suis navré de la nonchalance de mon fils.
– Non, non, répond aussitôt Sofia avec précipitation. C’est… de l’histoire ancienne. Lily Rose est, heureusement, passée à autre chose. Je suis venue pour savoir si je pouvais rencontrer votre fils. Je suis accompagnée.
– Oh ? Euh, eh bien… C’est à quel sujet ?
– Vous avez dû voir la nouvelle dans le journal, mais le fils de mon voisin a été agressé pendant une fête que Lily Rose a organisée.
– Oh, oui, soupire l’homme d’une voix amère. J’en ai entendu parler. La police a interrogé Anthony à ce propos, car… il faisait partie des harceleurs de ce pauvre garçon.
Derrière Sofia, Mark lâche un grognement étouffé. L’homme doit bouillir intérieurement. Et devoir faire face aux parents de l’un des ados qui a ruiné la vie de son enfant ne va pas être une partie de plaisir.
– Vous voulez poser des questions à Anthony sur cette agression, c’est ça ? comprend Mr Greenlight d’un air fatigué avant d’ajouter : Très bien, entrez.
Le portail émet un discret grincement avant de s’ouvrir en coulissant le long du mur. À pas lents, les quatre adultes s’avancent dans la cour pavée. La villa n’est pas immense, mais très bien entretenue, avec une architecture à influence hispanique.
Avant qu’ils n’atteignent le perron, la porte d’entrée aux montants ouvragés s’ouvre grand sur un homme en t-shirt et short blancs. Sofia lui retrouve la même tignasse de cheveux châtains que son fils. En reconnaissant Mark derrière elle, Mr Greenlight écarquille ses yeux bleus.
– Mr Grace ?
– Mr Greenlight, le salue Mark d’un ton mesuré, l’air distant.
– Je… Je vous présente mes condoléances pour Zachary.
– Il n’est pas mort ! intervient brusquement Oliver Dent dans un élan de colère.
Perplexe, Mr Greenlight lui jette un regard désabusé puis grimace.
– Excusez-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire… Mais son coma ne doit pas être facile à vivre non plus.
– En effet, confirme Mark en s’avançant pour lui serrer la main. Il s’agit d’Oliver Dent, le père biologique de Zach.
– Enchanté, lance le père d’Anthony en tendant la main à Oliver après avoir serré celle de Mark.
Une fois les présentations terminées, Mr Greenlight les invite à entrer puis à s’installer dans un salon protégé par une véranda. Dans un silence gêné, les quatre adultes s’assoient sur le mobilier de bon-goût et patientent. Leur hôte est allé chercher des rafraîchissements et son fils.
Trois minutes plus tard, Anthony déboule des escaliers, l’air contrarié. Il a les cheveux en bataille, comme s’il venait de se réveiller d’une longue sieste.
– Anthony, tu veux bien t’installer dans le salon ? lui lance son père depuis la cuisine, où il remplit six verres de limonade fraîche.
Le visage fermé, les mâchoires serrées, l’adolescent ne répond rien et se laisse nonchalamment choir sur le siège le plus éloigné des quatre adultes. Les mains crispées sur ses cuisses, Sofia le dévisage. Il a le teint halé par le soleil et l’air reposé. Son mois de vacance en Australie a dû aider. C’est pour cela qu’ils n’ont pas pu l’interroger avant : la famille Greenlight a quitté le continent pendant le milieu d’été et ne sont de retour que depuis quelques jours.
D’un coup d’œil par-dessus son épaule, Sofia observe les réactions de ses compagnons. Oliver Dent semble bouillir de l’intérieur, Mr Dalton analyse calmement l’environnement et Mark toise Anthony d’un air morose.
– Et voilà les limonades, annonce Mr Greenlight en débouchant de la cuisine avec un plateau. Au fait, vous excuserez ma femme, elle est en sortie shopping avec des amies.
– Aucun souci, le rassure Mark avec un sourire poli. Nous souhaitons simplement nous entretenir avec votre fils.
– J’ai rien à vous dire, lâche aussitôt celui-ci d’un ton mordant.
Son père lui jette un regard de mise en garde en servant les verres un à un. Visiblement irrité, Anthony détourne les yeux puis croise les bras.
– Tu dois être au courant de ce qui est arrivé à Zach, lâche Mark sans préambule.
– Évidemment. Tout le monde est au courant.
– Tu étais à la fête de Lily Rose ? intervient Sofia, adoptant la même stratégie directe que son ami.
– Vous devriez savoir que je n’étais pas convié, réplique l’adolescent avec un sourire aigri.
– Oui, mais ma fille m’a dit que Nick et toi aviez tenté de rentrer. Est-ce que vous y êtes parvenus ?
– Non, on s’est fait rembarrer. Ça aussi, vous devez le savoir.
Agacée, Sofia avale rapidement quelques gorgées de limonade. Le liquide frais et citronné lui fait du bien. Elle connaît le garçon ; elle sait combien il est fourbe et manipulateur. S’ils veulent apprendre quelque chose de la bouche d’Anthony, il va falloir se montrer subtil et malin.
– Et, une fois que Nick et toi êtes repartis, reprend posément Mark en se laissant aller dans son fauteuil, qu’avez-vous fait ?
– Vous êtes la police, ou quoi ? le raille Anthony d’un ton provoquant.
Un éclat de colère froide traverse les yeux de Mark, qui se tend légèrement.
– Non, mais c’est mon fils qui est actuellement dans le coma.
Un silence glacé s’abat sur eux. Embarrassé, Mr Greenlight jette un regard sévère à son fils.
– Anthony, réponds à leurs questions, s’il te plaît.
– Je disais… reprend Mark en s’efforçant de maîtriser le tremblement nerveux de sa voix. Qu’avez-vous fait, Nick et toi, après avoir été refoulés de la soirée ?
– On a traîné, marmonne l’adolescent en observant son jardin par les baies vitrées. Rien de plus. Au bout d’un moment, comme on avait rien à faire, on est rentrés chez nous.
– Il y a des gens qui vous ont aperçus, entre le moment où vous êtes partis de chez Lily Rose et celui où vous avez regagné vos maisons ?
– J’en sais rien, grogne Anthony en roulant des yeux. Il faisait nuit, j’ai pas fait gaffe à qui nous voyait.
L’air pensif, Mark se tait. Profitant du silence qui s’est installé, Mr Dalton intervient :
– Anthony, j’ai rendu visite à Elliot, il y a un mois et demi. Il m’a dit qu’il n’était au courant de rien, qu’il ne vous avait pas vus, Nick et toi, lors de cette fameuse nuit…
– Eh bien, il dit la vérité, maugréé Anthony d’un air las.
– Néanmoins, ajoute Mr Dalton en se penchant en avant, il semblait nerveux. Très nerveux.
– Il est toujours nerveux. Ce qui est arrivé à Zach a dû le chambouler.
– C’est vrai, acquiesce le professeur d’histoire d’une voix lente. Malgré tout, Anthony, je crois qu’Elliot nous a mentis.
Un murmure parcoure le groupe. Mr Dalton adopte une stratégie osée. En laissant sous-entendre que des soupçons pèsent sur Elliot, peut-être Anthony se décidera-t-il à avouer quelque chose.
– Ça fait plus de vingt ans que j’enseigne, ajoute le professeur d’un ton assuré. Je sais reconnaître les menteurs des personnes honnêtes. Et Elliot est un menteur.
– J’y peux rien, moi, râle Anthony en roulant des yeux. J’ai rien à voir avec lui.
– Vous avez pourtant harcelé Zach ensemble, susurre Mark en le dévisageant avec animosité.
Pendant quelques instants, Sofia craint qu’il se laisse aller à la colère. Néanmoins, son ami soupire, ferme les yeux et s’efforce au calme.
– Et Elliot nous a dénoncés auprès du directeur, réplique avec agacement l’adolescent. C’est plus notre pote.
Apercevant une faille dans laquelle s’engouffrer, Sofia lâche soudain :
– Et si Elliot voulait se racheter ? Et s’il savait quelque chose, mais nous le cachait pour vous protéger ? Pour essayer de se racheter à vos yeux ?
Un rire amer s’étrangle dans la gorge de l’ado puis s’en échappe.
– On se parle plus. Si ce gars sait quelque chose, j’ai aucune idée de ce que c’est.
Sofia plisse les yeux, se mordille la lèvre. Anthony est nonchalant depuis le début. Orgueilleux et hautain. Il ne laisse rien paraître si ce n’est une irritation et une provocation toutes adolescentes.
– Tu es au courant que tu es le suspect principal, à l’heure actuelle ? lâche Mark au bout de quelques secondes de silence.
Une ombre traverse les yeux de l’adolescent, qui plisse les lèvres d’un air maussade.
– Je sais.
– Et tu es pour moi le parfait coupable, ajoute Mark d’un ton rauque.
Avant que l’adolescent ne s’indigne, il ajoute d’une voix forte et puissante :
– Tu harcèles Zach depuis son entrée en seconde, tu l’as tabassé à plusieurs reprises cette année et tu crèves de jalousie envers lui depuis ta séparation avec Lily Rose.
Le rouge monte brusquement aux joues d’Anthony, qui bafouille de colère :
– V-Vous… Vous ne savez rien. Vous vous trompez.
– Vraiment ? grince Mark d’un air menaçant.
L’adolescent déglutit péniblement et jette un regard à son père, qui fronce les sourcils. Mr Greenlight ne semble pas enclin à aider son fils. Pas cette fois. Pas alors qu’il a peut-être dépassé les bornes.
– Nous n’avons aucune preuve, pour l’instant, c’est vrai, reconnaît Mark avec un soupir. Néanmoins, Anthony, je ne compte pas laisser les personnes qui ont fait ça à Zach impunies.
Les traits tirés et les dents serrées, l’ado ne répond rien.
– Trois coups de couteau… assenés dans un acte de rage, de pure folie. Si l’agresseur de Zach avait voulu le tuer, il aurait pris une arme à feu ou lui aurait tranché la gorge. S’il voulait le dépouiller, il aurait fait ses poches. Mais rien de tout ça n’est arrivé. (D’un regard lourd, Mark dévisage Anthony, semble fouiller son âme empoisonnée, teste ses limites.) L’agresseur de mon fils voulait simplement le faire souffrir.
Perturbé par la présence imposante de Mark, Anthony baisse les yeux en grognant. Il a les bras croisés autour de la poitrine, le pied qui tape irrégulièrement le sol.
– Vous avez d’autres questions ? s’enquiert Mr Greenlight, qui a perçu le malaise de son fils. Si non…
– Nous allons partir, le rassure Mark avec un sourire gelé.
Sofia n’ose pas rétorquer. Mr Dalton acquiesce puis jette un coup d’œil à Oliver Dent, qui semble offusqué de la rapidité de leur échange. L’ingénieur, constatant qu’il est le seul dans cet état, se reprend puis accepte la fin de la discussion.
– Merci pour la limonade, lance Mr Dalton d’un ton sincère en levant légèrement le verre.
– Avec plaisir, souffle Mr Greenlight avant de les raccompagner vers le hall d’entrée. Si jamais vous avez besoin de nouveaux renseignements…
– Nous vous contacterons, complète Sofia avec assurance. Merci d’avoir accepté de nous laisser voir Anthony.
– C’est normal. J’ai été atterré d’apprendre ce qu’il faisait vivre à Zachary. (L’homme grimace en jetant un coup d’œil à Mark.) Même si je reste persuadé que mon enfant n’est pas un meurtrier.
– Bien sûr, murmure Sofia, plus pour le rassurer que par réelle conviction. Nous vous tenons informé de l’évolution de la situation.
– Oui, merci. (L’homme leur serre tour à tour la main tandis qu’ils franchissent la porte.) À bientôt, Madame, Messieurs.
Les quatre adultes ne se retournent pas tandis qu’ils sortent de l’enceinte de la villa. Une fois le portail refermé derrière eux, Sofia échange un long regard avec Mark.
– Il n’est pas réglo, marmonne-t-elle en croisant les bras.
– Évidemment qu’il est pas réglo ! s’agace Oliver en jetant les bras au ciel. Ce gamin est un taré ! Même s’il n’est pas impliqué dans l’agression de Zach, il reste l’un de ses harceleurs.
Mark, qui est resté silencieux jusqu’ici, finit par claquer la langue.
– Anthony sait que nous le soupçonnons. Et il sait que nous sommes prêts à tout pour découvrir la vérité. (L’air pensif, il lève les yeux jusqu’à la villa.) Nous avons créé une brèche dans sa confiance absolue. Ne reste plus qu’à espérer qu’elle s’ouvre suffisamment pour qu’il craque.
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